Dans le cadre de la loi du 12 juillet 2010 dite de Grenelle II et de son programme « Habiter mieux », les collectivités locales sont invitées à identifier les propriétaires occupants à revenus modestes pour leur proposer des aides afin qu’ils améliorent le confort thermique de leurs maisons individuelles. Derrière ces problématiques d’inconfort qui pourraient à première vue apparaître classiques, se cache en fait l’émergence d’un consensus autour d’une notion nouvelle : la précarité énergétique. Celle-ci est devenue en quelques années le vecteur qui associe des questions pourtant connues depuis des décennies comme le mal logement, la pauvreté et la nécessaire accession de tous au confort moderne. Mais de quoi s’agit-il vraiment ? Cette notion permet-elle simplement, avec l’augmentation du coût de l’énergie, de souligner l’existence d’un facteur supplémentaire de paupérisation des milieux modestes ? Ou bien est-elle un outil permettant d’expliquer la complexification des processus de précarisation touchant les populations modestes et d’agir de manière précise sur les conditions de vie des plus pauvres ?
Un champ en construction
L’usage de la notion de précarité énergétique pose à l’évidence un problème de définition. Renvoie-t-elle à un groupe spécifique au même titre que les « désaffiliés » (Castel 1991), les « exclus » (Paugam 1996) ou les « assistés » (Simmel 1998) dans la mesure où leur statut social leur octroie des aides spécifiques ? Serait-elle une catégorie artificielle pour désigner « les pauvres mal logés » ? En effet, qu’y a-t-il de commun entre l’héritier d’une ancienne ferme inchauffable, un locataire dont la maison préfabriquée est équipée de « grilles-pain » et un propriétaire dont le loft pâtit de ponts thermiques ? Chacun d’eux partage les mêmes conséquences : un inconfort lié à de fortes déperditions de chaleur, une difficulté à régler ses factures, un repli sur soi progressif et pour certains des problèmes de santé, de sécurité, voire un risque d’impayé et de coupure d’énergie. La notion de précarité énergétique est ainsi à replacer dans une problématique de gestion du budget des ménages. Si l’énergie seule est rarement à l’origine d’une situation de précarité, elle contribue à fragiliser le budget d’un ménage lorsque le logement est mal isolé et le besoin de chauffage accru. Les ménages consomment l’énergie non pas en homo economicus, selon un schéma de rationalité purement économique, mais selon des besoins psychologiques, des critères de décision, des systèmes de contraintes, de normes et de valeurs qui forment alors un univers rationnel propre à chacun (Maslow 1954 ; Simon 1958).
Des classifications qui varient selon les pays
Les études réalisées à l’étranger montrent que l’approche du problème repose en fait essentiellement sur le mode de repérage et d’identification des ménages et que les méthodes employées aboutissent à des résultats différents en termes de classification des ménages selon les pays.
Ainsi, la méthode « objective » (Angleterre, République Tchèque et Macédoine) qualifie les ménages en situation de précarité énergétique lorsqu’ils consacrent plus d’une certaine part de leurs revenus à la consommation d’énergie domestique. La méthode « subjective » (Irlande) s’appuie sur les déclarations des ménages quant à leur capacité à chauffer leur logement de manière adéquate ou à payer pour avoir une consommation énergétique suffisante. Selon une étude comparative (Waddams Price et al. 2007), seuls 29 % des interviewés sont en situation de précarité énergétique sur une seule des deux dimensions, objective ou subjective.
Si le Royaume-Uni a défini la population en « fuel poverty » sur des critères objectivés (taux d’effort énergétique supérieur à 10 %), la France a pour l’instant retenu le même ratio sans pouvoir le conforter sur une même réalité puisqu’il ne tient compte ni des modes d’occupation ni de la qualité thermique des logements concernés. Selon cette approche, 3 400 000 ménages français seraient en situation de précarité énergétique (soit 13 % des ménages) dont 70 % appartiennent au premier quartile de niveau de vie (regroupant les ménages les plus modestes), 87 % sont logés dans le parc privé et 62 % sont propriétaires [1]. Les propriétaires modestes de maisons individuelles seraient considérés comme les plus vulnérables. En effet, leur taux d’effort énergétique est deux fois plus élevé que la moyenne nationale (5,6 %). Néanmoins, ce seul critère est insuffisant pour attester d’une situation de précarité énergétique. La précarité énergétique est étroitement liée au manque de maîtrise de son système de chauffage et par conséquent au statut d’occupation [2] : celui de locataires dépendants du bon vouloir de bailleurs négligents ou infortunés (Devalière 2010). Ainsi il est possible de constater que les familles en proie à des difficultés pour se chauffer adoptent des comportements de restriction et des combines diverses (ajout de vêtements, chauffage dans une pièce unique, recours à un poêle, calfeutrage des ouvrants) afin d’accéder de façon provisoire au confort. Les ménages qui font des arbitrages permanents pour pouvoir se chauffer dépensent parfois plus, mais souvent moins de 10 % de leurs ressources dans leurs factures d’énergie. Une analyse statistique réalisée à partir de l’indicateur du froid dans le logement [3] (ENL 2006) conforte ce résultat, puisque 70 % des ménages qui se plaignent du froid ont un taux d’effort énergétique inférieur à 10 % (charges collectives comprises).
Par ailleurs, c’est davantage sur des territoires urbains que l’on relève les situations d’inconfort thermique associées à la pauvreté. Si les cas de figures sont multiples, les ménages concernés vivent majoritairement dans des logements sociaux ou à défaut, dans des logements privés mal entretenus et sont dès lors victimes de marchands de sommeil.
Quelles perspectives ?
Il est nécessaire de se demander si les bailleurs sociaux ont aujourd’hui la possibilité d’offrir un logement confortable aux plus fragiles et s’ils ont, au-delà du plan de ANRU (Agence nationale pour la rénovation urbaine), les moyens d’améliorer de façon massive la qualité thermique de leur parc au regard du coût d’une réhabilitation, sans pénaliser leurs occupants. Fort de ces préoccupations, le groupe de travail chargé de faire des propositions dans le cadre du Plan national de lutte contre la précarité énergétique a insisté en janvier 2010 pour donner un cadre d’intervention concernant les « passoires thermiques » en limitant par étapes la possibilité de louer les logements les moins performants et en contraignant les bailleurs à réaliser des travaux. Cette avancée est essentielle pour limiter les phénomènes de précarité énergétique qui ne peuvent que s’intensifier avec l’augmentation des coûts de l’énergie inhérente à l’ouverture du marché et à la fin des tarifs réglementés qui protègent pour quelques temps encore l’ensemble des foyers.