Un groupe professionnel indispensable à la vie de la cité reste pourtant invisibilisé et méconnu : celui des éboueurs et des balayeurs du secteur public. Ces ouvrier·es ont été fugitivement salués pour leur rôle joué en « seconde ligne » lors de la crise sanitaire. Rendus visibles lors des grèves, ils ont aussi été médiatisés dans le cadre de la réforme des retraites ou du temps de travail des fonctionnaires. Mais le plus souvent, ces agents du service public demeurent peu valorisés ou reconnus, et continuent de faire l’objet de nombreux stigmates ou préjugés. Or, en dépit de leur rôle central dans la collectivité, les sciences sociales s’y sont assez peu intéressées. Si le travail en lui-même a été documenté (Corteel et Le Lay (dir.) 2011), on ne sait pas grand-chose de celles et ceux qui l’exercent. Qui sont ces travailleurs et ces travailleuses, et qu’est-ce qui caractérise leur condition professionnelle et sociale ? (Bret 2020). Mobiliser une sociologie du travail et une sociologie des modes de vie permet de dresser le portrait d’un groupe situé dans une zone spécifique de l’espace social, celle des classes populaires urbaines à Paris et en région francilienne, relativement stables mais qui demeurent néanmoins modestes et qui, par conséquent, disposent le plus souvent d’assez de ressources pour « s’en sortir » à peu près et tenter de vivre « comme tout le monde » (Masclet et al. 2020), mais tout en restant exposées au risque de la précarisation. L’article caractérise cette condition sur le plan professionnel pour ensuite revenir sur les conditions d’existence de ces ouvrier·es qui œuvrent dans l’ombre pour l’intérêt général.
Être « pas si mal » en « bas » de la fonction publique
Ces travailleurs des déchets, historiquement marginalisés et stigmatisés, ont fini par bénéficier du renforcement de l’État, du développement de « l’économie verte » et de la régulation du secteur des déchets qui ont conduit, notamment au cours de la seconde partie du XXe siècle, à une amélioration de leurs conditions de travail et d’emploi. Cette déprolétarisation s’est traduite à partir des années 1970 par une amélioration de la position du secteur au sein du marché du travail et par la recomposition sociale du groupe, qui comprenait majoritairement des personnes immigrées à Paris durant les Trente Glorieuses (Prost 2014). Cette transformation en « bon plan », pour une partie élargie des classes populaires, de ce qui a longtemps été un « sale boulot » (Hughes 1996) réservé à des immigrés précarisés, se heurte néanmoins à des processus de sens contraire. Dans un contexte national de privatisations initiées sous le gouvernement de Jacques Chirac (premier ministre et maire de Paris), les vertus protectrices de l’emploi public ont été à la Ville de Paris mises à mal dès les années 1980 : l’externalisation partielle des activités [1] a entraîné un net déclin syndical, l’éclatement du collectif et l’affaiblissement des mobilisations (Prost 2014). Des réformes institutionnelles liées à la politique de décentralisation et l’instauration du new public management ont ensuite, dans les années 2000, notamment conduit à une intensification du travail (Le Lay et Corteel 2014) en parallèle du gel, voire de la baisse de la valeur des salaires (Jaaidane et Gary-Bobo 2008), illustrant la tendance à la fragilisation des services publics (Vezinat 2024).
À cette première ambivalence – un secteur dominé devenu protecteur puis fragilisé – s’ajoute une deuxième, dès lors que l’on se penche sur les situations concrètes de travail. En effet, ce métier ouvrier expose à de nombreuses contraintes (physiques, temporelles, psychiques, relationnelles, organisationnelles, etc.) et agit fortement sur l’espérance de vie (Volkoff 2006), contraignant les agents à préserver leur santé physique et mentale pour faire face à la pénibilité du travail (Bret 2020). Dans le même temps, un ensemble de facteurs (le travail en extérieur, une faible pression hiérarchique, une contrainte limitée de rendement ou de rentabilité, un sentiment d’indépendance et de liberté au travail) permet à ces ouvrier·es de s’accommoder de leur activité et de satisfaire une quête de sécurité, de tranquillité et de répit sur le marché du travail (« Ici, on est bien », « On n’est pas si mal », « Y a pire que nous », etc.). Le « bas » de la fonction publique peut donc aussi offrir quelques compensations et constituer un monde ouvrier alternatif qui préserve, à certains égards, des contraintes perçues comme inhérentes au secteur privé (« Rien à voir avec le privé », « Deux mondes différents »).
