À l’ouest de Nantes, en bord de Loire, un projet de parc d’attractions a détruit une friche végétalisée de plus de trois hectares, sur le site d’une ancienne carrière. Inscrite dans un mouvement de protection et d’usage du site depuis plus de dix ans, l’opposition à ce projet a pour particularité d’avoir pris forme à travers la coécriture d’un livre par un collectif d’habitants. Constitué d’un essai et d’un portfolio, l’ouvrage propose une initiation à l’écologie urbaine à travers la redécouverte d’un territoire. Dans ce petit précis de géographie sauvage, on trouve des récits, des faits, des chiffres, des hypothèses, des références à un appareil critique désormais abondant sur le sujet et des paroles d’habitants et d’habitantes. Cet article explore la manière dont une coécriture se construit au carrefour de la théorie et de la pratique, engageant à sa façon le décloisonnement des savoirs et des disciplines qu’appelle la transversalité de la question écologique.
Un lieu atypique
Meuse-Miséry est une ancienne carrière granitique de trois hectares. Elle est située dans le quartier du Bas-Chantenay, une partie du port encore en activité à l’ouest de la ville, en face des anciens chantiers navals, restée jusqu’à présent en marge des opérations de rénovation urbaine. La carrière est, selon le paysagiste Gilles Clément, unique en Europe par sa centralité, sa taille, sa diversité biologique, son microclimat, ainsi que ses nombreux usages informels développés depuis la fermeture des Brasseries de la Meuse en 1985. La friche a fait l’objet à partir de 2010 d’une occupation légère fédérée par le collectif Fertile, composé de jeunes architectes et paysagistes. En juillet 2016, pourtant, c’est une tout autre direction qui est prise par la maire et présidente de la Métropole. Elle annonce la création d’un Jardin extraordinaire avec en son centre l’Arbre aux hérons, une création gigantesque (50 m de diamètre, 45 m de haut, 2 000 tonnes d’acier) portée par les deux créateurs du pôle des machines de l’île de Nantes. Rare espace de reconquête végétale et sociale au cœur d’une métropole en voie de densification, la carrière est ainsi mise au service d’un projet de conversion au tourisme urbain, extrêmement concentré.
L’Arbre aux hérons n’est pourtant pas apparu immédiatement comme un projet néfaste et dangereux. Difficile à première vue de se positionner contre un arbre géant présenté comme une œuvre d’art et un « cent et unième jardin nantais », fût-il aussi artificiel. Le projet a fait l’objet d’un large consensus à la fois politique, économique et médiatique [1] : la plupart des acteurs y voyaient une opportunité de retombées économiques – certes difficilement évaluables – et l’attraction idéale pour « signer » de façon majestueuse l’entrée de la nouvelle ZAC du Bas-Chantenay, un vaste espace de 150 hectares longé sur trois kilomètres par la Loire.
Un collectif d’habitants
L’opposition au projet prend sa source dans un collectif d’habitants réunis dans « la commune de Chantenay ». Celui-ci est à l’origine de la première « vélorution » nantaise « aménageuse », une balade « des lieux à défendre » qui a réuni 300 cyclistes et voulait dessiner une première carte des lieux atteints ou menacés par les grands projets métropolitains. Face au consensus qui enveloppe le projet et à la campagne publicitaire massive qui le soutient, il est vite apparu nécessaire aux opposants de faire un pas de côté. Comment se défaire de l’emprise de l’opinion majoritaire, pour faire vivre le minimum d’écart et de tension nécessaire à une réflexion critique ? Le passage par l’écriture est alors apparu comme un moyen de déplacer les frontières trop bien tracées entre « spécialistes » des questions urbaines et citoyens, afin de dépasser les stéréotypes et les simplifications de l’action et de la prose dite « militante ».
Le collectif d’écriture PUMA n’est pas un groupe de spécialistes se livrant à une énième expertise urbaine, mais un groupe de personnes qui n’ont d’autre légitimité que celle d’habiter le quartier. Leur objectif premier est d’imaginer et d’inventer des façons de vivre dans une ville abîmée : non pas sauver à tout prix le passé (sauvegarder, conserver ou réparer), non pas survivre, mais vivre, en coopérant avec toutes sortes d’êtres vivants. Habiter en accordant de l’attention aux lieux, à l’infime et à l’intime, à ce qui survient ou s’improvise, à ce qui se dérobe à la vue et déroge à la règle. Ce livre se voudrait à la fois un hommage à un lieu remarquable et une enquête collective sur les raisons qui ont mené à sa disparition.
