La Part de l’eau paraît dans un contexte de tension croissante entre l’usage de territoires toujours plus fortement anthropisés et certains effets des dérèglements climatiques en cours. Si la plupart des sociétés ont connu les crues et les inondations, des risques intensifiés mettent à mal l’équilibre fragile entre fleuves et activités humaines. Le questionnement que propose Frédéric Rossano [1] est nécessaire, car il est formulé par un paysagiste-concepteur, dont la fonction est d’imaginer et de dessiner des espaces publics, tout en étant sensible aux milieux vivants, au-delà des seuls usages humains.
Cet ouvrage propose donc une réflexion sur le lien que nous entretenons avec les fleuves, leurs débordements et leurs conséquences, tissant une relation souvent déséquilibrée. Son titre fait écho à ce problème : quel équilibre peut-on établir entre une force destructrice imprévisible et une action technique d’« aménagement », en majorité violente et inefficace ? Il s’agit de donner une place plus juste à chacun, afin de permettre que fleuves et humains prennent leur part respective.
L’ouvrage est composé de cinq chapitres distincts, avec un argumentaire qui suit un fil chronologique. « Dieu, la rivière et l’ingénieur » en est le premier volet. Il s’ouvre par des considérations sur l’imaginaire collectif et mystique de l’eau fluviale qui imprègne nos sociétés, puis se focalise sur les décisions politiques qui, à partir du XVIIIe siècle, ont transformé en profondeur les paysages de l’eau dans le contexte français. Dans « Nouveaux paysages combinatoires » et « La gestion des crues comme grand projet de territoire », les chapitres suivants, l’auteur analyse et critique des projets de paysage récents qui ont cherché à interroger les usages liés aux cours d’eau, en France et à l’étranger. Il explique ces démarches, en montre les difficultés, identifie des contradictions, puis ouvre dans « Paysages élastiques pour un futur incertain » et dans l’« Épilogue : vivre avec son temps » de nouvelles façons de concevoir les projets de paysage. L’auteur déploie une vision subtile des risques liés à l’eau, et propose d’admettre la part inconnue des forces naturelles, sans basculer vers un catastrophisme qui tend à figer les décisions politiques.
Des récits ancestraux face à une vision progressiste et rationnelle de l’eau
Frédéric Rossano met en lumière la persistance et l’ancienneté de la symbolique contradictoire de l’eau : dans la Bible, déjà, elle est à la fois synonyme de renaissance et de destruction, perçue comme une punition divine, mais aussi comme une opportunité de se reconstruire. Le Dictionnaire des symboles (1997) confirme ainsi que si l’eau est affiliée à la mort, dans nombre de cultures, elle permet aussi le renouveau, la fécondité, le retour de l’abondance : « Les significations symboliques de l’eau peuvent se réduire à trois thèmes dominants : source de vie, moyen de purification, centre de régénérescence. » Il existe donc de longue date, chez l’être humain, une compréhension du caractère incertain des fleuves. L’Eau et les rêves, de Gaston Bachelard, étude sur les liens poétiques et rêvés avec cet élément, montre à quel point les attitudes humaines sont polyvalentes à son égard.
L’auteur décrit ensuite un moment de bascule, une rupture franche dans la perception des fleuves. Les projets colossaux initiés par Louis XIV à Versailles et l’assèchement des marais pour prendre les pleins pouvoirs sur les éléments naturels apparaissent comme les marques de ce changement de vision. Michel Baridon notait dans Les Jardins (1998) : « À propos des eaux que l’on faisait monter de l’étang de Clagny, l’évêque de Fréjus écrivait à Colbert : “Enfin on peut dire avec vérité que notre roi, après avoir soumis des provinces entières, a dompté tous les éléments, ayant forcé la terre et l’air à nourrir et conserver les plantes…” » Maîtriser l’eau serait donc une victoire pour le monarque, le signe de sa puissance divine.
Pourtant, au XVIIIe siècle, des divergences apparaissent : les philosophes voient l’eau comme une force sauvage, somptueuse et inaltérée (Rousseau en particulier). Mais les fleuves sont aussi conçus comme des forces à conquérir, raisonner et dompter. L’auteur relève une fracture au XIXe siècle, avec une volonté de corriger les fleuves, de les canaliser afin qu’ils prennent part au « progrès » technique. Cette gestion est donc liée à un projet politique, bien identifié dans les discours de Napoléon III, qui compare le dressage fluvial au cantonnement de la Révolution : « Tout me fait espérer que la science parviendra à dompter la nature. Je tiens à l’honneur qu’en France, les fleuves, comme la révolution, rentrent dans leur lit, et qu’ils n’en puissent plus sortir » (Bonaparte, 1857, cité dans Méjean, 1996, puis ici par Rossano). Cette nouvelle façon d’agir sur la ressource hydrique, par le biais de barrages et de canalisations, se fait de façon très ponctuelle, sans considérer l’entité fleuve dans son fonctionnement plus large. Ce choix a des conséquences lisibles : les corrections forment comme des sutures, peu cohérentes les unes au regard des autres.
