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L’empire du réseau

En élaborant la trame d’une généalogie de l’autonomie énergétique des bâtiments, Fanny Lopez montre comment les projets architecturaux ont, plus d’un siècle durant, contribué hier et aujourd’hui à la réflexion sur la dépendance technologique et politique aux macro-systèmes techniques.
Recensé : Fanny Lopez, Le Rêve d’une déconnexion. De la maison à la cité auto-énergétique, Paris, Éditions de la Villette, 2014, 320 pages.

Il y aurait plusieurs manières de rendre compte de cet ouvrage. Illustré par une iconographie abondante, celui-ci se présente comme une histoire de l’architecture mais se révèle, à la lecture, être un texte mobilisant à la fois l’histoire des techniques, la philosophie politique, les enjeux contemporains de gouvernance, pour déployer dans toute sa mesure la notion de « déconnexion ». Par ce décloisonnement disciplinaire, Fanny Lopez nous invite à une réflexion passionnante sur les rapports entre souveraineté et dépendance qui se nouent à travers la maîtrise de l’énergie.

Au commencement étaient les réseaux

C’est en tant qu’elle participe d’une ville moderne, produite et transformée par les réseaux techniques, que la maison – d’autres auraient dit le bâtiment ou l’habitation – devient à la fois protégée des aléas de son environnement mais également aliénée à son organisation et au système technique qui la fonde désormais. Et c’est parce ce que le fonctionnement de cette maison dépend de son raccordement aux réseaux que la déconnexion devient un enjeu.

Fanny Lopez dresse dans la première partie de l’ouvrage une double généalogie : celle des réseaux de la ville moderne (essentiellement d’électricité mais plus largement des flux domestiques) et celle de l’idée de réseau. Ainsi, le passage de l’administration coopérative des biens communs (eau, bois de chauffage…) aux services administrés en réseau fait apparaître la connexion comme une emprise. Elle se nourrit d’un nouvel imaginaire fondé à la fois sur la puissance prêtée aux nouveaux opérateurs et sur la manifestation sensible de leurs dispositifs techniques : fils et tuyaux enchevêtrés perçus comme autant de toiles et de rets. Ces inquiétudes tant sur la légitimité des modes de gestion que sur la transformation des paysages ne débouchent toutefois pas, note l’auteure, sur de véritables affrontements. Rapidement, des régulations s’installent, constituant un nouveau régime d’instrumentalité des systèmes énergétiques, au sens où est en jeu l’établissement de nouveaux modes de consommation dont l’accès à l’électricité est le ressort.

Acceptation donc, d’autant plus rapide qu’à l’hyper-visibilité des fils électriques enchevêtrés succède leur enfouissement, rendant invisible la part la plus matérielle et la plus menaçante du réseau. Cette relégation au sous-sol participera durablement à son impensé, à quelques exceptions près, dans le champ d’une architecture pourtant modifiée. Cette invisibilité à la gestion centralisée entraîne une recomposition profonde de la maison avec l’émergence d’un archétype de la gestion domestique des flux : le noyau mécanique central. Celui-ci traduit le souci des architectes de domestiquer les flux qui s’imposent au bâti, de les contenir à défaut de pouvoir les manier. Fanny Lopez note, à ce propos, le curieux désintérêt du fonctionnalisme pour le sujet. La séparation entre architecture et technique, critiquée plus tard par Reyner Banham, est aussi une séparation entre bâtiment et réseaux.

Cette investigation s’achève par une considération critique sur cette primauté décrite comme un mécanisme « biopolitique ». L’emploi de l’argument foucaldien de la « gouvernementalité » invite ainsi à considérer le fait que la provision d’un service public universel assuré par l’État pourrait être une méthode de gouvernement des besoins vitaux qui tend à se rapprocher d’une politique de contrôle de la population. La ville connectée est donc une ville contraignant chaque individu à se raccorder, et, sous couvert d’universalisme, on voit se dessiner une dépendance totale des individus aux dispositifs réticulés. Contre cette idéologie du réseau, qui n’envisage la déconnexion que comme une déchéance, Fanny Lopez propose d’explorer le débranchement conçu comme un projet technique et politique d’émancipation.

