Les Trente Glorieuses marquent l’apogée de l’idéologie du confort domestique où triomphe la massification de l’équipement des ménages. L’énergie devient alors une ressource essentielle étroitement associée aux modes de vie au domicile. Le bouleversement des chocs pétroliers des années 1973‑74 provoque le début d’une réflexion sur la gestion des ressources énergétiques. Ce n’est que plus récemment, au début des années 2000, qu’apparaît l’impératif de maîtrise de l’énergie, auquel est associé celui d’économie en matière de consommation énergétique [1]. À la faveur du plan climat [2] puis du Grenelle de l’environnement [3], la maîtrise des consommations est progressivement élevée au rang d’enjeu de société. Dans son logement, l’habitant est incité à connaître et comprendre sa consommation. Afin d’y parvenir, il est invité à avoir le « bon comportement » et à entretenir ses connaissances en matière d’équipement ménager et de loisir. Néanmoins, les réalités de l’habiter font apparaître des profils complexes de consommateurs d’énergie, les pratiques énergétiques restant fortement structurées et conditionnées à la fois par la contrainte économique et par la notion de confort (Flamand et Roudil 2013).
Les résultats d’un travail d’enquête [4] entrepris entre 2009 et 2010 montrent que les ménages font preuve d’originalité et de « débrouillardise » en instaurant des modes de consommation d’énergie qui leur sont propres. Si un certain nombre développe une compétence à consommer de l’énergie fondée sur la mobilisation d’informations et de connaissances spécifiques, la majorité des ménages interrogés se repose sur des solutions techniques permettant de contrôler leur consommation.
Contrôler plutôt que changer ses habitudes
Les ménages soucieux de modifier leur consommation d’énergie mettent au point des systèmes de contrôle qui, s’ils sont propres à chacun, ont autant pour moteur le besoin de maîtriser leur budget que le désir de préserver un « minimum confortable » (Le Goff 1994). L’enquête permet de constater que les ménages les plus équipés [5] en électroménager, multimédia et en équipements de loisir [6] sont aussi ceux qui estiment qu’il est primordial de connaître leur niveau de consommation moyen d’électricité et d’eau. Ils mettent alors au point des systèmes qui, à leurs yeux, permettent d’avoir prise sur elle. Un ménage présente, par exemple, le fait de brancher son ordinateur sur une prise coupe-circuit comme un argument de maîtrise de sa consommation. Un autre confie avoir relié ses appareils multimédia à un interrupteur qu’il éteint tous les soirs afin de faire des économies. La manière la plus commune d’avoir prise sur son environnement consiste à doter son logement d’instruments de contrôle, de mesure et de programmation. Les formes les plus répandues demeurent l’installation de télécommandes thermostatiques (pour agir sur la température), de systèmes de programmation des équipements ménagers et de thermostats réglant la température en moyenne à 20 °C [7]. Cette automatisation est présentée à la fois comme un vecteur de confort et une garantie d’économie.
Les solutions de contrôle mobilisées témoignent, néanmoins, d’un engagement modéré des ménages dans la maîtrise de leurs dépenses énergétiques. Contrôler sa consommation montre combien il s’agit avant tout de la déléguer à des appareils afin de ne plus y penser, sans changer ses pratiques. L’énergie demeure une ressource essentielle, présente au domicile, à l’insu des consciences (Dard 1986).
Les paradoxes de la maîtrise de l’énergie dans le logement
Il y a actuellement, parmi les ménages, une tendance forte à faire le choix de la contrainte comme moyen « le plus sûr » d’économiser l’énergie. Chercher à ne plus prêter d’attention à ses consommations atteste de l’ambiguïté du choix de la technique au détriment de l’usage. Ainsi, les ampoules à basse consommation sont plébiscitées alors que le rapport entre le coût d’investissement et celui de l’économie réalisée ne justifierait leur utilisation que dans les pièces les plus occupées. Mais c’est le choix massif des ménages pour les appareils ménagers en catégories A ou A+ qui prête le plus au débat. Une étude de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe 2009) montre que le critère de « classe énergétique » (permettant de classer sur une échelle de A à G les appareils des moins aux plus consommateurs) est connu par plus de 81 % des ménages. Néanmoins, pour certains équipements (réfrigérateurs, congélateurs), ce classement est devenu obsolète car seuls les appareils de classe A existent désormais. La comparaison avec les classes de B à G n’est plus possible, cet étiquetage ayant disparu.
