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Débats

La bataille de l’eau : entre régies publiques et compagnies privées

L’accès à l’eau est-il un droit pour tous ? Autour de cette question débattue se joue une bataille pour la distribution de l’eau entre secteurs privé et public. Claire Lévy-Vroelant expose les positions des différents acteurs et détaille les enjeux qu’ils révèlent : profits contre salubrité publique ?

Veolia vient d’être doublement condamné pour coupures d’eau illégales. La guerre de l’eau aura-t-elle lieu ? Cette fois, France Liberté, qui s’est portée partie civile, a obtenu la condamnation de Veolia à une amende de 19 000 euros pour avoir privé d’eau un homme handicapé pendant plus de deux ans, et de 3 000 euros pour dédommager une cliente victime de la « lentille », dispositif installé par le fournisseur sur la canalisation d’eau, visant à réduire son débit. Ces pratiques sont illégales depuis la loi Brottes [1], qui interdit à tout distributeur de couper l’alimentation en eau dans une résidence principale même en cas d’impayé, ce qui n’empêche pas les grandes sociétés de continuer à la transgresser.

Le 22 février dernier, une autre bataille s’est livrée au Sénat. La « loi sur la mise en œuvre effective du droit de l’Homme à l’eau potable et à l’assainissement », votée en première lecture par l’Assemblée nationale le 14 juin 2016, a été vidée de son contenu. Article après article, les sénateurs républicains et centristes l’ont réduite à néant. Quels dangers y ont-ils vu ? L’eau n’est-elle pas ce bien commun qui, parce qu’il est indispensable à la vie, doit être garanti comme un droit humain ?

Pour comprendre les tenants et les aboutissants de cette impasse, il faut en analyser les enjeux dans un contexte paradoxalement marqué par la montée des droits de l’homme, et par le retour de formes de vulnérabilités qu’on pensait dépassées. Depuis le début des années 1980, l’ascension des lois de décentralisation est irrésistible : la dernière en date, la loi NOTRe [2], a fait passer la compétence « eau et assainissement » des communes aux intercommunalités. Aujourd’hui, 71 % des services d’eau potable et 85 % des services d’assainissement collectif restent gérés au niveau communal, par quelque 35 000 services d’eau et d’assainissement [3]. Le législateur a voulu favoriser les économies d’échelle avec ce recentrage des compétences. Les territoires et les acteurs se préparent, et les futures régies de l’eau élargies à l’échelle intercommunale sont autant de cibles pour Veolia et Suez, qui se partagent le marché. « Ce sera l’enjeu d’une guerre féroce en région parisienne », prévient Erwan Manac’h [4] : « Depuis un siècle, les deux leaders mondiaux de la gestion privée, Veolia et Suez, se partagent le territoire. Ils cohabitent, malgré eux, depuis 2010 avec l’énorme régie publique Eau de Paris, devenue un symbole mondial d’une reprise en main citoyenne de ce bien commun qu’est l’eau ». Les communes, les EPCI [5] et les métropoles devront donc choisir entre régie publique et délégation de service public (DSP) aux compagnies privées. Plusieurs communes et intercommunalités d’Île-de-France envisagent, d’ailleurs, de sortir du SEDIF, Syndicat des eaux d’Île-de-France, dont le délégataire est Veolia. Un des atouts des régies est de mieux entretenir les canalisations, et de distribuer une eau moins chère [6].

Le droit à l’eau face à la « précarité sanitaire »

