L’urbanisation croissante du monde contemporain confronte l’écologie, ou science de la nature, à de nouveaux défis, intégrant peu à peu les environnements urbains dans leurs champs d’étude. Longtemps perçue comme une science des espaces naturels ou de milieux fortement anthropisés comme les espaces agricoles ou forestiers exploités, l’écologie s’est immiscée, au cours des dernières décennies, dans les villes, jusqu’à voir émerger une « écologie urbaine ». L’ouvrage collectif Quand l’écologie s’urbanise, dirigé par Joëlle Salomon Cavin et Céline Granjou, décrit cette mutation avec une approche interdisciplinaire réunissant chercheurs en sciences naturelles, en sciences sociales et gestionnaires urbains [1]. Structuré en trois parties, ce livre propose une lecture historique de l’écologie urbaine et ses concepts fondateurs, analyse la manière dont la ville fait évoluer la recherche dans ses représentations et ses méthodes, et examine la mise en pratique des savoirs écologiques dans les projets d’aménagement. Formulant l’enjeu de l’urbanisation de l’écologie scientifique, les auteurs examinent les transformations récentes de cette discipline à travers diverses échelles, lieux et thématiques : parcs publics, jardins privés, friches, nouveaux quartiers et systèmes urbains. Les onze chapitres présentent des études, des partages d’expériences et des témoignages issus de villes françaises, suisses et allemandes. D’une part, l’ouvrage analyse comment la ville influence l’écologie en modifiant ses concepts, ses pratiques, ses imaginaires ; d’autre part, il examine l’impact de l’écologie sur la ville, en orientant sa conception et sa gestion. Les auteurs montrent comment la ville et l’écologie interagissent, se transforment mutuellement, voire s’associent, pour dépasser l’opposition entre nature et urbanité.
Une discipline en mutation
Jusqu’à la fin du siècle dernier, l’écologie, perçue comme une science de la nature, considérait la ville comme un environnement « dénaturé » et hostile à la biodiversité. La discipline excluait donc le milieu urbain des recherches, le réservant aux domaines de l’urbanisme, de la géographie ou de la sociologie. Cette situation a évolué à partir des années 1990, avec l’affirmation de la notion de « biodiversité ordinaire » et « urbaine », jusqu’alors jugée sans valeur de conservation et négligée dans les politiques de protection de la nature. L’intérêt croissant pour les friches urbaines, ainsi que toutes les autres présences de phénomènes naturels dans les lieux délaissés par la planification, témoigne de cette évolution. Perçues comme des espaces spontanés et marginaux, mais aussi comme des milieux de vie à part entière, elles sont devenues des terrains d’étude privilégiés, révélant des formes inédites d’adaptation écologique. Dans un contexte de croissance des espaces urbanisés à l’échelle mondiale, les années 2000 marquent un tournant : reconnaissance de l’Anthropocène, constat de la pression exercée par le développement urbain sur les milieux naturels, conscience accrue de l’effondrement de la biodiversité, affirmation du concept de « métabolisme urbain » (Barles, p. 64). L’écologie scientifique s’ouvre aussi à l’échelle territoriale, cultivant l’ambition de mettre en réseau certaines continuités écologiques, notamment avec les « TVB » (Trames vertes et bleues) [2] : l’interconnexion des espaces tend à rompre les dichotomies entre sauvage et artificiel, naturel et humain, posant la question de savoir si une écologie non urbaine pourrait encore exister.
L’écologie urbaine demeure un domaine aux contours flous et aux définitions multiples, échappant aux classifications académiques strictes. Elle n’en représente pas moins une perspective d’intégration alliant sciences naturelles et sciences humaines, où se mêlent divers domaines, comme l’ingénierie et l’urbanisme. Son origine est souvent associée aux travaux de l’École de Chicago des années 1920 (Joseph et Grafmeyer 2004) analysant la ville comme un écosystème social, bien que le terme « écologie urbaine » n’ait pas été explicitement utilisé par ces chercheurs (Cefaï et al. 2024). Les sciences participatives, qui impliquent les citoyens dans la collecte de données écologiques tout en les sensibilisant aux enjeux environnementaux, reflètent cette tendance d’intégration. Des initiatives comme Vigie-Nature [3] permettent aux citadins de s’engager activement dans la recherche scientifique, en redéfinissant les modes de production des connaissances écologiques. Cette perspective invite les élus et gestionnaires urbains à s’appuyer sur la recherche scientifique et la participation citoyenne pour repenser leurs politiques locales : financer des observatoires de biodiversité en ville, tels que les Atlas de la biodiversité communale (ABC), réaliser des inventaires naturalistes pour actualiser leurs diagnostics environnementaux, etc. Par ailleurs, la Stratégie nationale pour la biodiversité (SNB 2030) encourage la « mobilisation de tous les acteurs de la société [4] », en créant des instances de concertation durables entre élus, habitants, associations et experts.
