Situé sur la rive droite de la Garonne, sur les friches de l’ancienne caserne militaire Niel, l’Écosystème Darwin, tiers-lieu « branché » à « l’esprit d’entreprise engagé », est devenu au fil des années un lieu emblématique de la métropole bordelaise. On y vient aussi bien pour travailler, se restaurer ou s’amuser. C’est également un lieu de vie pour quelques familles arrivées en France, sans droit ni titre, hébergées au sein d’un « village » constitué de Tétrodons [1]. Selon les acteurs de ce lieu, il y aurait un « esprit Darwin » qui le distinguerait des autres lieux « alternatifs » valorisés dans les stratégies d’attractivité territoriales métropolitaines – tels que Les Grands Voisins à Paris ou Les Halles du Faubourg à Lyon –, grâce à une combinaison d’éléments, comme son ancienneté, son orientation écologique, ses modalités de financement et de gestion.
Lieu de concentration des logiques capitalistes à l’œuvre (Harvey 2015), la ville est devenue un lieu de mise en visibilité des conflits opposant l’urbanisme traditionnel, mainstream, fondé sur des logiques productivistes de type descendant, et « l’urbanisme alternatif », né d’initiatives dites ascendantes, valorisant d’autres principes, tels que le « faire ensemble », la convivialité ou l’expérimentation (Reynaud-Desmet 2012). Ces principes trouvent depuis plusieurs années un écho favorable dans un contexte marqué par la circulation de discours critiques (décroissance, collapsologie) et de pratiques plus ou moins radicales (déconsommation, DIY, low-tech) en matière d’écologie. Cependant, l’urbanisme alternatif semble de plus en plus intégré, de façon transitoire, aux opérations de transformation urbaine, ce qui contribue à amoindrir la dimension militante souvent à l’origine de ces expérimentations (Chatterton 2010).
Cet article propose de mettre en lumière deux enjeux structurant fortement le fonctionnement de ce lieu hybride, pris dans une tension entre volonté de garantir son indépendance vis-à-vis du secteur public et résistance face aux logiques actuelles de l’urbanisme transitoire. Plus précisément, c’est dans le cadre du conflit qui oppose depuis plusieurs années les acteurs de l’Écosystème Darwin à un projet d’aménagement de grande ampleur que seront analysées les temporalités, les modalités d’actions et les formes de résistance mises en œuvre pour garantir cet « esprit » qui se veut particulier [2].
« L’esprit d’entreprise » au service de l’alternative
L’origine de ce projet revient à Philippe Barre, patron d’une agence de communication, qui s’associe avec Jean-Marc Gancille, directeur de la communication chez Orange. Dotés de convictions écologiques et souhaitant mettre un terme, selon les mots de Jean-Marc Gancille, « à leur contribution au greenwashing [3] », ils décident d’unir leurs idées et leurs ressources dès 2007 pour travailler à l’élaboration de ce projet. Cette initiative propose un modèle mixte, alliant économie de marché (offre d’espaces de coworking à disposition de start-ups responsables en matière d’écologie), et l’accueil, à titre gratuit, d’activités non rentables économiquement (non-profit organizations), fondées sur l’accueil de structures associatives à vocation sociale, solidaires et sportives, financées par le prélèvement de 5 % du chiffre d’affaires de chaque entreprise hébergée sur le site. Dès ses prémices, le projet souhaite réunir dans un même lieu deux « mondes » souvent opposés, tout en affirmant sa vocation entrepreneuriale et la recherche de profit, socle sur lequel se fondent les conditions de possibilités de l’accueil et du soutien aux activités associatives.
Ils ciblent alors un ensemble de délaissés urbains composés de friches ferroviaires, industrielles et militaires, susceptibles d’accueillir de futurs projets urbains. L’ancienne caserne militaire Niel, haut lieu des cultures urbaines, notamment du graff, répond aux critères recherchés (volume et esthétisme des bâtiments, atmosphère underground…). Initialement promise à la démolition, celle-ci s’inscrit dans le périmètre d’un projet de ZAC, qui sera créée en juillet 2009 [4]. La Communauté urbaine de Bordeaux (CUB) voit ici le potentiel d’un lieu d’expérimentation « vitrine » au sein du futur quartier Bastide Niel et soutient alors largement le projet. Un accord est trouvé début 2009, par la signature de la vente d’1 hectare de friches pour 1,3 million d’euros entièrement financé sur les fonds propres de Philippe Barre [5]. L’obtention d’une labellisation par le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) acte le caractère innovant du projet en matière d’environnement, et va grandement favoriser la recherche de financements privés.