Cependant, le groupe reste marqué par une forte diversité interne en termes de rapport au travail (structuré par la trajectoire sociale, l’âge ou la génération, le genre, la trajectoire migratoire ou la dimension ethno-raciale) qui contredit l’image homogénéisante des classes populaires ou celle misérabiliste de l’éboueur immigré ou en échec scolaire qui exerce son activité par défaut. Des agents (par exemple des agents immigrés ou racisés, des agents nés en France en reconversion professionnelle ou des jeunes « ouvriérisés ») parviennent à s’accommoder de leur travail, peuvent y trouver des satisfactions diverses, s’y plaire et s’y projeter durablement en y trouvant leur compte. L’accès au métier permet aussi parfois une stabilisation de l’existence, voire une petite ascension sociale. Le travail est alors un peu plus qu’un simple emploi investi à des fins utilitaristes (le statut protecteur) et peut être, à des degrés divers, positivement approprié. À l’inverse, des agents (des déclassés, des jeunes qui ont été scolarisés relativement longtemps ou, à l’inverse, qui ont été disqualifiés par le système scolaire) tiennent davantage ce travail à distance, ne le considérant pas comme un « vrai métier » mais comme un simple emploi qui n’apporte que peu de satisfactions et dégrade l’estime qu’ils ont d’eux-mêmes.
Les styles de vie, une (in)fidélité aux mondes populaires
Le travail reste néanmoins dans l’ensemble faiblement intéressant et satisfaisant (contraintes multiples, déconsidération sociale, modestie des salaires, etc.), et c’est donc le champ élargi du hors-travail – notamment du fait des horaires atypiques et des rythmes de travail –, celui de la vie privée, de la famille et des loisirs, qui est investi et valorisé afin d’en tirer des gratifications diverses qui garantissent la possibilité de restaurer l’identité sociale (« On a autre chose dans la vie »). Cette décentralisation du travail dans l’existence – nullement incompatible avec une forte valeur du travail – se traduit de différentes manières. Les agents les plus contraints économiquement utilisent leur temps libre pour réaliser un « travail à côté » (Weber 2001) afin de compléter leurs revenus. D’autres tentent de se consacrer à leur famille, aux vacances et aux voyages lorsque leur budget le permet. Le temps libre et des loisirs divers (sport, bricolage, jardinage, jeux vidéo…) permettent également de constituer un « monde privé » (Schwartz 1990), des espaces-temps qui assurent, notamment au sein du foyer, une forme de requalification (par exemple valoriser son identité de « bricoleur »), d’autonomie symbolique relative et d’oubli de la domination (Grignon et Passeron 1989).
Les pratiques dans le champ du hors-travail montrent aussi combien ces ouvriers sont animés par un désir d’ouverture et de conformité à des normes (sanitaires et corporelles, psychologiques, de consommation, de loisir, de genre, etc.), perçues comme socialement légitimes (être et faire « comme tout le monde », Masclet et al. 2020), et dont l’appropriation permet de se soustraire aux stigmates associés au « bas » de l’échelle socioprofessionnelle. Elles traduisent des désirs de participation dans le champ social, qui ciblent en particulier les classes moyennes auxquelles des agents peuvent faire référence pour se situer socialement ou exprimer leurs aspirations. Mais dans le même temps, les agents expriment des formes nettes de méfiance ou de rejet à l’égard de ce qui provient des classes moyennes et supérieures, perçues comme hostiles et menaçantes. Ils manifestent alors leur fidélité aux classes populaires dans lesquelles ils sont le plus souvent objectivement ancrés et auxquelles ils continuent fréquemment, à des degrés divers, de s’identifier. Les agents sont donc aussi amenés à durcir les frontières sociales afin de contester la domination ou de s’y soustraire et de s’en préserver, et mobilisent en ce sens des conduites d’évitement, de rejet ou de transgression, puis de maintien des écarts culturels entre « Eux » et « Nous » (Bret 2024).