Les cours d’eau deviennent petit à petit un outil de travail, une source d’intérêt ; l’endiguement permet de limiter les mouvements naturels des rivières et la stagnation des eaux. Or, ce phénomène était devenu un facteur de peur chez les populations, effrayées par les maladies qui y étaient associées, comme le choléra et le paludisme. L’auteur évoque ces épidémies dans la partie « L’hygiène du drainage » (p. 57-59) et décrit en particulier l’exemple des marais à proximité du Rhin, ainsi que du Rhône et ses affluents. La rationalisation des fleuves apparaît donc comme un facteur d’équilibre dans le paysage français, et à l’échelle européenne. Elle est vectrice d’optimisme, malgré les diverses catastrophes naturelles qui ponctuent le siècle. Il est aujourd’hui avéré que « les travaux entrepris pour canaliser les cours d’eau et assécher les plaines étaient “à la fois responsables de la progression du paludisme et de sa régression” » (l’auteur cite Pautou et al. 1995, p. 45).
Des projets de paysage qui intègrent la question du débordement fluvial
La seconde partie de l’essai commente des projets de paysage récents, depuis la fin du XXe siècle. Les deux premiers territoires analysés portent sur les ébauches de la reconsidération des cours d’eau. La rivière Isar, à Munich, a été « rationalisée » de la fin du XVIIIe siècle à la fin des années 1950, afin de dompter son caractère aléatoire (digues, canalisation, barrage). Cette domestication permet d’accueillir les usages dits « modernes » : voies routières, urbanisation intense… Cependant, et malgré le caractère pollué du site, son lit majeur reste, en particulier pour les populations les plus jeunes, un lieu emblématique pour s’extraire de la cité. Les autorités comprennent dans les années 1980 que les espaces avoisinant le cours d’eau pourraient représenter des lieux publics attractifs. Ils lancent donc un concours, après avoir conçu un plan favorisant le développement des milieux naturels et la conception d’espaces publics. Deux paysagistes, Irene Burckhardt et Winfried Jerney, sont désignés lauréats en 2005, après une vive polémique sur le choix du projet. L’ambition de la commande est cohérente : il ne s’agit ni de « renaturer » le cours d’eau sans impliquer la population, ni de favoriser cette dernière en faisant fi du milieu. Chacun a sa part dans le projet. L’auteur relève cependant que les réponses au programme pourraient être qualifiées de « pastiches » malgré les ambitions des paysagistes : le lit a été élargi, les berges dessinent des contours plus souples… mais l’espace allégué au cours d’eau est limité, et le canal historique tend à se reformer. Avec cette étude de cas, Rossano montre que si les ambitions de renaturation du cours d’eau sont louables, les concepteurs ont manqué d’outils techniques, hydriques pour répondre à la commande. L’esthétique rivulaire et vaporeuse se réintroduit toutefois au cœur de la ville, ce qui est en soi une nouvelle manière de réintroduire une culture du risque lié à l’eau.
Le second projet étudié permet d’introduire une échelle territoriale dans la conception paysagère, ainsi qu’une temporalité plus longue, en adéquation avec les problématiques fluviales, puisqu’il s’imagine entre 1990 et 2030. On se focalise ici sur le Rhône suisse, dans sa section en amont du lac Léman, dans la région du Valais. L’auteur retrace l’histoire de ses aménagements. Après une série d’inondations au cours du XIXe siècle (en 1855, 1857 et 1860) puis une crue majeure en 1935, les autorités cherchent à contraindre le fleuve par un jeu de canalisations et d’endiguement, jusque dans les années 1980. On parle de « correction » du Rhône. Dès le départ, les conséquences sont tangibles sur les activités humaines, en particulier l’exposition des populations à des événements violents (inondation de quartiers construits sur des zones inondables, ruptures de digues…). Si le risque d’inondation a souvent mené à la contrainte des cours d’eau, il peut aussi engendrer une prise de conscience, documentée par des recherches sociologiques récentes. Séverine Durand (2014), sociologue, montre comment certaines villes [2] ont été construites sur des territoires à risque, sans prendre en compte l’aléa. La catastrophe advenue, les autorités locales prennent des décisions pour faire muter le rapport de la ville à son paysage.
