Fruit d’un travail de doctorat quasiment restitué ici en l’état, l’ouvrage dense et novateur de Vincent Lemire retrace l’histoire urbaine de Jérusalem à travers une porte d’entrée peu investie et rarement documentée par la communauté scientifique : l’eau. Cet angle d’approche permet à l’auteur de démythifier le passé de la ville en donnant à voir son caractère profane saisi à l’aune des réseaux techniques urbains et des actions et enjeux de vie au quotidien.
Une approche originale de Jérusalem : l’hydrohistoire
L’ouvrage part des années 1840, au moment où la croissance démographique et urbaine naissante de Jérusalem fait émerger une certaine « obsession hydraulique » (p. 25), et s’achève en 1940, alors que la construction d’un réseau d’adduction d’eau potable « moderne » a définitivement résolu, sur le plan technique, la question de « la soif de Jérusalem ». Le suivi du jeu complexe des acteurs parties prenantes de la gestion des ressources hydrauliques sert ici d’observatoire à l’analyse de processus et dynamiques socio-politiques rarement soulignés dans les études de cas sur Jérusalem, tels l’existence d’une société urbaine avec ses codes de citadinité et ses notables, la formation de nouvelles classes sociales et l’irruption de conflits entre elles ou encore l’émergence d’une opinion publique locale et d’espaces de débat. En cela, l’ouvrage pousse à regarder autrement Jérusalem, d’ordinaire appréhendée selon des problématiques plutôt géopolitiques ou communautaires, et démontre très largement la pertinence de la nouvelle méthode historique dont Vincent Lemire se fait le défenseur : l’hydrohistoire.
La soif de Jérusalem est organisée autour de trois « temps » historiques qui, sans constituer des périodes chronologiques étanches, permettent à l’auteur de saisir des césures spécifiques. Le premier temps court de 1840 à 1880 et met en scène les voyageurs, philanthropes et surtout archéologues européens, qui cherchent à faire renaître « l’âge d’or » de la Jérusalem biblique au travers des traces laissées par les anciennes canalisations et sources d’eau de la ville – ce que Vincent Lemire nomme joliment « la mémoire de l’eau ». Ce faisant, ces érudits contournent la ville réelle en effaçant de leurs descriptions et analyses de nombreux aspects de l’histoire ottomane. Derrière les récits de voyageurs et les publications de scientifiques, l’ouvrage montre les ambiguïtés des entreprises coloniales de l’époque, qui mêlent logiques financières et spéculatives, rhétorique du don et messianismes religieux.
Le deuxième temps, ou « temps de l’administration de l’eau », met en avant les ingénieurs qui se posent en « experts » de la question de l’eau entre 1860 et 1910. Plus précisément, c’est la figure de l’ingénieur municipal qui émerge à partir des années 1880, dans un contexte marqué à la fois par l’expansion démographique et urbaine de Jérusalem, et la volonté des autorités locales d’affirmer leur souveraineté politique sur la ville. L’ingénieur Georges Franghia, sujet ottoman d’origine grecque, se distingue alors en contribuant à la modernisation du réseau hiérosolymitain. Il aborde la question de l’eau du seul point de vue technique et œuvre, du même coup, à la sécularisation du dossier hydraulique en éliminant des rapports d’évaluation réalisés sur la ville toute référence biblique.
Enfin, le troisième temps – celui des militaires (1900-1940) – coïncide avec le remplacement des autorités impériales ottomanes par les forces britanniques, qui militarisent la gestion de l’eau en 1917 pour répondre aux besoins de leurs troupes d’occupation, puis pour contrer les premiers actes de « la guerre de l’eau » (p. 355). Il est vrai que l’époque est marquée par la cristallisation de discours nationalistes – juifs et palestiniens – autour d’enjeux hydrauliques. Ainsi, les leaders de la communauté juive de Jérusalem et du mouvement sioniste défendent l’idée d’une conquête matérielle du territoire palestinien par la prise de contrôle des réseaux techniques urbains. Ce militantisme instaure progressivement une « fracture hydraulique » (p. 475) entre la partie occidentale de la cité, peuplée principalement d’immigrants juifs récemment installés dans de nouveaux quartiers raccordés au réseau d’adduction d’eau « moderne », et la partie orientale de la ville, arabe dans sa grande majorité et quasi exclusivement approvisionnée par des moyens « traditionnels », telles les sources et les citernes. Du côté palestinien, le processus de judaïsation démographique et hydraulique de la ville est principalement interprété comme un signe annonciateur de la volonté d’accaparement de la terre et des ressources de la Palestine par le mouvement sioniste. Les premières revendications d’une identité arabe palestinienne émergent ainsi au sein de la paysannerie palestinienne autour de la question de l’eau, comme en 1936, lorsque des actes de sabotage sont perpétrés à l’encontre de la nouvelle canalisation de Ras el-Aïn qui approvisionne en eau Jérusalem – et, plus particulièrement, ses quartiers juifs « occidentaux ».