Par ailleurs, compte tenu de la durée de vie d’un équipement et de sa fréquence d’utilisation, l’économie d’énergie n’est nullement avérée et l’amortissement de l’achat peut être négatif [8]. Le surcoût à l’achat des appareils les plus économes [9] n’est plus compensé par leur durée de vie. L’obsolescence programmée de l’équipement domestique entre alors directement en contradiction avec la volonté des ménages de se conformer aux critères de l’incitation à la maîtrise de l’énergie dans le logement [10].
Une logique pour le moins paradoxale apparaît alors. Elle consiste à inciter à rationaliser le rapport à l’énergie des individus tout en excluant que « la durabilité de l’objet » participe d’une solution permettant de tendre vers une réduction des consommations (Mathevet et al. 2012). Pour réussir, les entreprises de maîtrise de l’énergie doivent participer à la transformation de la relation aux objets qui définit l’environnement énergétique des ménages et qui se caractérise encore par l’accumulation de biens. Elles doivent prendre le contre-pied de la « révolution des modes d’être engendré par l’accélération technique » (Rosa 2010) auxquels les ménages sont partie prenante par leurs modes de vie encore résolument consuméristes.
Lorsqu’ils agissent sur leur consommation, les ménages semblent être dans une situation d’attente avant de reprendre leurs habitudes ou dans une recherche de contrôle sur les systèmes qui composent leur environnement afin de préserver leur définition du confort dans leur logement. Les comportements de distinction relèvent plus de « bricolages » que d’évolutions notables. Ils ont pour point commun de mobiliser des manières de faire, reflet d’intérêts de circonstance attestant d’une aptitude à composer avec l’environnement du logement. Une autre catégorie de ménages, plus minoritaires, s’engage dans des tentatives d’habiter plus alternatives amorçant des évolutions dans la manière de penser la consommation au domicile de manière plus globale. Néanmoins, s’il n’est pas nouveau que l’individu cherche à habiter à sa guise son logement en se l’appropriant en toute circonstance (Authier 2001) pour la majorité des ménages rencontrés, l’incitation à moins ou mieux consommer de l’énergie chez soi renouvelle assez peu les pratiques du domicile.
Bibliographie
- Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe). 2009. « Les ménages apprivoisent la maîtrise de l’énergie à la maison », Ademe & vous – Stratégie et études, n° 17, 19 janvier, p. 5.
- Authier, J.-Y. 2001. Du domicile à la ville. Vivre en quartier ancien, Paris : Anthropos, collection « Villes ».
- Dard, P. 1986. Quand l’énergie se domestique. Observations sur dix ans d’expérience et d’innovations thermiques dans l’habitat, Paris : Plan Construction.
- Flamand, A. et Roudil, N. 2013. « Face à la crise : l’habitant-consommateur d’énergie, stratégies et économies », in Desjeux, D., Moussaoui, I. et al., Le consommateur (malin ?!) face la crise, Paris : L’Harmattan, collection « Consommations et société ».
- Le Goff, O. 1994. L’Invention du confort, Lyon : Presses universitaires de Lyon, 215 p.
- Mathevet, R., Thompson, J. et Bonnin, M. 2012. « La solidarité écologique : prémices d’une pensée écologique pour le XXIe siècle ? », Écologie et politique, n° 44, p. 127‑138, Paris : Presses de Sciences Po.
- Rosa, H. 2010. Accélération. Une critique sociale du temps, Paris : La Découverte.