À quelques semaines des élections municipales, les médias font état des tractations et des alliances pour la constitution des listes. Les journalistes invitent les candidats à décliner leur programme, tout en insistant sur l’abstention qui pourrait caractériser ce scrutin. Quelques villes aux résultats plus incertains font l’objet d’une attention plus soutenue (Marseille, Strasbourg, Angers, Reims…). Enfin, le relatif renouvellement générationnel attendu et la présence plus affirmée de femmes dans la conquête de grandes villes contribuent à focaliser l’attention sur quelques portraits et trajectoires d’élu(e)s.
En revanche, il est plus rarement fait mention d’un changement a priori majeur [1]. En mars 2014, et pour la première fois depuis qu’existe l’intercommunalité en France – c’est-à-dire depuis la fin du XIXe siècle –, les électeurs sont invités à élire simultanément les élus municipaux et intercommunaux [2]. Jusqu’à présent, les membres des communautés de communes, d’agglomération, des communautés urbaines et des métropoles étaient désignés par les conseils municipaux. Est-ce pour autant une avancée démocratique significative ?
La question mérite d’être posée dans la mesure où, depuis de nombreuses années, l’intercommunalité fait l’objet d’un « procès en légitimité démocratique » (Caillosse et al. 2001 ; Desage et Guéranger 2010). Sans être en mesure de saisir tous les effets de cette disposition, on peut faire l’hypothèse qu’elle contribuera à améliorer la visibilité de l’intercommunalité, mais tout en ne modifiant pas en profondeur les modes de fonctionnement de ces institutions. Il semble même plus probable qu’elle renforcera la centralité des élus les plus puissants, participant ainsi à un processus de clôture de l’espace politique local maintes fois observé par les chercheurs (Cadiou 2009). Autrement dit, le « contrôle » que les citoyens pourraient exercer par leur vote sur la distribution du pouvoir politique intercommunal reste, en réalité, largement sous contrôle des élus municipaux.
L’instauration du « suffrage universel direct », une idée des années 1960…
Le changement de mode de scrutin des conseillers communautaires ne relève nullement d’une réponse à des mobilisations collectives citoyennes ou à des contestations de groupes sociaux extérieurs au champ politique, ou bien encore de l’imposition discrétionnaire d’une décision gouvernementale. Il est, au contraire, le résultat d’un lent travail politique de sensibilisation à cette modification. Dès les années 1960, la question de la désignation des élus intercommunaux est, en effet, posée. Les principaux arguments qui alimentent alors les discussions en faveur d’une modification du mode de scrutin sont déjà en partie énoncés : la taille de ces groupements, leurs ressources budgétaires et le rôle stratégique de leurs compétences suggèrent une intervention directe des citoyens dans les choix des responsables (Desage 2005). Adossée au rythme des réformes intercommunales, qui ne cesse d’ailleurs de s’accélérer à partir des années 1990–2000, la possibilité de changer de mode de scrutin est régulièrement avancée (Reigner 2012). Depuis la fin des années 1990, des rapports parlementaires, des discussions lors de l’examen des réformes relatives à l’intercommunalité, ou bien encore la littérature grise produite par les associations d’élus ou des groupes de réflexion proches des élus territoriaux suggèrent cette modification, qui aboutit même au dépôt d’un projet de loi en ce sens en 2006 [3]. Si ce travail politique n’a jamais abouti jusqu’à présent, c’est notamment parce qu’il apparaissait susceptible, aux yeux des élus, de faire des établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) de véritables collectivités territoriales, au détriment de la souveraineté communale.
… qui débouche sur un consensus à la fin des années 2000
C’est au début des années 2000 qu’un modus vivendi entre associations d’élus, parlementaires et gouvernement est trouvé, qui assure pour un temps le statu quo. Toute modification des règles de désignation ne pourra être étudiée qu’une fois l’ensemble du territoire national couvert par des EPCI. C’est quasiment chose faite au début de la décennie 2010. Si le principe de l’application du scrutin direct aux élections municipales de 2014 [4] a fait l’objet d’un accord construit dans les années 2000, c’est parce qu’il répond à la demande de ceux qui souhaitent une plus grande visibilité et autonomisation de l’intercommunalité – comme, par exemple, l’Assemblée des communautés de France (AdCF) – tout en ne remettant pas fondamentalement en cause la commune, conformément aux revendications de l’Association des maires de France (AMF) et du Sénat.
