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Haïti après la catastrophe : camps, bidonvilles et crise du logement

En Haïti, les places publiques sont devenues, après le tremblement de terre de 2010, des lieux de campements spontanés des victimes déplacées par la catastrophe. Depuis, leur statut change pour devenir des lieux d’espoir de justice face aux inégalités d’une crise du logement généralisée. Comme dans d’autres contextes, occuper l’espace public apparaît comme un moyen de lutte pour le droit au logement.

Le 12 janvier 2010 à 16 h 53, Haïti subissait la catastrophe naturelle la plus dommageable de son histoire : un tremblement de terre de magnitude 7 à 7,3 sur l’échelle de Richter qui fit officiellement 316 000 morts, 350 000 blessés et 1,5 million de sans-abri [1]. Les dégâts les plus importants eurent lieu dans la conurbation de Port-au-Prince et dans la ville de Léogâne. Quatorze mois après la catastrophe, l’estimation du nombre de réfugiés toujours dans les camps de tentes était de 680 000 personnes (OCHA Haïti 2011, p. 2).

L’enquête qui suit a été réalisée du 6 au 15 mars 2011, principalement dans le camp de la place Boyer à Pétion-Ville, dans l’arrondissement de Port-au-Prince. Nous avons souhaité, plus d’un an après le séisme, évaluer les perspectives de relogement des déplacés et avons interrogé, à cette fin, une trentaine de réfugiés.

Place Boyer : un contraste de classe saisissant

La place Boyer, du nom d’un ancien président d’Haïti, est située au sommet de la colline constituant le centre commerçant de la commune de Pétion-Ville, lequel fut, pour l’essentiel, épargné par le séisme. Le quartier autour de cette place est, avec celui de la place Saint-Pierre toute proche, l’espace le plus prospère des environs et vraisemblablement du pays. Cette vitrine urbaine, succession d’habitations cossues, de représentations diplomatiques et consulaires, de boutiques de luxe et de restaurants huppés, accueille depuis le 12 janvier 2010, sur des hectares jusqu’alors dévolus à l’agrément de la bourgeoisie pétionvilloise, un camp spontané de tentes agglutinées entre les arbres, abritant quatre à cinq mille déplacés. L’endroit offre désormais une perspective paradoxale : un entour florissant enserrant une aire de toiles grises, sales, dégradées.

Allée, place Boyer © G. L’Étang

Le surgissement en ce lieu d’individus issus de milieux populaires, dans un dénuement total, fut dans un premier temps plutôt bien reçu par les résidents et habitués de la place. Mais à mesure que passent les mois, la cohabitation se fait plus difficile. La fixation des nouveaux venus est perçue de plus en plus comme une nuisance :

« “C’est une honte pour nous autres Haïtiens”, s’est emportée une cliente d’une banque commerciale à la place Boyer, Pétion-Ville, en jetant un regard sur les tentes couvrant cette place publique qui, avant le séisme, représentait l’un des endroits les plus prisés pour une promenade. […] Dans ce quartier où l’on retrouve les ambassades du Brésil et des Bahamas, des consulats de Suède et de Roumanie, la puanteur des eaux stagnantes et des toilettes mobiles mal entretenues – placées à l’entrée même des établissements diplomatiques – empeste l’atmosphère et dégage du même coup une mauvaise image du pays. » (Laurince 2010)

Dans ce même ordre d’idée, un commerçant de l’endroit s’est plaint auprès de nous de la dépréciation du lieu qu’entraînerait la présence du camp et de la conséquence de celle-ci sur les affaires : « Ces gens nous font perdre des clients, n’ont pas leur place ici. De plus, ils n’ont pas d’argent, n’achètent rien chez nous ». Il argua, en outre, de l’existence aux abords du camp de trafics divers. Mais pour lui, le risque le plus grand était sanitaire : la survenue en novembre 2010 d’un cas de choléra sous les tentes l’inquiétait [2].

Crise du logement, un problème persistant

Au moment de l’enquête, soit plus d’un an après la catastrophe, demeuraient place Boyer, comme dans les autres camps, des démunis sans emploi ou à l’emploi peu rémunérateur, provenant généralement de zones de bidonvilles où ils étaient locataires. Ceux qui présentaient un profil plus favorable avaient déjà quitté les villages de toile.