Le groupe Évolution, maison mère créée en 2006 qui pilote et gère aujourd’hui le site, recueille plus de 13 millions d’euros obtenus auprès des banques. Jean-Marc Gancille précise : « moins de 5 % des fonds étaient de l’argent public. […]. On s’est même payé le luxe de refuser l’entrée dans le capital de la Caisse des dépôts, qui voulait mettre 1 million ! [6] ». Ce refus exprime la volonté de ne pas dépendre des subventions du secteur public. Il témoigne à la fois d’un « esprit entrepreneurial » et d’un esprit militant libertaire, défiant vis-à-vis des collaborations envisagées avec l’État pensé comme une potentielle entrave au développement des dimensions expérimentales du projet et, plus largement, de la liberté d’agir et de penser (Frère et Jacquemain 2013, p. 20). Le projet se différencie des opérations immobilières classiques financées par le biais d’un partenariat public-privé (PPP). Si des Autorisations d’occupation temporaire (AOT) ont été signées dès 2010 et des bâtiments occupés sur l’emprise de la ZAC dès le début du projet, les apports privés sont aujourd’hui notables. Le fonds Finance et Solidarité du groupe Amundi a récemment apporté son soutien en contribuant à hauteur de 3,5 millions d’euros. Cela participe notamment au financement des actions d’urgence entreprises durant le premier confinement lié à la pandémie de la Covid-19 avec la mise en place d’une plateforme de stockage et d’approvisionnement alimentaires et de produits d’hygiène, ainsi qu’un lieu d’hébergement pour les personnes SDF accompagnées d’animaux de compagnie, les mères isolées avec ou sans enfants et les mineurs non accompagnés. Ici encore, les registres capitaliste et militant s’entremêlent et sont envisagés par les acteurs, au-delà des contradictions apparentes, comme le produit d’une stratégie entrepreneuriale engagée garante de l’équilibre, de l’indépendance et de l’autonomie du lieu vis-à-vis des structures publiques. Ils revendiquent ainsi se servir du capitalisme, qui cherche à verdir ses investissements financiers, pour mener des initiatives alternatives, voire militantes au sein de leur projet [7]. Ce partenariat met en évidence l’implication croissante de la finance dans les rouages de la transition écologique, faisant émerger de nouveaux acteurs de la fabrique de la ville « durable » revendiquant leur autonomie vis-à-vis de l’État sans dissimuler leur proximité avec les milieux de la finance. Ainsi, si l’opération a été soutenue par la collectivité au début du projet, pour l’intérêt lié à la dynamique de préfiguration du projet de ZAC à venir, celle-ci ne s’engage ni dans le financement des travaux de réhabilitation, qui débutent en 2010, ni dans l’animation des programmations envisagées sur ces 10 000 m2.
Après un an et demi de travaux, Darwin donne naissance en 2012 à deux plateaux de coworking, aux étages des deux bâtiments réhabilités sur une surface totale de 6 500 m2. Un restaurant « bio », Le Magasin général, attenant à une épicerie, verront le jour en 2014 au rez-de-chaussée, de même que La Manufacture, espace multifonctionnel, abritant la programmation événementielle.
Cet espace abrité constitue la terrasse du restaurant. À droite de l’image apparaît une partie de la structure emblématique du lieu : le Vortex.
© Arnaud Mège.
L’occupation d’emprises attenantes de manière non cadrée sera régularisée par la mise à disposition de foncier par la collectivité, via la signature des AOT reconductibles chaque année permettant aux acteurs de l’Écosystème Darwin de bénéficier d’1 hectare supplémentaire pour impulser des programmations non marchandes, revendiquées comme le cœur de « l’ADN de Darwin [8] » : création d’un skatepark couvert (AOT jusqu’en 2015), espace dédié à l’agriculture urbaine, atelier participatif de réparation de vélos, offre de locaux à destination d’associations sportives et de solidarité (AOT jusqu’en 2016).
À gauche, le skatepark couvert : Le Hangar, à droite les bâtiments accueillant des associations sportives et de solidarité.
© Arnaud Mège.
Derrière le slogan « La nature en ville » se trouve un espace dédié à l’agriculture urbaine. À droite de l’image, un Tétrodon réhabilité servant de cabane de jardin, et à gauche, un dôme géodésique réalisé à partir de matériaux de récupération abritant des cultures potagères.
© Arnaud Mège.
Faire durer le temporaire pour résister à l’urbanisme transitoire
Les années 2015 et 2016 marquent la fin des AOT accordées par la collectivité, qui s’est engagée à restituer ces emprises à l’aménageur de la ZAC Bastide Niel, Bordeaux Métropole Aménagement (BMA). Cependant, les acteurs de l’Écosystème Darwin refusent cette logique au nom de la valeur d’usage créée. Un rapport de force s’instaure avec l’aménageur. Les acteurs du lieu et des usagers se rassemblent autour du slogan militant « #laissonspasbéton », afin d’organiser une masse critique contestant la politique de la métropole et de la ville en matière d’urbanisme [9], jugée déconnectée des réalités sociologiques et écologiques, avec la réalisation de projets de très grande ampleur sans autre perspective que celle de répondre aux ambitions affichées de la métropole « millionnaire » (Hirschberger, Pinson et Reiffers 2018). Un conflit juridique est ouvert depuis 2016, ayant gagné en intensité jusqu’en 2021 [10]. L’arrivée de l’élu écologiste, Pierre Hurmic, à la tête de la ville en 2020, et surtout celle de Claire Vendée à la direction de BMA fin 2021, engendrent une nouvelle configuration d’acteurs, plus favorables aux échanges et à l’élaboration de compromis, entre impératifs économiques liés à l’équilibre du bilan financier de la ZAC et aspirations politiques à visée écologique, nécessitant de valoriser d’autres manières de fabriquer la ville.