Un écosystème local de l’écrit
Des éléments locaux ont contribué à faire exister ce projet d’écriture. D’une part, la proximité de Notre-Dame-des-Landes et de la lutte contre l’aéroport, qui a produit durant plus de dix ans un nombre considérable de textes provenant aussi bien de l’intérieur de la ZAD que de lieux qui lui sont proches, voire de cercles plus éloignés. Cette production, dont l’inventaire et l’analyse restent à faire, couvre presque tous les champs de l’écrit, des plus populaires aux plus savants.
Ces textes ont fait l’objet d’intenses échanges de lecture et d’écriture entre la ZAD et son arrière-pays. À Nantes, des membres du PUMA ont pu participer à des lectures publiques de textes écrits depuis la ZAD et notamment d’extraits de la soixantaine d’entretiens avec des membres très divers du mouvement, recueillis et publiés par le collectif Mauvaise troupe. En ce sens, le livre est peut-être le surgeon d’une greffe en train de prendre : celle de l’expérience de la ZAD sur le tissu nantais.
L’association « À la criée », née en 2007 de plusieurs expériences associatives, politiques et professionnelles, est connue pour son activité d’édition. Mais cette association n’est pas qu’une maison d’édition : elle lie l’écriture aux autres arts et à un questionnement sur l’expérience de la place de l’écrit dans la vie sociale, dans la ville. Comment un écrit peut-il soutenir l’appropriation collective d’une question urbaine ? Inversement, comment des habitants peuvent-ils s’approprier un livre comme un outil, y compris au cours de son élaboration ?
Un chantier d’écriture
C’est en réponse à une proposition de « À la criée » que se crée en avril 2018 le collectif d’écriture PUMA. L’appel à chantier collectif est souvent associé à des gestes de fabrication : construire ou reconstruire une charpente, un habitat, un équipement ; nettoyer, défricher, ensemencer, remettre en culture des terres expropriées… Pourtant, le terme de chantier peut aussi qualifier le travail d’écriture qui a fait tenir le collectif pendant plus d’un an. Écrirait-on un livre comme on construit une cabane ? À l’intérieur de PUMA, collectif à géométrie variable, se sont distribuées l’ensemble des tâches liées à l’écriture : la recherche documentaire (articles de presse, compte rendu de délibérations métropolitaines), la transcription d’entretiens, les choix de mise en forme et les tâches nécessaires à la vie du collectif. C’est aussi un lieu d’autoformation ou de co-formation par la lecture et les échanges, au croisement de différentes disciplines.
Mais si l’espace du « chantier cabane » est toujours situé physiquement, celui du chantier d’écriture est d’abord un espace mental qui va des représentations que chacun se fait du lieu dont on pense écrire l’histoire et la géographie, à la représentation, d’abord floue et mouvante puis prenant forme au fil de l’écriture, de l’objet à fabriquer. Se mettre en chantier revient donc à arpenter, parcourir en tous sens les chemins qui vont des unes aux autres. Un tel travail étalé sur plus d’un an passe par des périodes de ralentissement, voire de mise en sommeil ou de découragement, et des périodes d’accélération ou de brusques embardées. Il peut diminuer en intensité puis se relancer à l’occasion d’un événement particulier.
Sa réussite repose sur la disponibilité des acteurs/auteurs, au sens de l’ouverture à ce qui arrive. Un état de veille permanent, une attention à ce qui survient et surgit, depuis et dans la carrière. Sans une telle disponibilité, le chantier ne pourrait perdurer dans le temps ; il ne pourrait piétiner, bifurquer, s’abandonner presque avant de repartir. Si la disponibilité tient aux qualités des personnes, le chantier lui-même en tant que dispositif s’avère poreux, mobile et en fin de compte décisif en ce qu’il offre à des personnes qui n’en ont pas l’habitude, ni de légitimité particulière à le faire, la possibilité d’écrire.