De la ville construite à la « ville vivante »
L’ouvrage mentionne la notion de « ville vivante [5] » : la ville n’est plus seulement un espace bâti, issu d’une vision planificatrice, mais un « lieu de coexistence et de convivialité multi-espèces », où l’on cherche à « considérer la diversité des êtres vivants humains et non-humains peuplant la ville, comme un ensemble de devenirs mêlés se façonnant mutuellement » (Granjou, Salomon Cavin et Boisvert, p. 13). Ce regard moins anthropocentré se rend attentif à la capacité d’un espace urbain à accueillir une « biodiversité urbaine » spécifique et à interagir avec elle. Le « verdissement de la pensée de la ville » se décline en deux convergences, d’après l’ouvrage : d’une part, l’intégration des préoccupations de conservation dans les espaces urbains, qui vise à préserver la biodiversité à l’aide des espaces verts – illustrée par la loi Labbé, dont l’application en 2017 a interdit l’usage de pesticides par les collectivités et favorisé l’émergence d’îlots refuges pour différentes espèces animales en ville, comme les abeilles et certains oiseaux ; d’autre part, la transformation de certains lieux en nouveaux « communs urbains » (Granjou, Salomon Cavin et Boisvert, p. 12) incluant les friches et les espaces résiduels non bâtis. Cette seconde approche ne se limite pas aux espaces verts gérés, mais s’étend à tous les espaces résiduels végétalisés. La création de Parcs naturels urbains (PNU) [6] illustre cette démarche visant à tenir compte des espaces végétalisés au cœur des villes sans délimitations précises.
Dépassant l’écologie comme discipline, ce concept s’étend aux pratiques urbanistiques. Le concours d’idées Europan, dédié à l’architecture, à l’urbanisme et au paysage, a consacré ses deux dernières éditions au thème « Villes vivantes ». Il invitait les participants à penser l’espace urbain à partir des processus écologiques en se posant « la question des capacités régénératrices des milieux vivants autour de nouvelles écologies architecturales, urbaines et paysagères, tentant de dépasser l’opposition nature-culture et l’anthropocentrisme [7] ». Cet exemple montre le « pouvoir de transformation » de la place accordée aux vivants dans la conception des villes. Chercheurs, concepteurs et gestionnaires s’intéressent aux potentiels du milieu urbain, en rupture avec la « ville destructrice » des ressources de la campagne productrice, pour répondre aux enjeux contemporains : circuits de proximité, économie circulaire et réemploi, reconnexion de l’humain aux dynamiques vivantes et à la saisonnalité, reconnaissance de la vie des sols, régénération de la matière.
Quel(s) vivant(s) en ville ?
Pour autant, l’intégration des autres qu’humains au milieu urbain soulève des paradoxes, notamment pour la gestion de la flore et de la faune exogènes. Les gestionnaires sont confrontés au dilemme d’éradiquer ces espèces pour préserver la biodiversité locale ou bien de les intégrer dans une approche plus inclusive de l’écologie urbaine. Le chapitre 5, « Réinterroger ce qu’est la nature en ville avec les tortues exotiques des parcs publics de Strasbourg », illustre la façon dont les spécificités du milieu urbain, ici la possibilité d’abriter une espèce exotique, ébranlent les représentations et pratiques des chercheurs et des citadins avec « un nouveau paradigme de la nature sauvage en ville » (Glatron, Hector, Meinard, Philippot et Georges, p. 174). La présence de cette nature nourrit l’imaginaire collectif et renforce le lien des citadins avec leur environnement. Ces animaux, bien que considérés comme des espèces invasives, deviennent des symboles de bien-être et d’évasion, suscitant des débats sur leur gestion. Les friches urbaines, autrefois perçues comme des espaces en attente d’aménagement, sont progressivement reconnues comme des réservoirs de biodiversité favorisant la cohabitation entre humains et autres qu’humains. Elles ont été une porte d’entrée majeure en ville pour les sciences de la nature, notamment l’écologie. À la fois territoires délaissés et refuges pour une nature spontanée, elles contrastent avec une végétation idéalisée, à l’instar des toitures et façades végétalisées, qui peuvent exiger une forte technicité pour les maintenir. Elles évoquent un imaginaire riche : espaces alternatifs, « esthétique du non-design », lieux cachés, d’aventure et de découverte, en opposition avec les « conceptions bourgeoises d’une nature urbaine spontanée comme antithèse de l’espace urbain » (Gandy, p. 38). Elles cristallisent toutes sortes de tensions : présence de plantes répertoriées comme envahissantes (renouée du Japon, ailante, robinier), d’insectes ou de petites faunes à mauvaise réputation. Pour Nathalie Blanc, dans le chapitre « L’animal dans le viseur de l’écologie urbaine » (p. 95-121), il est urgent d’inventer de nouveaux récits sur les désirs d’habiter et les espèces indésirables, interrogeant notre rapport esthétique et sensible au vivant.