En faisant acte de résistance, les défenseurs de l’Écosystème Darwin ont longtemps mis en évidence un clivage profond entre leurs manières de faire (réhabilitation, intensification, esthétique DIY, expérimentation) et celles valorisées par l’aménageur de la ZAC (démolition-reconstruction, labélisation, standardisation, densification). Ils proposent ainsi une autre manière de fabriquer la ville, critique à la fois des projets urbains de grande ampleur mais aussi des occupations temporaires et transitoires, qui se multiplient ici ou là dans le temps intercalaire de la programmation urbaine. Philippe Barre précise : « Je me bats contre l’urbanisme temporaire. Pour moi, l’urbanisme temporaire est un concept inventé par certains dans la promotion immobilière pour légitimer l’opportunité de bénéficier de la mise en valeur d’un quartier ou de friches, le temps de mettre en place des grands projets urbains pour lesquels on est souvent très déçus [11]. » L’Écosystème Darwin vise à se démarquer ouvertement de ce qui tend à devenir une nouvelle manière de faire la ville, caractérisée par l’activation rapide et temporaire de friches, par l’intermédiaire d’une programmation attractive, en amont de la réalisation de projets urbains « classiques ». En cherchant à acquérir dès le départ leur foncier, pour sécuriser la mise en place du projet, les acteurs de l’Écosystème Darwin ont défini les contours d’un lieu d’expérimentation pérenne. Cet enjeu de la durée des projets semble aujourd’hui traverser bon nombre de réflexions menées par les acteurs de l’urbanisme temporaire en France qui, s’ils voient bien l’opportunité offerte pour les occupants et usagers d’investir des espaces vacants, voient également la faible portée de leurs actions dans le temps.
Cette mise en perspective de la fabrication de l’Écosystème Darwin permet d’éclairer de multiples enjeux tout en révélant la présence de deux pôles en tension, entre activités marchandes et expérimentations « alternatives » en matière d’urbanisme. L’« esprit Darwin » s’inscrit dans cette volonté de ne pas découpler ces deux pôles, dont l’existence de l’un (non marchand) dépend largement du bon fonctionnement de l’autre (marchand). La dimension militante et contestataire face aux logiques capitalistes trouve ainsi une cohérence dans un projet plus global, pensé à long terme, en cherchant à faire un bon usage (en accord avec les principes de durabilité) des profits générés.
L’activité économique au service de « l’alternative » se pose en modèle stratégique permettant de lier vision à long terme et expérimentations concrètes, réalisées « ici et maintenant ». Toutefois, la configuration dans laquelle se trouve pris l’Écosystème Darwin depuis plusieurs années interroge la possibilité de tenir le rapport de force. Ainsi, le devenir du lieu reste incertain quant au maintien de cet « esprit entrepreneurial engagé », entre îlot de résistance barricadé et futur élément marchand d’un quartier standardisé.
Bibliographie
- Adisson, F. 2017. « Choisir ses occupants. Quand les grands propriétaires adoptent des collectifs pour la gestion transitoire des friches urbaines », Métropolitiques.
- CETE Sud-Ouest-CETE Est, L’urbanisme de projet en chantier : le projet Darwin, PUCA/Urbanisme de projet en chantier.
- Chatterton, P. 2010. « So what does it means to be anti-capitalist ? Conversations with activistes from urban social centres », Urban Studies, n° 47, p. 1205-1224.
- Drozdz, M., Guironnet, A. et Albert, L. 2020. Dossier « Les villes à l’ère de la financiarisation », Métropolitiques.
- Frère, B. et Jacquemain, M. (dir.). 2013. Résister au quotidien ?, Paris : Presses de Sciences Po.
- Harvey, D. 2015. Villes rebelles. Du droit à la ville à la révolution urbaine, Paris : Buchet Chastel.
- Hirschberger, S., Pinson, G. et Reiffers, É. 2018. « L’appel à projets urbains “50 000 logements” à Bordeaux : la mise en échec de la métropole stratège », Métropolitiques.
- Reynaud-Desmet, L. 2012. « La fabrication de la ville durable entre conflit et participation : les activistes urbains écologistes en région parisienne », L’Information géographique, n° 76, p. 36-51.