Stables et protégés, modestes donc fragiles
Ce troisième paradoxe – entre ouverture et fermeture socioculturelle (Schwartz 1998) – résulte de l’ambivalence de la situation sociale de ces ouvrier·es du public. Stables et protégés du fait du statut de leur emploi, ces fonctionnaires sont néanmoins contraints par la modestie de leurs revenus et, par conséquent, demeurent fragiles sur le plan socioéconomique. S’ils disposent de plus de ressources que les fractions précarisées des classes populaires, les classes moyennes sont difficilement accessibles et les agents ne font pas partie des fractions les plus établies des classes populaires (Cartier et al. 2008). Principalement locataires de leur logement (souvent dans l’habitat social), les ascensions sociales sont incertaines et fragiles, l’accès à la propriété peu probable et risqué (endettement, contrainte géographique…), et la hantise ou le risque du déclassement ne les quittent que difficilement. Selon la configuration des ménages, des agents peuvent connaître un niveau de vie jugé confortable, la majorité déclare « s’en sortir » à peu près quand d’autres enfin sont happés par la précarité (économique ou résidentielle). Pour ces prétendus « privilégiés » (Gervais, Lemercier et Pelletier 2024), la stabilité en bas de l’échelle limite mais n’annule donc pas les risques de la précarisation [2]. Par ailleurs, la mobilité professionnelle demeure limitée et des agents se trouvent exposés au piège de la stagnation en bas de la fonction publique. Si l’emploi public est susceptible de constituer une ressource sociale précieuse pour les classes populaires et satisfaire des aspirations, il peut donc aussi susciter bien des désillusions et des frustrations.
Cette situation explique que les agents, sur leur lieu de travail dans l’espace public et dans la sphère résidentielle privée, tendent à exclure du « Nous » les fractions précarisées et racisées des classes populaires. Par des mécanismes de racisation et de disqualification (Bret 2021), les populations associées à l’immigration, les résidents de l’habitat social et les bénéficiaires des aides sociales, dont les agents disent avoir du mal à se démarquer (socialement, spatialement), sont rendus responsables de leur vulnérabilité. Ce souci d’affirmer leur appartenance aux classes populaires respectables se matérialise politiquement par un penchant vers la droite et l’extrême droite (Beaumont, Challier et Lejeune 2018), chez des fonctionnaires pourtant ici majoritairement abstentionnistes et historiquement ancrés à gauche, largement alimenté par une conscience sociale triangulaire (être pris entre un « haut » et un « bas » menaçants, Collovald et Schwartz 2006), un sentiment de déclassement, de spoliation par le « bas » de l’espace social et d’abandon par la classe dirigeante.
La condition socioprofessionnelle de ces ouvrier·es indispensables de l’économie environnementale à Paris et au sein de l’espace francilien se caractérise donc par bien des paradoxes.
Les agents sont susceptibles de se sentir relativement « bien » dans un « sale boulot » du bas de l’échelle, et de juger leur situation professionnelle plus enviable et protectrice que dans le secteur privé, en dépit de fortes contraintes et du fait que l’emploi public peine à tenir toutes ses promesses.
Par ailleurs, éboueurs et balayeurs du public se situent en bas de la division du travail mais ne sont pas tout à fait en bas de l’espace social. Cet écart et leur situation au sein des fractions médianes des classes populaires (ni les plus précarisées, ni les plus établies, Masclet et al. 2020) génère bien des frustrations, structure leur rapport au monde et produit, à des degrés divers, des oscillations entre une fidélité aux mondes populaires et un désir de conformité et d’ouverture à d’autres univers sociaux, entre des modes de vie et des traits culturels à la fois propres aux classes populaires traditionnelles et d’autres qui sont davantage caractéristiques des catégories intermédiaires.