Le droit à l’accès à l’eau pour tous s’affirme d’abord au niveau international. En juillet 2010, l’Assemblée générale de l’ONU a reconnu l’accès à une eau de qualité et à des installations sanitaires comme un « droit humain ». Le Parlement européen, dans une résolution du 3 juillet 2012, s’est exprimé sur la mise en œuvre de la législation de l’Union européenne relative à l’eau. Les parlementaires ont affirmé que « l’eau est un bien commun de l’humanité, un bien public, et que l’accès à l’eau devrait être un droit fondamental et universel », rappelant « la nécessité d’adapter les règles du marché intérieur aux caractéristiques spécifiques du secteur de l’eau » et invitant « les États membres à gérer, dans le respect du principe de subsidiarité, l’eau et les services d’approvisionnement en eau [7] ». En Europe, l’absence d’accès à l’eau n’est pas un phénomène marginal. La Commission économique pour l’Europe (CEE) des Nations unies confirmait ainsi le 14 mars 2008 que plus de 100 millions d’Européens n’ont pas accès à l’eau potable. D’après Solidarité Eau Europe, « aujourd’hui encore, 5 % des Européens n’ont pas accès à l’eau potable, et 10 % n’ont pas accès à l’assainissement. Chaque année, près de 13 000 enfants de moins de 15 ans meurent de maladies liées à l’eau en Europe [8] ». La situation est particulièrement critique dans 17 pays d’Europe de l’Est ou de l’ex-Union soviétique, ainsi qu’en Turquie [9].

En France, au cœur d’une société d’abondance, après la précarité énergétique, une « précarité sanitaire » émerge, de plus en plus visible et de moins en moins tolérable. Coalition Eau, qui regroupe la plupart des associations en lutte pour le droit à l’eau, entend décrire ainsi « la situation d’une personne ou d’un groupe de personnes n’ayant pas un accès suffisant à l’eau et à l’assainissement ». Plus précisément, « un accès suffisant à l’eau concerne la qualité et la quantité d’eau, obtenues par des moyens accessibles financièrement et permettant de satisfaire les besoins en boisson, cuisine, toilette et autres usages ménagers essentiels. Un accès à l’assainissement concerne la présence de sanitaires accessibles financièrement et culturellement, en nombre suffisant, ainsi que l’existence de dispositifs fonctionnels de gestion des excreta et des eaux usées permettant d’assurer la protection de la santé publique et de l’environnement [10] ». En France métropolitaine, près de 1,1 million de personnes n’auraient pas accès à l’eau et à l’assainissement, et près de 1,4 million de résidences disposeraient d’installations sanitaires dégradées, et d’une évacuation des eaux défectueuse. 824 000 personnes vivent dans 206 000 résidences principales privées de confort (pas d’eau courante, pas de WC intérieur, pas d’installation sanitaire), et plus de 220 000 personnes privées de logement n’ont pas accès à l’eau et à l’assainissement, en particulier les personnes sans domicile ou vivant dans des habitats de fortune, comme les migrants et les Roms. [11].

L’échec de la loi et les dessous du droit à l’eau

La « loi sur la mise en œuvre effective du droit de l’Homme à l’eau potable et à l’assainissement » actait non seulement la reconnaissance du principe du « droit, pour chaque personne physique dans des conditions compatibles avec ses ressources, de disposer chaque jour d’une quantité suffisante d’eau potable pour répondre à ses besoins élémentaires et d’accéder aux équipements lui permettant d’assurer son hygiène, son intimité et sa dignité » (article 1), mais prévoyait encore que « Les collectivités territoriales ou les établissements publics de coopération intercommunale compétents en matière de distribution d’eau potable et en matière d’assainissement prennent les mesures nécessaires pour satisfaire les besoins élémentaires en eau potable et en assainissement des personnes qui ne disposent pas d’un raccordement au réseau d’eau potable » (article 2). De plus, dans un délai de cinq ans, « dans chaque commune de plus de 3 500 habitants, des toilettes publiques gratuites sont accessibles à toute personne, et celles de plus de 15 000 habitants installent et entretiennent des douches gratuites. Elles adoptent, le cas échéant, des dispositions pour donner accès à des douches ou des laveries dans des établissements recevant du public » (article 2). On renouait ainsi avec la tradition populaire des bains-douches publics, Paris faisant figure d’exception avec ses 17 établissements en service gratuitement [12], tandis qu’ils se raréfiaient en banlieue [13] et en province. Enfin, la loi prévoyait une allocation forfaitaire d’eau en faveur des ménages qui ne peuvent faire face à cette dépense, « les recettes du fonds national d’aide au logement et d’accès à l’eau étant constituées par le produit de la contribution sur les eaux et boissons embouteillées ». Ce dispositif visait à compléter la loi Brottes, confirmée par le Conseil constitutionnel à la suite d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) opposée par la société de distribution Saur [14], laquelle remettait en question l’interdiction des coupures d’eau.

