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« Bye-bye les friches ! » Densifier la ville sur les friches, une panacée ?

Densifier les friches, une panacée pour promouvoir la ville compacte ? Le collectif Inter-Friches interroge les différents modes de régulation des friches et les formes d’action publique qu’elles suscitent en France, en Belgique et en Suisse.

Friches urbaines et densification

Arrêter l’extension des surfaces urbanisées (« no net land take ») : tel est l’objectif qu’a fixé la Commission européenne pour les États membres d’ici à 2050. Pour cela, elle propose une plus forte densification et réhabilitation des terrains urbains. Cet objectif rejoint les politiques publiques de plusieurs pays, qu’il s’agisse de la révision de la Loi Aménagement du territoire (LAT) en Suisse, du « Stop Béton » en Belgique, ou encore du Zéro artificialisation nette (ZAN) français. Ces politiques ont pour origine une reconsidération de la densité dans les années 1980 et l’émergence de la notion de développement durable dans la décennie suivante. Deux arguments principaux nourrissent ce discours en faveur d’une plus grande densité et compacité des villes : l’économie des ressources en sol et en énergie ; la nécessité d’atteindre une masse critique d’habitants pour viabiliser les transports en commun, les commerces, services et équipements répondant aux besoins quotidiens (Declève et al. 2009).

Dans ce cadre, les friches sont considérées comme des leviers de densification potentielle, des vides à bâtir, des réserves foncières (Brun et al. 2019). Ces leviers favorisent une ville plus compacte (Andrès et Bochet 2010) qui se caractérise, en réaction à la ville étalée, par « des densités élevées, un urbanisme des trajets courts, une forte accessibilité, une mixité fonctionnelle, une articulation accrue aux différents réseaux de transports en commun » (Rérat 2006).

Les friches urbaines sont évoquées également pour répondre à des objectifs de requalification et de renouvellement urbain, afin de redonner de la valeur à des territoires, dits déqualifiés, et « reconstruire la ville sur la ville ». Les politiques publiques, axées sur le développement de villes « denses », « renouvelées » et « recyclées », évoquent régulièrement la crise du logement pour justifier des opérations immobilières sur les friches. Pourtant, ces dernières ne sont pas toujours de nature à diminuer le mal logement, en raison notamment de la faible proportion de logements sociaux planifiés.

Ainsi, la densification des friches est souvent présentée comme la nouvelle panacée du développement territorial, passant sous silence plusieurs de leurs caractéristiques, en particulier leur diversité et leurs fonctions. Or, en aménagement, les recherches récentes sur les friches urbaines soulignent l’intérêt de l’existence d’espaces qui sortent du cadre conventionnel de la planification (Mazy 2014). Un travail collectif, initié depuis 2018 par des chercheurs et chercheuses d’horizons disciplinaires différents, réunis dans le réseau Inter-Friches, vise ainsi à explorer le caractère polysémique du concept de friches urbaines. Grâce à l’arpentage commun de friches au cours d’ateliers collectifs (en France : Saint-Denis, Nanterre, Lille ; en Belgique : La Louvière, Charleroi ; en Suisse : Genève…), le réseau étudie leurs ressources, leurs fonctions et les occupations.

Des friches urbaines diverses

Autrefois cantonné à l’espace agricole, le terme de friche a été progressivement étendu à l’espace urbain. Les friches urbaines renvoient aujourd’hui à de nombreuses situations, diversifiées notamment en fonction de leur localisation dans la ville (espaces périurbains, suburbains, voire péricentraux) et leurs caractéristiques intrinsèques : friches bâties ou non bâties, avec une diversité de dimensions, formes, situations cadastrales (nombre et dimension des parcelles, nombre et type de propriétaire : public, privé, entreprises, particuliers…), degré de pollution des sols et de végétalisation, lui-même lié à l’ancienneté de l’abandon du dernier usage. Elles diffèrent aussi par les processus qui les produisent.