Si ce qui avait été perçu au départ comme une situation d’urgence tend à perdurer, c’est que la destruction de 105 369 habitations et l’endommagement de 208 164 autres, du fait du tremblement de terre (Haïti PDNA 2010, p. 80), n’ont été jusqu’alors que très partiellement compensés par les reconstructions et réparations [3]. Mais surtout, le cataclysme n’a fait qu’aggraver une pénurie préexistante d’habitations décentes. Pour Raquel Rolnik, rapporteur spécial des Nations unies sur le logement convenable, le problème est structurel :

« Le tremblement de terre, en aboutissant à la création des camps, a rendu visible un problème épineux qui existait déjà et qui n’était pas sous les feux des projecteurs […]. On ne peut pas parler de la question des camps ou des personnes déplacées en dehors de la problématique des quartiers populaires qui ne disposent pas du minimum d’infrastructures. » (MINUSTAH 2011)

Le problème tient à la faiblesse des revenus de l’écrasante majorité de la population d’un pays où le produit intérieur brut (PIB) par habitant était de 672,9 dollars en 2010 (FMI 2011). La répartition des revenus y est, en outre, très inégalitaire : « près de la moitié du revenu national va au décile supérieur de la population, tandis que les deux derniers déciles reçoivent moins de 2 % du revenu national » (Haïti PDNA 2010, p. 30). Les Haïtiens, en situation de chômage ou de sous-emploi pour les deux tiers, sont confrontés à une rétribution dérisoire du travail. Le salaire minimum journalier dans l’industrie et le commerce n’est que de 200 gourdes (4,9 dollars). Facteur aggravant, Haïti, dont l’économie est, de fait, dollarisée, importe de façon croissante des États-Unis ses biens de consommation, alimentation comprise. Il s’ensuit un coût de la vie disproportionné par rapport au pouvoir d’achat du plus grand nombre, lequel survit grâce à l’aide internationale, et plus encore grâce aux transferts massifs de revenus d’une diaspora estimée à trois millions de membres, dont les envois représentent, selon les années, d’un quart à un tiers du PIB du pays.

Dans ce contexte, se loger est une véritable gageure. Quand on fait partie des 71 % de la population qui disposent de moins de deux dollars par jour, voire des 50 % qui ont moins d’un dollar quotidien (Haïti PDNA 2010, p. 23), où trouver l’année de loyer d’avance exigée pour toute location en Haïti ? Nous avons constaté qu’une chambre sans fenêtre de 12 m2 avec électricité et lavabo, mais sans douche ni WC (placés à l’extérieur et d’usage collectif), dans un immeuble de parpaing enduit et peint d’un secteur non bidonvillaire en périphérie de la capitale (Delmas 41), coûtait 30 000 gourdes par an (743,5 dollars). Un studio avec fenêtre de 18 m2, comprenant évier, coin cuisine, douche et WC, en valait dans le même environnement 50 000 (1 239,2 dollars). Ce type d’habitat, d’un confort que beaucoup jugeraient minimal, est pourtant inaccessible à la plus grande partie des 2,5 millions de résidents de l’arrondissement de Port-au-Prince. En raison de l’exode rural, ce territoire a connu ces dernières décennies des processus exponentiels de densification et d’étalement du bâti. Sans investissements financiers et politique, ni aménagement urbain, ces densifications et étalements ont produit principalement des taudis et des bidonvilles. La majorité de la population n’a d’autre choix que de s’y entasser. Là, des logements de surface comparable à ceux évoqués précédemment, présentent des loyers correspondant à la moitié des sommes exigées pour les premiers. Enfin, ces logements peuvent éventuellement permettre à leurs occupants de s’affranchir de la location, quand ceux-ci les construisent eux-mêmes sur des terrains squattés.

Depuis le 12 janvier 2010, l’accès à ce type de logement, fût-il sordide, est rendu plus difficile. D’abord parce que leur nombre a été réduit et qu’ils ont enchéri, ensuite parce que beaucoup de leurs occupants potentiels, qui ont perdu leur activité formelle ou informelle, et donc leur autonomie, ont du mal à trouver assez d’argent pour les louer, les construire ou les reconstruire. Se développent alors des situations extrêmes où, pour échapper à la rue, d’aucuns en sont contraints à dormir à tour de rôle dans des réduits affermés à plusieurs ou loués quelques heures par jour à des marchands de sommeil. Dans un pays qui s’efforce de se remettre de huit milliards de dollars de dégâts, soit 120 % de son PIB de l’année précédente, et qui a accusé un recul de 5 % de sa croissance entre octobre 2009 et septembre 2010 (FMI 2011), la précarité s’est avivée.