Le dispositif du « fléchage » tend, en effet, à maintenir la position connexe du mandat intercommunal par rapport au mandat municipal (Portier 2009). Les élections municipales et intercommunales sont concomitantes, la circonscription électorale reste communale et les candidats communautaires sont choisis en fonction de leur place sur la liste municipale (Le Lidec 2009). Enfin, cette modification du mode de scrutin a fait consensus d’autant plus facilement qu’elle permettait, d’une part, de répondre à une vieille revendication de l’Association des maires ruraux selon laquelle il convient d’appliquer dans toutes les communes françaises le principe du scrutin de liste [5] et, d’autre part, d’introduire la parité.
Aussi, plus que de voir dans ces modifications un changement majeur dans les possibilités qui sont accordées aux citoyens d’intervenir directement sur la répartition du pouvoir dans les intercommunalités, il convient de considérer l’introduction du fléchage comme une réforme intermédiaire et une étape dans le très lent processus d’autonomisation politique et de mise en visibilité des institutions intercommunales [6].
Vers une visibilité plus grande des enjeux intercommunaux ?
Les enquêtes menées lors des municipales de 2001 et 2008 ont montré que l’intercommunalité était rarement construite comme un enjeu politique saillant (Bué et al. 2005 ; Le Saout 2009). Lorsqu’elle était abordée, les maires sortants insistaient avant tout sur leur propre rôle au sein de l’institution, en mettant à leur crédit les réalisations communautaires dont avait bénéficié leur commune. Leurs adversaires, quant à eux, mettaient plus l’accent, quand ils le faisaient, sur la dépossession politique qu’engendre l’intercommunalité et cherchaient avant tout à « municipaliser » la campagne. Bien que ces stratégies différaient en fonction de la place occupée par les candidats dans la compétition électorale, il n’en reste pas moins qu’elles participaient toutes à produire une vision de l’intercommunalité centrée sur des enjeux et des intérêts de la commune.
Même s’il est toujours délicat d’anticiper les effets d’une réforme, il est possible d’en envisager certains, à partir des campagnes électorales de 2014.
L’intercommunalité fait actuellement l’objet d’une plus grande publicité que lors des précédents scrutins, ne serait-ce que parce que les candidats anticipent les questions des électeurs sur les nouvelles règles électorales, notamment dans les communes de plus de 1 000 habitants qui sont maintenant soumises à un scrutin de listes. Mais si, dans de nombreuses campagnes municipales, l’intercommunalité est un peu plus souvent mentionnée, c’est la nature des discours qu’il convient d’observer. Tout tend à montrer que la campagne des municipales de 2014, plus que de produire les conditions d’un débat démocratique inédit sur l’intercommunalité et sur la réalité des pratiques de l’action publique communautaire, fait avant tout émerger une « démocratie de la pédagogie ». C’est-à-dire qu’il s’agit essentiellement pour les candidats d’insister sur le rôle formel de ces institutions (type de compétences, organisation politique et administrative, budget…) plus que sur leur mode réel de fonctionnement.
Vers une politisation accrue des arènes intercommunales ?
Une autre conséquence susceptible d’être provoquée par la modification du mode de scrutin est l’introduction de logiques partisanes au sein des conseils communautaires. Au lendemain des élections, verra-t-on des coalitions se constituer sur des bases partisanes en mesure de remettre en cause les logiques de la gestion par consensus qui dominent actuellement l’ordre politique communautaire (Desage et Guéranger 2011) ? En effet, selon les scores obtenus aux élections municipales et le nombre de sièges dont dispose une commune au sein de l’assemblée communautaire, les élus de l’opposition seront représentés dans les instances délibératives intercommunales. Mais cette situation n’est pas particulièrement innovante. Elle existe déjà et réglementairement dans les communautés urbaines. En outre, de plus en plus de communautés, souvent les plus grandes, ont intégré dans leur assemblée des membres des oppositions communales [7], sans que cela ne modifie en profondeur leur mode de fonctionnement. Dès lors, il semble très probable que les pratiques dominantes – qui consistent à neutraliser les joutes partisanes au sein de ces institutions – resteront prépondérantes.
Vers un renforcement de la centralité du pouvoir intercommunal ?