Une écologisation de la conception et de la gestion urbaines
L’ouvrage plaide pour l’implication de l’écologue dès les premières étapes de la conception de l’espace, dépassant le verdissement superficiel pour tendre vers un « projet urbain écologique ». La demande croissante pour l’intégration des enjeux écologiques dans la planification, notamment par les collectivités locales, nécessite une collaboration précoce et renforcée entre les écologues et les différents acteurs impliqués dans la conception de la ville : paysagistes, urbanistes, architectes, décisionnaires, gestionnaires. Seule l’imbrication des visions et des compétences pourra garantir l’épanouissement de la biodiversité tout en répondant aux besoins et aux spécificités des projets urbains. En ce sens, l’écologue peut intervenir dans les phases d’avant-projet aux côtés de l’équipe conceptrice, à l’aide de préconisations ou de modélisations, afin d’établir un cadre qui équilibre les enjeux écologiques avec les exigences urbaines. De plus, il pourrait davantage accompagner les communes dans la définition de documents d’urbanisme ambitieux et pertinents à intégrer, comme dans le cadre du PLUi de Grenoble-Alpes Métropole, où une Orientation d’aménagement et de programmation (OAP) « Paysage & Biodiversité » a été intégrée [8]. Le chapitre 8 présente un outil « d’écopotentialité » qui vise à évaluer l’impact du plan de masse d’un futur quartier selon différents indicateurs écologiques : densité d’arbres, surfaces perméables, végétalisation des toitures. Toutefois, cette démarche ne couvre pas l’intégralité d’un projet, dont certains éléments du programme peuvent interférer avec les indicateurs écologiques : l’intégration du prisme écologique relève du pôle de conception, voire du commanditaire-décisionnaire. Davantage qu’un prescripteur, l’écologue pourrait devenir une force de proposition, guidant l’équipe. Cependant, ces profils restent minoritaires.
Les enjeux de biodiversité en ville ne s’arrêtent pas à la phase de conception. La place des écologues est pertinente tout au long du processus, de la commande à la gestion. Dès la phase de diagnostic, leur expertise est essentielle pour établir un état des lieux précis, afin de préserver au mieux la diversité biologique existante. Une fois le projet réalisé, ils mènent un suivi écologique et aident les décideurs-gestionnaires à définir leurs plans de gestion. Dans le cas de la Petite Ceinture à Paris, présenté par Julie Scapino (chap. 9), l’écologue endosse le rôle d’assistance à la maîtrise d’ouvrage. En collaboration avec le maître d’œuvre paysagiste, un cahier des charges corédigé avec l’écologue est signé par les entreprises responsables de l’entretien, garantissant le respect des objectifs écologiques. En parallèle, les gestionnaires municipaux, selon leurs contraintes locales et expériences de terrain, pourraient être associés en amont pour coconstruire ces clauses.
De même que l’écologie se réinvente, le rôle du paysagiste concepteur dépasse le simple aménagement conventionnel de la « nature en ville » : il devient à la fois médiateur entre une pluralité d’interlocuteurs urbains – politiques, techniciens, habitants, experts ; et interprète des dynamiques écologiques, œuvrant à faire reconnaître les non-humains dans les démarches de projet. Loin de se limiter à une esthétique verte ou à des zonages circonscrits, les stratégies urbaines visent à accompagner la complexité des systèmes vivants et leurs temporalités. En miroir, l’écologue ne se cantonne plus au statut de conservateur de l’expertise naturaliste du « non bâti » : confronté à des milieux en pleine urbanisation, il doit relever les défis d’inclusivité et intégrer une diversité inédite d’habitats et d’habitants. Avec l’essor des démarches participatives et la reconnaissance des écosystèmes en place et en devenir, la conception et la gestion des projets de transformation des espaces ne peuvent plus être l’apanage des seuls experts, mais s’élaborer comme une construction collective. L’ouvrage révèle une écologie qui n’est en rien figée, mais incarne un terrain d’expérimentation permanent modifiant nos manières de voir, de concevoir et d’habiter la ville.
Bibliographie
- Cefaï, D., Berger, M., Carlier, L., Gaudin, O. (dir.). 2024. Écologie humaine, une science sociale des milieux de vie, Saint-Étienne, Créaphis éditions.
- Joseph, I. et Grafmeyer, Y. (éd.). 2004 [1979]. L’École de Chicago, naissance de l’écologie urbaine, Paris, Flammarion.






