Le travail du commun
Que se passe-t-il une fois le chantier ouvert ? Des outils sont expérimentés (plateforme d’écriture collaborative), de nouvelles interrogations se font jour et des enjeux jusque-là flous se précisent. On comprend qu’il ne s’agit pas d’écrire à partir d’un point de vue surplombant, sur ou à propos de la Carrière, ou même contre un projet inutile, mais d’écrire avec. Donner la parole à l’espace, au nouveau monde né sur les ruines de la Brasserie, dans lequel cohabitent de nombreuses formes de vie humaines et non humaines, et où se trament toutes sortes d’histoires limpides ou embrouillées mais qui méritent d’être racontées. Celle par exemple de ce demandeur d’asile d’origine érythréenne, qui a trouvé refuge dans la rotonde de gardiennage à l’entrée ou de ce vieux monsieur qui habite un immeuble sur la butte et qui a fait de la carrière sa « résidence secondaire ». Celles aussi que racontent d’autres habitants plus occasionnels, escaladeurs, fildeféristes, minéralogistes à la recherche de la pierre de Miséry, photographes, amoureux, etc. Témoigner des diversités menacées par le projet : la biodiversité (on a recensé dans la carrière plus d’une centaine d’espèces, allant de la minuscule saxifrage à trois doigts jusqu’à des saules de plus de vingt mètres de haut), mais aussi la diversité sociale à travers par exemple l’expulsion d’un campement de « travellers » voisin, et celle des usages qui s’y sont déployés au fil du temps (paintball, skatepark, divagations, graffs, fêtes, petites plantations, camping sauvage…). Longtemps le projet de livre s’est d’ailleurs appelé : « Carrière Miséry : éloges des diversités ».
En raison de son ouverture et de sa porosité, le chantier est en permanence traversé, voire bousculé par son objet même. Il est relancé à la fois par la vie fragile de la friche, qui continue, et par l’action massive et implacable de Nantes Métropole pour la détruire. Le chantier a pu évoluer aussi par frottement avec son environnement immédiat. Une première relecture du texte à mi-parcours a associé d’autres acteurs (architectes, paysagistes, étudiants) et permis d’abandonner des fausses pistes et de relancer l’écriture dans des voies jusque-là inexplorées.
Parallèlement, PUMA et À la criée continuaient de proposer un certain nombre d’actions visant à associer des habitant·es à l’écriture du livre, au-delà du collectif de départ. Par exemple, une déambulation nocturne hivernale dans le site de la carrière alors encore accessible, suivie d’un atelier d’écriture consacré à la recherche des titres possibles. Ou encore une réunion en janvier 2019 au DIX, local associatif sur la butte Sainte-Anne, qui a rendu public un premier état des lieux du travail en cours. Cette restitution intermédiaire du livre, à partir d’une lecture d’extraits, a fait naître de nouvelles paroles d’habitant·es sur la carrière.
Par la forme qu’elles ont prise, entre chantier, déambulation et repas pris en commun, ces rencontres ont souvent ouvert des discussions. Rien n’est moins simple que de réunir les conditions d’une écoute approfondie, d’entendre ce qui se dit hors les murs autant que ce qui se dit en salle, ce qui s’exprime dans les marges autant que ce qui se joue au centre. Ces conversations sont la preuve que les expériences lointaines ou présentes d’un lieu sont de véritables réserves de mots, de phrases, voire de microrécits pour peu qu’on les entende et qu’on ne cherche pas à imposer les mots de l’expertise (en sciences sociales ou en urbanisme) et à en intimider voire en invalider d’autres, souvent ceux du quotidien. Et c’est bien ainsi que s’est écrit le livre, par d’incessants allers-retours entre les expériences renouvelées du terrain, les rencontres formelles et informelles avec des habitant·es et les moments plus solitaires de l’écriture.
Le lieu est ainsi (d)écrit et recomposé à partir de l’expérience que les habitants en font, mais aussi des initiatives collectives qu’ils prennent pour en contester le devenir. Le passage à l’écrit n’est donc ni une chose de plus, un supplément d’âme pour temps de crise écologique, ni un accompagnement par l’écrit ; encore moins une tentative de théorisation de l’action. Il est simplement une modalité de l’agir en commun.