Figures de la déconnexion

S’en suit une analyse des projets portés par les pionniers de cette « nouvelle utopie technique » de l’« affranchissement énergétique », à travers une seconde généalogie repartant de John Adolphus Etzler et évoquant les figures de Thomas Edison, Frank Lloyd Wright, Richard Buckminster Fuller. « Utopie » car, dans tous ces projets, « le souhait de l’autonomie énergétique se conjugue au futur » (p. 78). Comme si le fait que les conditions techniques de l’époque ne soient pas réunies entraînait leurs promoteurs à les concevoir pour un futur idéal et non, par la voie d’un compromis, vers un présent imparfait.

La variété des exemples mobilisés et la restitution du contexte historique pour chacun d’entre eux montrent comment l’idée de déconnexion a évolué au fil du temps. On peut noter tout particulièrement le chapitre « Mobilité et connexion » qui présente la façon qu’a eu le « désir de nomadisme des années 1960 [de] révéler certaines servitudes vis-à-vis du réseau d’approvisionnement énergétique » (p. 110). L’idéal du nomadisme précède celui de l’autarcie. Mais, s’il s’agit au départ de s’émanciper des infrastructures ancrées par l’adjonction d’appareils permettant de s’y substituer (clip‑on), il s’agira ensuite moins de récuser les réseaux que de profiter de leur omniprésence pour se brancher ou se débrancher à sa guise. La maison s’efface au profit de ses constituants ; elle ne postule pas à une autonomie ancrée mais aux possibilités supposées infinies du plug‑in. Ces deux cas s’inscrivent, cependant, dans la même décomposition ontologique de la maison, entre le noyau mécanique et sa structure. En l’absence de réalisation tangible, c’est la conquête spatiale qui fournira un imaginaire technique à ces visions, avec notamment la recherche de l’autosuffisance des environnements artificiels que sont les stations orbitales.

Suivant une progression chronologique, l’ouvrage propose toutefois un point d’articulation central à partir duquel les réalisations concrètes vont prendre le dessus, avec la formidable impulsion que constitue l’émergence de la contre-culture américaine, qui voit dans la déconnexion la condition d’une rupture avec l’aliénation capitaliste. Rupture culturelle et idéologique, donc, mais changement de perspective également : « À l’impermanence consumériste et au nomadisme effréné et énergétiquement gourmand se substituera le retour de l’architecture et de sa durabilité » (p. 148).

Se dessine alors une « technologie de libération » tenant tantôt de l’autoconstruction, vécue comme un projet de vie collectif, tantôt d’une production essentiellement idéologique que des expériences concrètes vont venir mettre à l’épreuve. La galerie de portraits et d’expériences donne une idée du foisonnement qui mène de la fin des années soixante à celle des années soixante-dix, dopé, au passage, par le choc pétrolier de 1973. Mais l’idéal politique de l’autonomie et la mise en œuvre pratique de la déconnexion, loin de se conforter mutuellement, semblent avoir joué à la longue l’une contre l’autre. C’est sans doute la raison pour laquelle un second mouvement a pu venir prendre place, plus institutionnel et technique, autour, entre autres, d’Alexander Pike à Cambridge. L’enjeu n’est plus tant de constituer une alternative politique que d’apporter la preuve que l’autarcie énergétique est possible, techniquement et économiquement. Le radicalisme est ici essentiellement technique : il ne s’agit pas de vivre autrement mais de maintenir le même niveau de confort dans la maison autonome que dans la maison reliée aux réseaux d’eau et d’électricité. La mort prématurée du principal protagoniste, l’intransigeance de l’objectif technique et l’arrivée du contre-choc pétrolier (qui engendre une baisse des prix de l’énergie) auront raison de cette ambition.