Ainsi, beaucoup de friches résultent de la désindustrialisation, en cours depuis les années 1970, et sont souvent situées sur des sols pollués. Les territoires en situation de décroissance connaissent en particulier de nombreuses friches, symptômes d’une crise structurelle liée aux mutations économiques, une faible croissance, voire décroissance démographique, une pression foncière et immobilière plus faible, ou même nulle. C’est le cas des certaines friches étudiées dans des bassins industriels du nord de la France et de Belgique. D’autres friches ont trait au renouvellement urbain : des zones déjà densément urbanisées connaissent une obsolescence liée aux fluctuations de l’économie locale et des modes de vie, comme les friches urbaines étudiées à Saint-Denis (93) et à Genève. Enfin, certaines friches sont issues de la déprise agricole périurbaine : d’anciennes zones agricoles sont aujourd’hui entièrement englobées dans des aires bâties, du fait de l’étalement urbain. Peuvent être également considérés comme friches les multiples espaces produits par le découpage de l’espace par les infrastructures de transport, dits généralement « interstices », friches que les communes orientent souvent vers du jardinage collectif. L’apparition de friches urbaines peut tout aussi bien résulter de l’action publique : dans certains cas, des acteurs publics cherchent à dissimuler des friches comme autant de symptômes d’une décroissance urbaine profonde. Pour cela, ils comblent les friches non bâties en construisant des biens, entraînant, dans un contexte de stagnation ou de diminution démographique, le déplacement d’activités et d’habitants, par effet de vases communicants. Cela accélère l’obsolescence d’autres espaces bâtis sur le territoire (Dubeaux 2017).

Réguler par les friches ?

Aujourd’hui le modèle de la ville dense est parfois remis en cause. Celui-ci est en effet au service de politiques de métropolisation potentiellement discutables : des conséquences internes (exclusion sociale et ségrégation spatiale) et externes (relégation et disqualification brutales des « périphéries ») (Faburel 2018). Les friches urbaines sont au cœur de différentes formes de régulation.

La première concerne la régulation de l’accès au foncier et à l’immobilier. En dehors des friches mobilisées pour le renouvellement urbain perdurent des tènements inconstructibles (pollués, non urbanisables, sans propriétaire, etc.) dont l’image d’abandon permet d’éviter des processus de spéculation, voire de gentrification, comme ce fut le cas pour de nombreuses villes industrielles (Lille, Bruxelles, Liège, etc.) au démarrage de leur processus de revitalisation urbaine. Si cet aspect de la friche peut permettre à certaines populations d’accéder à des logements abordables, y compris dans des centres urbains prisés, cela pose néanmoins la question de la qualité du cadre de vie.

Figure 1. Friche sidérurgique jouxtant le centre-ville de La Louvière (Wallonie, Belgique, 2019)

© K. Mazy.

Le deuxième aspect porte sur une régulation d’usages. Pour les riverains, les friches urbaines peuvent représenter des lieux abhorrés, synonymes de désordre et d’échec, mais aussi des lieux aimés et fréquentés, synonymes de liberté : un refuge dans l’espace contrôlé de la ville. Les friches font ainsi l’objet d’usages informels : du potager pour citadins en manque de terre à l’habitat temporaire pour des populations en situation de grande précarité, comme des communautés roms et des personnes migrantes. Les modes d’appropriation de ces espaces sont nombreux. Les friches urbaines offrent ainsi des ressources pouvant servir à une diversité d’usages, dont certains leur sont spécifiques : habitat, jardinage, expérimentations comme l’agriculture urbaine… Les liens qui s’établissent entre ces pratiques de convivialité, de subsistance et les formes de conflictualité qui se développent sur les friches en font parfois des « communs », en fonction de leur gouvernance, mais aussi de la tolérance ou de l’acceptation par des pouvoirs publics.

Figure 2. Traces d’un jardin sur les Tartres à Pierrefitte-sur-Seine (Métropole du Grand Paris, 2019)

Les friches dites au long cours sont des espaces de développement et de cohabitations d’usages. Ici, le laisser-faire par les pouvoirs publics laisse l’occasion à des jardiniers de s’ancrer dans les friches.
© S. Vanbutsele.

Enfin, un troisième aspect relève d’une régulation écologique et environnementale. Les friches urbaines sont un habitat refuge et support de déplacement pour de nombreuses espèces végétales et animales. En effet, la rareté et l’irrégularité de leur gestion laissent place à une végétation spontanée, qui reflète les usages passés du sol, et à la colonisation par des espèces provenant des milieux environnants (habitat pavillonnaire avec jardins, habitat collectif avec pelouses, zones commerciales ou industrielles sans espaces verts, etc.). Ce sont alors des milieux biologiques qui jouent un rôle dans l’atténuation des effets du changement climatique tout en étant bien différents des autres espaces de nature en ville (parcs publics, jardins).