Tentes sur la place Boyer © G. L’Étang

Le camp comme espoir de transition vers un logement

Compte tenu de cette crise sur les plans de l’économie et de l’habitat, les camps peuvent, paradoxalement, représenter pour certains une opportunité, en raison de leur gratuité et des services qui y sont encore offerts : eau, éclairage et sanitaires publics. La centralité de plusieurs de ces camps constitue aussi un avantage appréciable pour des populations souvent reléguées en périphérie. Dans certains cas, elle s’apprécie également en terme de sécurité. Les mieux placés de ces villages de toile, comme ceux des places Boyer ou Saint-Pierre, bénéficient de la sécurisation par les polices haïtienne et onusienne de l’espace urbain aisé dans lequel ils se trouvent. Aussi, les partants sont-ils volontiers remplacés par de nouveaux arrivants, qui, à défaut d’être d’authentiques sinistrés, n’en sont pas moins de vrais démunis pour lesquels se loger au coût le plus bas est impératif. Il en découle un cycle sans fin qui alimente la permanence des camps.

Mais l’une des causes les plus paradoxales de leur persistance est l’espoir de nombre de leurs occupants d’obtenir une offre de relogement intéressante, en raison même de leur présence en ces lieux – a fortiori quand ce sont des lieux de centralité. Un déplacé nous déclara :

« Qu’est-ce qu’un pauvre comme moi fait place Boyer ? C’est ce que les bourgeois d’ici se demandent. Mais moi, je sais ce que je fais là : j’attends une maison. Quand je l’aurai, je partirai. Et c’est pareil pour tous ceux du camp. Comme ils ne veulent pas de nous, ils seront bien obligés de nous en donner. Parce qu’on ne va pas nous tuer quand même ! La dictature en Haïti, c’est fini. Aujourd’hui, c’est la démocratie ! »

Par ailleurs, la détresse n’empêche nullement la stratégie. Un réfugié de la place Boyer nous confia, après s’être assuré qu’aucun voisin ne pouvait l’entendre, que plusieurs tentes se vidaient la nuit. Et cet informateur de soutenir que si ces personnes pouvaient dormir ailleurs, c’est qu’elles avaient un autre moyen de logement et n’étaient donc pas des indigents. Reste que déployer tant de patience à passer des mois durant ses journées dans un camp, dans l’espoir de gagner à terme une maisonnette, ne peut qu’être inspiré par le dénuement, fût-il relatif. Pareille conduite illustre également l’enjeu que représente un logement correct en zone métropolitaine.

Une gestion incertaine de la crise

La concrétisation de l’attente de ces déplacés paraît aléatoire. Certes, les organisations non gouvernementales (ONG) étrangères s’occupant de reconstruction ont, grâce aux financements internationaux [4], déjà livré des dizaines de milliers de maisonnettes à travers le pays. Mais leur nombre reste insuffisant par rapport aux besoins, lesquels, à l’évidence, dépassent le cas des seuls sinistrés. En outre, leur attribution est contestée. Les réfugiés de la place Boyer interrogés à ce sujet ne comprenaient rien aux critères de sélection ou étaient convaincus qu’ils étaient injustes. N’ayant rien reçu après plus d’une année d’attente, ils étaient nécessairement frustrés. Pour autant, l’absence de coordination par l’État des procédures de relogement, ne serait-ce que pour prioriser les attributions, laisse toute latitude aux ONG et à leurs bailleurs (voire aux milieux locaux en relation avec eux), qui choisissent les attributaires selon des logiques qui leur sont propres. Ainsi, les propriétaires sont servis en premier, car la possession d’un terrain réduit les frais à engager. D’autre part, au moment de l’enquête, la vacance de l’État dans un pays devenu une « République des ONG » (Chauvet 2011) s’était accrue par le fait que nous étions en période d’élections présidentielles et parlementaires. Le gouvernement, contesté et impuissant, se limitait à expédier les affaires courantes.

L’arrivée, depuis, d’un président qui affiche à l’égard des réfugiés – une part de son électorat – un discours volontariste est perçue comme une promesse de progrès par ces derniers. Mais celui-ci ne dispose pas d’une majorité au parlement et n’a pu, après deux échecs, nommer un premier ministre puis un gouvernement que cinq mois après son investiture. Ses engagements tardent, donc, à se mettre en œuvre. Une initiative du nouveau président en matière d’habitat vaut toutefois d’être signalée. Il s’agit du projet « Kay pa’m » (Ma maison), destiné à permettre à des individus solvables d’accéder à des prêts au taux fixe de 8 % [5] afin qu’ils puissent se construire une petite maison. La réalisation de ce projet a cependant été contrariée par l’assassinat, en juin 2011 (pour des motifs encore inconnus), de celui qui en était la cheville ouvrière, le président de la Banque nationale de Crédit. Ce programme serait néanmoins maintenu.