Les débats qui ont conduit au rejet de la loi par les sénateurs, à majorité de droite, montrent un clivage drastique autour de la définition du bien commun. Les arguments du groupe Les Républicains (LR) n’attaquent pas frontalement le principe mais sa mise en œuvre : la loi serait anachronique et contraire à la liberté de gestion des communes. Ainsi, Jacques Genest, sénateur LR de l’Ardèche : « Cette proposition de loi défend des principes auxquels chacun souscrit pleinement, mais elle est anachronique. La promotion de l’hygiène a été l’un des combats des hussards noirs de la République. Les besoins des personnes en difficulté sont déjà pris en charge par les départements et les centres communaux d’action sociale (CCAS). Les élus locaux n’ont pas attendu l’initiative de quelques députés hors-sol pour organiser la solidarité sur leur territoire ! La proposition de loi a le côté vintage de la France jacobine, hyper-réglementatrice ». D’autres assènent qu’en rendant l’eau plus accessible, on lui ôterait sa valeur. Un sénateur n’hésite pas à dénoncer l’incurie prévisible d’usagers irresponsables : « Quand il y a des toilettes gratuites, les gens laissent le robinet ouvert et les mettent à sac… [15] ».

Les interprétations les plus restrictives ont pris l’avantage sur la défense d’une solidarité et d’une responsabilité élargies, témoignant de la fragilité des communes et de la puissance des intérêts en jeu. Aussi voit-on en France se développer les inégalités territoriales : Marseille ne possède plus aucun établissement de bains-douches et Lyon vient d’en fermer un sur les deux existants. Dans ceux de la capitale, le public est très hétérogène : se croisent les habitants isolés trop âgés pour risquer de se laver sans surveillance, des exilés récents, des familles roms, des étudiants mal logés, des personnes sans domicile et des touristes sans grands moyens… Un univers masculin que les femmes fréquentent peu, mais qui assure un service public de qualité et réduit la violence faite aux pauvres et à ceux dont la place n’est pas assurée. Les Parisiens, qui ont même positionné la rénovation des bains-douches en bonne place dans le budget participatif, montrent que l’intérêt de tous ne saurait se réduire à des intérêts individuels.

Perspectives

L’enjeu de la guerre de l’eau est bien le partage du territoire entre régies publiques et entreprises privées. Aujourd’hui, 76 % des Français sont desservis en eau potable par des entreprises privées en DSP. Au titre de la délégation, les grands groupes, Veolia (17 708 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2016 [16]), Suez et Saur, imposent leurs tarifs à une clientèle captive. Le débat n’est pas encore très vif, mais il pourrait le devenir si des comités de citoyens rejoignaient les associations qui militent pour le service public de l’eau, comme à Grenoble, par exemple. Car le statu quo est bousculé par la réforme territoriale, la possibilité du choix du prestataire ou de la régie publique. Une situation entre deux eaux, en quelque sorte, comme le cas de Bordeaux, qui dès 2011 a acté son passage en régie à l’horizon 2018 pour la distribution de l’eau, dont le contrat en DSP courait pourtant jusqu’en 2021. Les intercommunalités, et a fortiori les communes, n’ont pas toujours les moyens de rompre un contrat. Malgré tout, les sociétés privées pourraient bien voir certains de leurs contrats remis en cause. La régie publique de Paris constitue un modèle que d’autres communes d’Île-de-France pourraient être tentées de suivre. À défaut de donner au législateur les moyens de faire reculer la « précarité sanitaire », la gestion publique de l’eau permettrait de mettre un terme aux coupures illégales et de réorienter les bénéfices vers des investissements utiles à tous comme les bains-douches, dont une enquête en cours à Paris auprès des usagers [17] plébiscite l’existence.

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Pour citer cet article :

Claire Lévy-Vroelant, « La bataille de l’eau : entre régies publiques et compagnies privées », Métropolitiques, 26 juin 2017. URL : https://metropolitiques.eu/La-bataille-de-l-eau-entre-regies.html

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