Les réflexions sur ces friches ont commencé à se développer dans les années 1990 (notamment sur les friches industrielles) et surtout depuis 2000, les édifiant en un véritable objet multidimensionnel des sociétés urbaines. Néanmoins, dans le champ de l’urbanisme, les friches sont surtout considérées en fonction de leurs potentialités futures, en tant qu’espaces à bâtir, supports de densification et rarement en fonction de la complexité de leur état présent (Rey 2013). De l’échelle communale jusqu’aux textes nationaux, voire européens, la friche urbaine est une catégorie qui n’existe que rarement dans le droit de l’urbanisme ; les friches sont d’ailleurs généralement figurées en blanc sur les cartes et plans d’aménagement. Elles représentent toutefois des lieux à fort potentiel dans le mouvement de l’urbanisme tactique ou éphémère.

Perspectives opérationnelles à défricher

Il est possible de définir des postures récurrentes dans l’action publique sur les friches urbaines, qui varient en fonction de différents niveaux de tolérance des acteurs publics face aux formes auto-organisationnelles qui s’y déploient. Mais ces postures dépendent aussi du rôle que peuvent jouer les friches urbaines dans la production de la ville. Ces rôles peuvent être résumés selon quatre postures d’action publique :
1. La friche préservée. Faisant l’objet d’une politique de patrimonialisation ou de conservation, par une « mise sous cloche » à l’instar d’une réserve naturelle, la friche urbaine apparaît comme un réservoir ou un refuge de biodiversité (Kowarik 2011). La friche est surtout envisagée comme une forme de régulation environnementale.

Figure 3. Espaces en friche colonisés par une végétation spontanée (Tours, France, 2015)

Les espaces en friches au sein des deux agglomérations de Tours et de Blois, colonisés par une végétation spontanée, accueillent plus d’un quart de la flore régionale.
© M. Brun.

2. La friche préservée de manière temporaire. Les friches apparaissent entre un usage antérieur qui a pris fin et une fonction future encore non définie. Elles apparaissent et disparaissent en permanence au gré des démolitions, constructions, abandons. Selon une étude (Kattwinkel et al. 2011), le gel de friches industrielles pour une période moyenne de quinze ans avant leur requalification permettrait d’obtenir de meilleurs résultats en termes de conservation de la biodiversité en milieu urbain. En tant que mode de régulation environnementale, les friches peuvent ainsi être intégrées à la planification comme un stock mouvant d’espaces végétalisés, à préserver provisoirement pour leur caractère informel, complémentaire aux espaces verts publics.

Figure 4. Jardin de la Marbrerie à Genève (Suisse, 2020)

Le jardin de la Marbrerie : d’une surface de 500 m², cet espace est situé en plein cœur de Genève (Suisse). Ancien parking pour une fourrière automobile aujourd’hui à l’arrêt et dans l’attente d’un vaste projet immobilier, le lieu a fait l’objet d’une occupation temporaire organisée de 2017 à 2019 avec potagers urbains, espaces de rencontre et festivités de quartier.
© Collectif Inter-Friches.

3. La friche ménagée. À long terme, la friche ménagée est considérée comme un espace support de densification, soit parce qu’elle offre en son sein des surfaces urbanisables, soit parce que le maintien d’un espace vert sur la friche permet une plus grande densité sur ses pourtours. Un aménagement léger de cet espace (panneau explicatif, chemin, quelques bancs…) pourrait en favoriser l’appropriation par les habitants riverains et suppléer, sinon compenser, l’insuffisance des espaces verts publics. Ces dispositifs légers contribuent à ménager le lieu plutôt qu’à l’aménager, c’est-à-dire à lui conférer un rôle au sein de la planification, tout en préservant ses qualités d’espace indéfini, hybride et ouvert aux possibles (Vanbutsele 2017).

Figure 5. Site semi-naturel du Val d’Or à Bruxelles (Belgique, 2013)

Le site semi-naturel du Val d’Or est une ancienne carrière et déchèterie remblayée. Les alentours du site sont marqués par de nombreux projets d’urbanisation. Si l’espace est aujourd’hui reconnu comme zone verte, la question de sa gestion et de la préservation de son caractère informel reste ouverte.
© V. Vanbutsele.