En l’absence, à ce jour, de politique concrète de l’État haïtien à l’égard des camps, les municipalités, harcelées à la fois par les voisins des campements qui exigent leur démantèlement et par les réfugiés qui réclament un toit, sont les seules autorités publiques à tenter de gérer ce dossier. L’administration communale de Port-au-Prince a ainsi élaboré un projet de nouveau pôle urbain à Morne-à-Cabrits afin d’y relocaliser les déplacés du Champ-de-Mars (centre de la capitale). Mais cette opération de 6 000 constructions vouées à la location-vente nécessite un budget de 76 millions de dollars que la municipalité peine à trouver.

La mairie de Pétion-Ville essaie, pour sa part, d’obtenir le départ des réfugiés de la place Saint-Pierre, moyennant un versement de 500 dollars par famille. Le processus, initié plusieurs mois avant notre enquête, était toujours en cours lors de notre passage en Haïti. Les réfugiés étaient réticents à partir, car la somme proposée ne leur permettait pas de payer une année de loyer dans un logement salubre, encore moins de financer une construction [6]. Mais beaucoup s’y étaient résolus en raison des pressions de la municipalité. Toutefois, la mairie avait du mal à poursuivre ses versements et en était réduite, pour trouver des fonds, à appeler à la générosité publique (Daudier 2011). Depuis, les départs, plus ou moins volontaires, ont repris. Quant aux desseins de l’administration de la ville vis-à-vis des réfugiés de la place Boyer, il est question de leur appliquer le même dispositif. Mais dans l’état actuel des choses, le manque de ressources en retarde la mise en œuvre.

À Delmas, l’action de la municipalité a été plus radicale. Au motif que ces lieux serviraient à la prostitution et au banditisme, le maire a ordonné, en mai 2011, la destruction de trois camps de tentes, détruisant du même coup les maigres biens de certains déplacés, qui ne reçurent aucun dédommagement. Cette initiative déclencha les protestations des réfugiés, d’organisations de défense des droits de l’homme, de parlementaires étasuniens et de la mission de l’ONU. L’opération ne porta toutefois que sur des campements de dimensions relativement modestes et ne fut (en raison du tollé ?) pas reconduite, du moins jusqu’à présent.

En fait, les destructions de camps ont été plutôt exceptionnelles en Haïti. Mais les tentatives réitérées des propriétaires fonciers (publics et privés, réels ou prétendus) de récupérer leurs terrains squattés, ont abouti à des expulsions collectives et individuelles qui ont concerné davantage de personnes. Au total, le nombre des expulsions est significatif, et celui de ceux qui en sont menacés est encore plus important : 44 000 personnes avaient déjà été expulsées en mars 2011 et 166 000 étaient menacées de l’être, soit environ un quart du nombre total des personnes déplacées (OCHA Haïti 2011, p. 3).

Enfin, une initiative récente, le « projet 16/6 » (Richard 2011b), vise à réhabiliter seize quartiers de l’agglomération de Port-au-Prince afin de fermer six camps. Mais on retrouve, là encore, des problèmes de financement. Sur les 78 millions de dollars que coûte ce programme, 30 millions seulement ont pour l’instant été trouvés. En conséquence, les premiers bénéficiaires de cette initiative, qui concerne 30 000 réfugiés, n’ont reçu que 21 000 gourdes (520 dollars) par famille pour quitter les campements. Avec cette somme, ils n’ont pu que réintégrer des espaces bidonvillaires, d’où ils espèrent la construction, dans leurs quartiers d’origine, des logements décents promis.

Pour des raisons structurelles, la question des camps en Haïti est difficile à résoudre car elle n’est qu’un aspect d’un problème plus global, celui du logement, dont la pénurie est elle-même la conséquence d’une détresse économique ancienne et générale. Sauf à déloger violemment leurs occupants ou à se résoudre à voir ces villages de toile se transformer en nouveaux bidonvilles, la résorption des camps ne peut passer que par une amélioration de l’économie du pays, une politique déterminée d’aménagement urbain et des investissements massifs dans l’habitat.

Bibliographie

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Pour citer cet article :

Gerry L’Étang, « Haïti après la catastrophe : camps, bidonvilles et crise du logement », Métropolitiques, 21 décembre 2011. URL : https://metropolitiques.eu/Haiti-apres-la-catastrophe-camps.html

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