Conjointement à l’introduction du scrutin direct, une autre mesure – plus technique et, par conséquent, moins visible – a été adoptée : la réduction et le plafonnement du nombre de vice-présidences. Alors que tous les maires d’un EPCI pouvaient, jusque-là, prétendre obtenir une vice-présidence, le nombre de postes à pourvoir dans l’exécutif est plus restreint [8].
Les maires vont entrer dans une concurrence plus vive pour accéder à ces fonctions et aux profits, à la fois politiques, symboliques et indemnitaires, qui y sont liés. Dans cette perspective, c’est surtout sur la nature des capitaux et des ressources mobilisables que l’attention doit être portée. Jusqu’ici le capital communal, c’est-à-dire le pouvoir symbolique associé au « poids » de la commune du conseiller communautaire [9], organisait la distribution du pouvoir dans les intercommunalités. Y était généralement associé un capital d’expertise [10] et plus rarement, bien que de manière plus déterminante dans les grandes communautés, un capital partisan [11] (Vignon 2010). Selon les configurations locales, après mars 2014, des équilibres seront trouvés entre ces différentes sources de légitimité et de pouvoir [12], mais l’accès plus tendu aux fonctions stratégiques de vice-président pourrait favoriser une relégation formelle des élus les moins dotés.
Finalement, l’introduction du « suffrage universel » tend principalement à asseoir un processus déjà ancien de concentration du pouvoir politique au profit des maires les plus puissants. Ce qui peut presque être vu comme un paradoxe, dans la mesure où la plus grande participation des électeurs, loin de favoriser la pluralité des débats et des candidatures, contribue à maintenir, voire à renforcer, la dimension élitaire de l’intercommunalité, tout en relativisant la portée démocratique contenue dans ce changement du mode de scrutin.
Bibliographie
- Bué, Nicolas, Desage, Fabien et Matejko, Laurent. 2005. « Enjeux intercommunaux ? Constitution, traduction et euphémisation des questions intercommunales lors des élections municipales de 2001 dans la communauté urbaine de Lille », in Lagroye, Jacques, Lehingue, Patrick et Sawicki, Frédéric, Mobilisations électorales. Le cas des élections municipales de 2001, Paris : Presses universitaires de France.
- Cadiou, Stéphane. 2009. Le Pouvoir local en France, Grenoble : Presses universitaires de Grenoble.
- Caillosse, Jacques, Le Lidec, Patrick et Le Saout, Rémy. 2001. « Le procès en légitimité démocratique des EPCI », Pouvoirs locaux, n° 48, p. 91‑97.
- Desage, Fabien. 2005. Le consensus communautaire contre l’intégration intercommunale, thèse de doctorat en science politique, université de Lille‑2.
- Desage, Fabien et Guéranger, David. 2010. « La démocratisation de l’intercommunalité n’aura pas lieu », Savoir/Agir, n° 11, p. 19‑27.
- Desage, Fabien et Guéranger, David. 2011. La Politique confisquée. Sociologie des réformes et des institutions intercommunales, Bellecombe-en-Bauges : Éditions du Croquant.
- Le Lidec, Patrick. 2009. « Réformer sous contrainte d’injonctions contradictoires : l’exemple du comité Balladur sur la réforme des collectivités locales », Revue française d’administration publique, n° 31, p. 477‑496.
- Le Saout, Rémy (dir.). 2009. L’Intercommunalité en campagne. Rhétoriques et usages de la thématique intercommunale dans les élections municipales de 2008, Rennes : Presses universitaires de Rennes.
- Portier, Nicolas. 2009. « Conclusion », in Le Saout, Rémy (dir.), L’Intercommunalité en campagne. Rhétoriques et usages de la thématique intercommunale dans les élections municipales de 2008, Rennes : Presses universitaires de Rennes.
- Reigner, Hélène. 2012. « La démocratie intercommunale dans la réforme des collectivités territoriales : quels cadres d’analyse pour la recherche ? » in Le Saout, Rémy (dir.), Réformer l’intercommunalité. Enjeux et controverses autour de la réforme des collectivités territoriales, Rennes : Presses universitaires de Rennes, p. 65‑84.
- Vignon, Sébastien. 2010. « Les maires des petites communes face à l’intercommunalité. Du dévouement villageois au professionnalisme communautaire », Pouvoirs locaux, n° 84, p. 43‑49.