C’est dans les années 1990, après une inondation de grande ampleur, qu’est décidé un élargissement du Rhône, à l’échelle anticipée des besoins de 2030. Le projet cherche à concilier des ambitions qui ne sont pas nécessairement complémentaires : production hydroélectrique, étalement urbain, agriculture intensive, loisirs, écologie alluviale… Les agences fédérales suisses formulent des intentions générales allant dans le sens d’une meilleure appréhension du cours d’eau, en lui laissant plus de place que lors de ses canalisations successives. L’auteur soulève la problématique du dialogue entre acteurs pour faire advenir de tels projets : les protagonistes sont multiples, interagissent parfois ponctuellement, n’ont pas le même vocabulaire… Par ailleurs, les paysagistes ont été contactés trop en aval du projet. Il insiste donc sur la nécessité de faire interagir écologues, ingénieurs et paysagistes afin de trouver des solutions techniques, à la juste échelle et de manière durable pour concevoir ces aménagements censés accueillir le risque plus que le contraindre, ou l’invisibiliser.
Quelles perspectives pour cohabiter avec des risques qui s’accentuent ?
Le paysagiste termine l’ouvrage sur des recommandations pour reconsidérer notre façon d’appréhender le risque. Il ne s’agit plus d’idéaliser le caractère figé de la nature, à côté de laquelle on pourrait divaguer sans peur. L’auteur met aussi en garde contre un certain catastrophisme, qui a tendance à raidir notre lien à l’élément et donc les projets hydriques. Il s’agit de rester en éveil face aux menaces, de trouver des solutions flexibles face à des problèmes qui tendent à s’accentuer avec le dérèglement climatique. L’essai, en amont de cette perspective, ouvre un champ particulièrement réjouissant (dans la partie « Sion-sur-Rhône : l’atelier de projet comme brise-glace », p. 168 sq.), avec un projet urbain et paysager conçu par les étudiants de l’école polytechnique de Zurich (figure 1). Les élèves ont saisi l’échelle territoriale, dessiné des projets inondables malgré les extensions urbaines, mis en lumière des milieux écologiques. L’auteur note qu’ils sont parvenus à proposer des projets « engageant l’ensemble du réseau hydraulique [...] avec pour objectif l’embellissement de la ville et son redéveloppement depuis le Rhône ». Cette approche a permis de faire réagir les gestionnaires de la ville, qui ont proposé par la suite, grâce à cet élan, d’organiser un concours « pour la reconfiguration du fleuve dans le territoire municipal ». Rossano montre donc à quel point l’éducation et la pédagogie sont de véritables ressorts pour développer des projets souples et attentifs aux risques hydriques présents et futurs.
« Atelier de projet Sion-sur-Rhône, ETH de Zurich : le fleuve comme agent de redéveloppement urbain. Plan et coupe-perspective sur le canal de délestage et l’île proposée, 2010. Paysagestion : projet lauréat du concours d’aménagement de Sion-sur-Rhône, vue perspective et plan d’ensemble, 2012. »
F. Rossano, La Part de l’eau. Vivre avec les crues en temps de changement climatique, Paris, Éditions de la Villette, 2021, p. 169.
Bibliographie
- Bachelard, G. 1942. L’Eau et les rêves, Paris : José Corti.
- Baridon, M. 1998. Les Jardins. Paysagistes, jardiniers, poètes, Paris : Robert Laffont.
- Chevalier, J. et Gheerbrant, A. 1997. Dictionnaire des symboles. Mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres, Paris : Robert Laffont.
- Durand, S. 2014. Vivre avec la possibilité d’une inondation ? Ethnographie de l’habiter en milieu exposé… et prisé, thèse de doctorat en sociologie, Aix Marseille Université.
- Méjean, A. 1996. « Utilisation politique d’une catastrophe : le voyage de Napoléon III en Provence durant la grande crue de 1856 », Revue historique, n° 597, p. 133-151.
- Pautou, G., Girel, J., Pautou, M.-P. et Grufiaz, R. 1995. « Hydrologie, paludisme et démoustication. L’exemple de la Région Rhône-Alpes », Revue de géographie alpine, vol. 83, n° 1, p. 33-52.