Et la ville dans tout cela ? Ce qu’ont de commun ces différentes tentatives, c’est d’être centrées sur la maison isolée. Il faut attendre les réflexions d’Yona Friedman ou celles d’un Georges Alexandroff pour envisager la question à l’échelle urbaine. Mais hormis la perspective d’une cité paysanne modernisée chez Friedman, on ne voit pas bien quels sont les bénéfices de ce changement d’échelle face à des réseaux qui semblent alors encore efficaces et rentables. L’abandon au début des années 1980, en France mais aussi ailleurs, du soutien par la puissance publique de ce type d’initiative ne permettra pas d’en éprouver plus loin les possibilités.

Alors que « s’officialisera la notion de développement durable », note Fanny Lopez, « les enjeux et les stratégies énergétiques nationales et internationales ignoreront systématiquement le pouvoir de modifications structurelles (économiques et sociales) d’une décennie d’expérimentations autour de la question de l’autonomie, illustrant la persistance de l’emprise du réseau et l’ampleur du “macro-système technique” » (p. 267).

Le bilan ne s’arrête pas là. En fin d’ouvrage, l’auteure revient sur les considérations théoriques et politiques par lesquelles il s’ouvrait, réinterrogeant, au-delà de la symbolique négative de la déconnexion, les enjeux d’une « technologie critique de l’énergie » et du statut qu’y occupe l’idéal d’autonomie. On se permettra sur ce dernier aspect de discuter deux points.

« Un concept vitaliste » à l’épreuve de l’urbanisation cyborg

Comment concevoir la dépendance des besoins vitaux à une organisation réticulaire centralisée ? Le Rêve d’une déconnexion emprunte, sans le revendiquer complètement, le parti d’un radicalisme critique dont sont porteurs un certain nombre des figures qu’il décrit. Ainsi, dans une perspective foucaldienne de remise en cause des dispositifs d’assistance « biologique », apparaît l’idée que la déconnexion serait une façon d’assurer les nécessités vitales des individus, sans que ceux-ci souscrivent aux servitudes (économiques et vitales) induites par le réseau. Le chapitre « Un concept vitaliste », situé à la fin du livre, fait écho à celui intitulé « Un mécanisme de la biopolitique », et on retrouve, disséminées au fil de l’argumentation, des remarques articulant pouvoir, vie et technologies. Si Fanny Lopez prend soin d’historiciser chacun des projets d’autonomie énergétique qu’elle présente, on peut néanmoins remarquer que ceux-ci s’intègrent dans une perspective générale qui est la maîtrise de la provision des besoins vitaux. En ce sens, la déconnexion peut être comprise non seulement comme le préalable libertaire à l’autonomie politique (Castoriadis est évoqué à ce titre) mais aussi comme un concept vitaliste, c’est-à-dire comme « un retour de la vie sur elle-même » (p. 266). Ce postulat pose la question plus générale de la nature de la relation unissant les individus aux technologies dans l’espace urbain. En simplifiant l’analyse, on peut opposer les techniques de servitude (connexion au macro-système technique) à celles de l’émancipation (débranchement), le critère distinctif entre les deux étant l’identité du détenteur des ressources vitales. Cette représentation, qui s’appuie sur la « biopolitique » de Foucault mais aussi sur la « géophilosophie » de Deleuze et Guattari (également cités dans le texte), peut être nuancée au regard des récentes réflexions de Matthew Gandy sur la cyborg urbanization (Gandy 2005). Celui-ci fait du cyborg (qui est un mélange de machine et de corps) une métaphore exprimant la relation indissoluble entre le corps et les systèmes techniques qui lui permettent d’exister selon certaines modalités, ce qui le conduit à considérer l’idée d’une vie perpétuellement remodelée par des systèmes techniques au point que celle-ci ne peut plus être dissociée de ceux-là. De la même façon, Gandy postule le fait que la frontière entre le corps et la ville tend à se brouiller, et que le sujet urbain apparaît comme un agencement complexe de processus biophysiques et de systèmes technologiques socio-culturels. Reconnaître le cyborg comme une fiction efficace pour décrire le sujet et les villes contemporaines est une façon de fondre vie et techniques dans une même entité qui se caractérise avant tout par ses dépendances multiples. La question qui se pose alors est celle de l’identité du sujet habitant dans la ville des réseaux. Est-il un protestataire vitaliste ou bien un cyborg dépendant ? L’ouvrage de Fanny Lopez ouvre la voie à un débat sur la construction des identités politiques configurées par la genèse socio-technique de l’espace.