L’étude de Vincent Lemire souligne également l’existence de nombreuses permanences dans la gestion de l’eau à Jérusalem. En premier lieu, tous les acteurs considérés investissent le secteur des réseaux hydrauliques, parce que ces derniers constituent des marqueurs de l’espace et du temps qui permettent d’asseoir des positions plus ou moins hégémoniques face à leurs concurrents potentiels et de développer des stratégies d’occupation de terrain. À cet égard, le recours constant à la rhétorique de la générosité et à la logique du don ne cesse de dissimuler des préoccupations de contrôle. En second lieu, l’attentisme et le « bricolage » constituent les modes privilégiés de gestion du problème hydraulique à Jérusalem par les acteurs publics, alors que les discours performatifs sur la grandiloquence de l’action sont légion. Les crises pluviométriques nombreuses que connaît Jérusalem à l’époque étudiée sont particulièrement révélatrices de processus décisionnels « ralentis » ou « bloqués », soit par des « pesanteurs » bureaucratiques, soit par l’absence de volonté politique, soit par la permanence de problèmes techniques ou encore le manque de moyens financiers. Enfin, ce qui frappe, c’est combien le basculement de la Palestine dans la « modernité » aux confins du XXe siècle s’est accompagné de problèmes et pratiques politiques toujours d’actualité. Il en est ainsi, par exemple, de l’instrumentation du droit et de l’expertise à des fins politiques, de l’internationalisation d’enjeux a priori locaux ou de la question de la commercialisation/fiscalisation de l’eau et ses effets sociaux.
Un ouvrage riche de par ses sources archivistiques
La richesse et l’apport de l’ouvrage proviennent aussi des sources archivistiques sur lesquelles l’auteur s’est appuyé qui, non seulement, sont diverses, mais parfois aussi inédites. Vincent Lemire a, en effet, mobilisé des données manuscrites provenant tout autant des archives ottomanes d’Istanbul que des fonds diplomatiques britannique et français, des organisations et institutions liées au mouvement sioniste, des juridictions islamiques (dont celles du Waqf), ou encore de la municipalité de Jérusalem et de donations privées. L’auteur a également eu recours à de nombreux ouvrages et brochures imprimés, dont beaucoup datent de la seconde moitié du XIXe siècle et sont le fait de scientifiques, voyageurs ou missionnaires européens. Il a, enfin, dépouillé de nombreux articles de presse en partant, notamment, des fonds documentaires de plusieurs revues publiées dans les années 1860 et jusqu’aux années 1930. Parmi toutes ces sources, celles qui apportent le plus à l’analyse proviennent des archives municipales de Jérusalem – qui étaient jusque-là inconnues des chercheurs et dont Vincent Lemire nous fait découvrir l’ampleur et le potentiel documentaire.
L’ensemble de ces documents permet, par ailleurs, à l’auteur de donner à voir certains moments de l’histoire de Jérusalem jusque-là occultés. Beaucoup d’entre eux sont retracés d’une façon savoureuse, dans un style qui invite au voyage ou à l’attachement à l’égard des « personnages » invoqués, et contribuent, ce faisant, à ce que la lecture de cet ouvrage dense constitue un moment de plaisir.
Au-delà, la richesse de l’analyse tient au fait que l’auteur fait en permanence dialoguer ses sources qui, dans beaucoup de cas, paraissent a priori inconciliables. La partie consacrée aux chantiers de restauration de l’aqueduc méridional de Jérusalem en 1863 témoigne ainsi, par exemple, d’une véritable « discordance de sources » (p. 229) entre « les descriptions de ruines rédigées par les explorateurs occidentaux » (p. 247), qui accréditent l’idée d’une passivité des autorités ottomanes, « et les comptes rendus de travaux consignés par les fonctionnaires ottomans » (p. 247), qui vont dans le sens d’un entretien régulier des infrastructures existantes. De tels « écarts » de discours renvoient aux différents héritages dont les acteurs de la politique de l’eau se prévalent pour inscrire et légitimer leurs actions dans la durée. Cette question de la représentation de la ville vue au travers de ses « mémoires contiguës » (p. 25) est, selon nous, l’un des aspects les plus originaux de l’ouvrage.
La remise en cause d’idées reçues tenaces sur Jérusalem
Enfin, l’apport de l’ouvrage provient du fait qu’il remet en cause tout un tas d’idées reçues sur Jérusalem, souvent colportée par la littérature orientaliste. Sous la plume des érudits européens de la deuxième moitié du XIXe siècle, la gestion ottomane de la cité – et plus particulièrement celle des infrastructures hydrauliques – est, en effet, décrite comme inexistante ou uniquement constituée de décisions ayant pour résultat de « bloquer » les politiques de modernisation engagées ou désirées par leurs coreligionnaires et autorités politiques en Terre sainte. Or, ce qui apparaît à la lecture de l’ouvrage est tout autre : les autorités ottomanes ont non seulement fait preuve de capacités d’initiative pour ériger ou réhabiliter certaines infrastructures hydrauliques afin de répondre aux besoins en eau de la cité, mais elles ont aussi développé des facultés d’adaptation et un savoir-faire gestionnaire.
En outre, l’auteur remet en cause la grille de lecture consistant à expliquer le fait politique et social à Jérusalem uniquement au travers du prisme religieux et communautaire. Il démontre ainsi qu’il n’y a point eu « confiscation musulmane de la ressource hydraulique » (p. 221) dans la Ville sainte à l’époque ottomane, quand bien même les populations chrétiennes et juives n’ont pas eu, durant longtemps, accès aux sources d’eau souterraines de la mosquée sacrée (ou Haram). De la même façon, en soulignant que les questions hydrauliques peuvent soit structurer des conflits de classes, soit conduire à des moments festifs et de célébration conjointe dans la cité, il défend l’idée qu’il n’y a pas que des querelles « de clocher » à Jérusalem et révèle, au-delà, qu’une société urbaine et une conscience citadine sont en passe de s’y constituer.