Avec le recul, on peut voir ces moments de réunion-chantier comme des tentatives de dépasser les associations désormais classiques entre « démocratie participative » et « démocratie collaborative », vers une « démocratie éprouvée », selon l’expression de Pascal Nicolas-Le Strat . En ce sens, il n’y aurait de démocratie concrète que lorsque les arguments avancés et les paroles dites ont fait leurs preuves dans une pratique (éprouvée au sens de faire expérience), et renvoient à une expérience vécue (éprouvée au sens d’être ressentie, risquée et désirée).
Métamorphoses d’un texte ou l’écriture en chantier
Le livre s’est amplifié en direction de l’écologie urbaine, des sciences sociales, du politique, du littéraire aussi (de nombreux textes de fiction ou de poésie décrivent Miséry comme un lieu propre à débrider les imaginaires), jusqu’à imbriquer ces multiples sources. À partir de ce matériau hétérogène, l’écriture a consisté principalement en un travail d’agencement et d’arrangement, de scénarisation. Il s’agissait d’articuler ces différents aspects pour les rendre intelligibles, c’est-à-dire « inspirants » pour la réflexion et favorisant l’action. Il était illusoire d’épurer le texte, de l’unifier artificiellement à travers une langue unique et dominante. Le parti pris a donc été d’associer sans les hiérarchiser différents types d’écrits : inventaire botanique, microfictions, poésie volontaire ou accidentelle, paroles d’habitant·es mais aussi données économiques, compte rendu de réunions, analyses de données chiffrées, photos ou dessins.
Mais la diversité des textes a fait éclater le cadre de la narration traditionnelle. Là où un texte analytique aurait présenté un « phénomène carrière Miséry » sous un angle puis un autre, le récit propose un agencement des faits, des acteurs et des textes permettant d’en montrer autre chose. Par sa fragmentation, le récit permet de naviguer du vécu au pensé, de l’intime au collectif, du particulier au commun. Il exprime quelque chose au-delà de la transmission d’un savoir géographique, sociologique ou urbanistique sur un lieu atypique.
Le livre ainsi construit ne prétend pourtant pas être un grand récit alternatif, opposable au storytelling métropolitain – cette bande-son particulièrement bruyante à Nantes. Pas une nouvelle grande histoire donc, mais plus modestement un nouveau rapport aux histoires, une nouvelle manière de faire des récits. À plusieurs. Au ras du sol et à fleur de peau.
Chercher l’auteur
Tôt ou tard se pose la question de la signature. Qui est l’auteur ? Œuvre anonyme, pseudonyme, orpheline, dérivée, de collaboration ou collective, aucun des termes retenus par le droit ne peut épuiser la relation d’un livre à ses auteurs et encore moins dans le cas d’une écriture en commun. Si l’on veut savoir qui est PUMA, mieux vaut abandonner la piste du droit et se tourner vers l’expérience sensible de l’écriture collective telle qu’elle est présentée par Deleuze et Guattari [2] :
Nous avons écrit L’Anti-Œdipe à deux. Comme chacun de nous était plusieurs, ça faisait déjà beaucoup de monde. Ici nous avons utilisé tout ce qui nous approchait, le plus proche et le plus lointain. Nous avons distribué d’habiles pseudonymes, pour rendre méconnaissable… Non pas en arriver au point où l’on ne dit plus je, mais au point où ça n’a plus aucune importance de dire ou de ne pas dire je. Nous ne sommes plus nous-mêmes. Chacun connaîtra les siens. Nous avons été aidés, aspirés, multipliés.
Le livre, sorti en mai 2019 [3], continue de trouver ses lecteurs et ses lectrices. Outre le circuit de distribution officiel, il circule dans les bistrots, les squats d’artistes ou de migrants, les jardins partagés ou occupés, tous les lieux où se cherche, se construit et parfois se vit une critique en acte du modèle de développement engendré par le processus de métropolisation. Tous ces interstices dans lesquels des habitants tentent d’échapper à leur condition d’individus isolés, aménagés et déménagés, connectés et contrôlés, et à leur devenir de touristes dans leur propre ville, spectateurs de leur vie. Dans le contexte nantais, le livre invite à explorer de nouveaux territoires, à mener de nouvelles enquêtes collectives capables de produire de l’intelligence collective sur ce qui nous arrive.