La survie du macro-système technique par la déconnexion

Dans cette généalogie des projets constructifs qui s’arrête aux années quatre-vingt, ressort le sentiment qu’une des raisons de l’échec de leurs promoteurs à aboutir de façon convaincante à la réalisation d’un bâtiment véritablement autonome tient au décalage entre le radicalisme des intentions et les possibilités effectives offertes par la technique. Or, il semblerait qu’aujourd’hui les composants technologiques soient enfin à la hauteur des ambitions qu’on y plaçait dans les années pionnières. L’âge serait enfin de la déconnexion ? Pas si sûr… D’une part, les forces créatrices dans le registre de l’utopie sont singulièrement affaiblies, mais surtout les technologies susceptibles d’assurer l’autonomie des bâtiments, dans le domaine de l’énergie, du moins, sont aussi celles qui assurent la perpétuation du réseau urbain dans sa dimension macro-systémique. Car les large technical systems, confrontés à des contraintes d’optimisation de plus en plus importantes, ont besoin, pour s’ajuster, d’une flexibilisation de la demande pouvant aller jusqu’à… la déconnexion. Certes, celle-ci est toujours temporaire. Mais la demande d’effacement à laquelle sont supposés répondre les smart grids nécessite de mobiliser les capacités métaboliques des points terminaux que sont les bâtiments. Mieux encore, conférer une autonomie énergétique temporaire à un quartier à l’aide d’une forte densité de panneaux photovoltaïques, comme c’est le cas dans certains projets, devient une condition de survie du réseau de distribution de l’électricité. On pourra s’y résigner et reconnaître un nouveau rebond du macro‑système technique. On pourra, au contraire, s’en réjouir en disant que celui-ci, condamné à long terme, œuvre in fine, et avec des moyens inédits, en faveur d’une autonomie qui n’exigera plus rien d’autre que des volontés humaines pour se réaliser. On pourra enfin s’interroger sur les possibilités ouvertes par ce nouveau design de l’énergie. On se contentera ici de suggérer un changement de perspective : ne pas faire du territoire ou du bâtiment la variable d’ajustement du réseau ; ne pas faire du réseau une ressource subsidiaire sur l’économie de laquelle il n’y aurait pas à s’interroger, mais réfléchir simultanément aux conditions et aux bénéfices de l’autonomie et de la solidarité en matière d’accès à l’énergie et plus largement aux ressources vitales. Passer d’une autarcie aux accents sécessionnistes à une autonomie coopérative ; passer d’une solidarité mécaniste d’État de moins en moins protectrice socialement à une mutualisation coopérative entre territoires ; passer d’une gestion centralisée descendante à une intégration archipélagique des territoires, garantie et non plus assurée par des opérateurs centraux. Les soviets plus l’électricité, en somme, à moins que ce ne soit par elle.

Le rêve d’une déconnexion ouvre ainsi à des débats passionnants. Par une écriture simple, élégante et précise, Fanny Lopez parvient à rendre intelligible une histoire complexe aux enjeux multiples – bref, à produire ce genre de livre de la lecture duquel on ressort avec le sentiment d’être non seulement plus savant, mais aussi plus intelligent.

Bibliographie

  • Gandy, M. 2005. “Cyborg Urbanization : Complexity and Monstrosity in the Contemporary City”, International Journal of Urban and Regional Research, vol. 29.

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Pour citer cet article :

Jean Daniélou & François Ménard, « L’empire du réseau », Métropolitiques, 3 novembre 2014. URL : https://metropolitiques.eu/L-empire-du-reseau.html

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