Enfin, revenons sur le fait que l’emploi public permet ici le plus souvent de s’éloigner du registre de la « survie » sans rompre totalement avec lui. Les agents se trouvent sur une sorte de ligne de crête sociale : les processus de stabilisation, voire de petite ascension sociale sont possibles mais incertains et contrariés par le risque et la crainte de la paupérisation. À cet égard, l’affaiblissement des services publics, les attaques contre le statut et le nombre de fonctionnaires (Vezinat 2024) et l’extension des formes de vulnérabilité dans la fonction publique [3] ne peuvent que contribuer à fragiliser davantage la condition de ces travailleurs essentiels.
Bibliographie
- Beaumont, A., Challier, R. et Lejeune, G. 2018. « En bas à droite. Travail, visions du monde et prises de position politiques dans le quart en bas à droite de l’espace social », Politix, n° 122, p. 9-31.
- Bret, H. 2020. Le bas de l’échelle ? Enquête sur la condition professionnelle et sociale des éboueurs et des balayeurs du secteur public en région parisienne, thèse de doctorat en sociologie, Université Paris Cité.
- Bret, H. 2020. Se dépenser et se préserver. Éboueurs et balayeurs du secteur public, Travail, genre et sociétés, n° 43, p. 51-66.
- Bret, H. 2021. « Produire et éprouver le mépris ordinaire. Le cas des ouvriers de la propreté urbaine du secteur public », in N. Renahy et P.-E. Sorignet (dir.), Le mépris de classe. L’exercer, le ressentir, y faire face, Paris : Éditions du Croquant.
- Bret, H. 2024. « Balayer des beaux quartiers Le rapport paradoxal des éboueur·es et des balayeurs aux “bourgeois” », Sociologie, vol. 15, n° 3, p. 251-267.
- Cartier, M. et al. 2008. La France des « petits-moyens ». Enquête sur la banlieue pavillonnaire, Paris : La Découverte.
- Collovald, A. et Schwartz, O. 2006. « Haut, bas, fragile : sociologies du populaire. Entretien avec Annie Collovald et Olivier Schwartz », Vacarme, n° 37, p. 50-55.
- Corteel, D. et Le Lay, S. (dir.). 2011. Les travailleurs des déchets, Paris : Érès.
- Gervais, J., Lemercier, C. et Pelletier, W. 2024. La haine des fonctionnaires, Paris : Amsterdam.
- Grignon, C. et Passeron, J.-C. 1989. Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris : Éditions du Seuil.
- Hughes, E. C. 1996. Le regard sociologique. Essais choisis, textes rassemblés et présentés par Jean-Michel Chapoulie, Paris : Éditions de l’EHESS.
- Jaaidane, T. et Gary-Bobo, R. 2008. « Salaires et carrières dans la fonction publique : le cas des éboueurs », Revue française d’économie, vol. 22, n° 3, p. 3-59.
- Le Lay, S. et Corteel, D. 2014. « La mise en prescription parisienne de l’idéal de propreté. Quelle méthode ? Quels effets ? », La Nouvelle Revue du travail.
- Masclet, O. et al. 2020. Être comme tout le monde. Employées et ouvriers dans la France contemporaine, Paris : Raisons d’agir.
- Prost, B. 2014. La propreté des espaces publics dans la seconde moitié du XXe siècle : définitions, enjeux et mise en œuvre : le cas parisien, thèse de doctorat en histoire, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne.
- Ruiz, É. 2021. Trop de fonctionnaires ? Histoire d’une obsession française (XIXe-XXIe siècle), Paris : Fayard.
- Schwartz, O. 1990. Le monde privé des ouvriers. Hommes et femmes du Nord, Paris : PUF (3e édition de 2012).
- Schwartz, O. 1998. La notion de « classes populaires », Habilitation à diriger des recherches en sociologie, Université de Versailles – Saint-Quentin-en-Yvelines.
- Vezinat, N. 2024. Le service public empêché, Paris : PUF.
- Volkoff, S. 2006. « “Montrer” la pénibilité : le parcours professionnel des éboueurs », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 163, p. 62-71.
- Weber, F. 2001 [1989]. Le travail à-côté. Étude d’ethnographie ouvrière, Paris : INRA-Éditions de l’EHESS.





