4. La friche partagée. Différentes possibilités existent dans la mise en partage des friches. Elles permettent d’optimiser leur valeur d’usage. Des dispositifs de maîtrise et de gestion plus ou moins importants, orchestrés par les pouvoirs publics, permettent le laisser-faire, la participation ou encore la contribution habitante. La friche partagée devient un support pour différentes pratiques d’acteurs intermédiaires qui prennent une part active à cette fabrique de la ville. Cette posture s’accompagne cependant d’un processus de standardisation et de normalisation des usages qui intègre certains acteurs, mais en écarte d’autres (Mattoug 2021). Selon les usages, elle permet tantôt de jouer un rôle de régulateur des prix du foncier, tantôt d’en accélérer leur hausse.

Figure 6. Le projet « Vive les Groues » de Yes We Camp à Nanterre (Métropole du Grand Paris, 2019)

En lieu et place de campements, ce projet, inscrit dans le cadre de la ZAC des Groues, propose des préfigurations d’usages, tels que le jardinage, le bricolage, le compostage par une occupation temporaire de « Vive les Groues ».
© P.-Y. Brunaud.

Ces différentes pistes – la friche préservée, la friche préservée de manière temporaire, la friche ménagée et la friche partagée – ne coexistent pas d’emblée et peuvent représenter des postures contradictoires qui appellent donc à des arbitrages politiques déterminants. Enfin, quel que soit le mode d’action sur les friches urbaines, la démarche reste intrinsèquement paradoxale puisqu’elle consiste à clarifier le statut d’un espace qui par définition est flou et ambigu. L’avenir dira si, probablement grâce aux mobilisations citoyennes, les acteurs de la planification urbaine seront à même d’intégrer les friches en valorisant l’ensemble des ressources qu’elles représentent pour les villes et leurs habitants.

Bibliographie

  • Andres, L. et Bochet, B. 2010. « Ville durable, ville mutable : quelle convergence en France et en Suisse ? », Revue d’Économie régionale et urbaine, n° 4 (octobre), p. 729-746.
  • Brun, M., Di Pietro, F. et Martouzet, D. 2019. « Les délaissés urbains : supports de nouvelles pratiques et représentations de la nature spontanée ? Comparaison des représentations des gestionnaires et des habitants », Nouvelles perspectives en sciences sociales, vol. 14, n° 2, p. 153-184.
  • Declève, B., Ananian, P., Anaya, M. et Lescieux, A. 2009. Densités bruxelloises et formes d’habiter, Ministère de la Région de Bruxelles-Capitale, Direction Études et Planification Administration de l’Aménagement du Territoire et du Logement.
  • Dubeaux, S. 2017. Les Utilisations intermédiaires des espaces vacants dans les villes en décroissance, thèse de doctorat, École normale supérieure.
  • Faburel, G. 2018. Les Métropoles barbares, Paris : Le Passager clandestin.
  • Kattwinkel, M., Biedermann, R. et Kleyer, M. 2011. « Temporary Conservation for Urban Biodiversity », Biological Conservation, vol. 144, n° 9, p. 2335-2343.
  • Kowarik, I. 2011. « Novel Urban Ecosystems, Biodiversity, and Conservation », Environmental Pollution, vol. 159, n° 8-9, p. 1974-1983.
  • Mattoug, C. 2021. « Les paysagistes du vide urbain : formes et figures de médiation des usages populaires face aux contraintes de l’aménagement », Urbia. Les cahiers du développement durable, hors-série n° 7.
  • Mazy, K. 2014. Villes et ports fluviaux : le projet comme dispositif de reconnexion ?, thèse de doctorat, Université libre de Bruxelles-Université de Lille.
  • Rérat, P. 2006. « Mutations urbaines, mutations démographiques. Contribution à l’explication de la déprise démographique des villes-centres », Revue d’économie régionale et urbaine, n° 5 (décembre). p. 725-750.
  • Rey, E. 2013. Régénération des friches urbaines et développement durable. Vers une évaluation intégrée à la dynamique du projet, Louvain : Presses universitaires de Louvain.
  • Vanbutsele, S. 2017. Du ménagement de l’espace ouvert au dé-ménagement de la ville : exploration des sites semi-naturels pour une densification qualitative de Bruxelles, Louvain : Presses universitaires de Louvain.

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Pour citer cet article :

Collectif Inter-Friches, « « Bye-bye les friches ! » Densifier la ville sur les friches, une panacée ? », Métropolitiques, 15 novembre 2021. URL : https://metropolitiques.eu/Bye-bye-les-friches-Densifier-la-ville-sur-les-friches-une-panacee.html

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