Depuis plus d’une décennie désormais, la métropole du Grand Paris est en construction formelle. Son existence réelle a beau être avérée, son identité reste très floue et tous les canaux de sa possible constitution spatiale, urbanistique ou architecturale, politique, institutionnelle ou citoyenne, méritent d’être explorés. À ce titre, toujours présumés avant-gardistes, les travaux des artistes contemporains sont intéressants pour la part qu’ils peuvent prendre dans ce processus de forge des représentations dont ils sont des acteurs, bien plus que des observateurs. Ils sont en effet partie prenante de ce design neuf que les esprits peuvent espérer imposer aux choses, aux nouveaux métabolismes urbains en l’occurrence.
Événements métropolitains et design urbain
C’est en ce sens qu’il faut lire le très stimulant et étonnant Paris Ars Universalis, scénario-fiction d’un futur Grand Paris que les éditions L’Harmattan, dans la collection particulièrement idoine « Avant-garde », viennent opportunément de rééditer. Raphaële Bidault-Waddington, qui avait assuré la première mouture de ce texte court et dense en 2017, propose d’y illustrer le Grand Paris futur, aux contours certes flous mais déjà bien dessinés, au présent, par les arts. Le liant temporel entre passé et avenir – qui fait justement ici l’objet d’un adroit fondu enchaîné fictionnel – est bien résumé par la devise du LIID [1] fondé par la plasticienne-théoricienne (à mettre dans l’ordre souhaité !) : « Faire le Futur avec Art, n’est-ce pas un Idéal ? ». Appliqué au Grand Paris, cette méthode qui s’éloigne de l’art pour l’art un peu gratuit prend alors toute sa densité.
L’essayiste témoigne d’une grande virtuosité dans la maîtrise de tous les différents fils du récit, entremêlant la candidature de Paris à l’organisation de l’exposition universelle – candidature non retenue – et celle à l’accueil des Jeux olympiques en 2024, finalement obtenus comme chacun sait.
Cet essai sur le volontarisme urbain exige tout de même chez le lecteur non averti un – assez aisé à la fin – effort de mise à niveau lexical. L’ouvrage, qui repose sur les travaux de cette « artiste plasticienne et prospectiviste », est en définitive assez jubilatoire également, même si les diagnostics « sémiospaciaux » qu’elle dresse ne manquent rien du tragique qui accompagne les fractures nullement dissimulées de la société française actuelle. Avec une lucidité remarquable, les tensions politiques que révèlent la montée de la représentation du Front national (Rassemblement national) et l’islamisation de certains territoires ne sont pas éludées. Les conséquences d’une certaine « fin du travail » relevée par l’auteure sont ici limpides.
On admire chez Raphaële Bidault-Waddington la dextérité à manier la futorologie, l’entrelacs des faits historiques – le rappel de l’agenda du Grand Paris et de la Métropole est tout à fait à jour [2] – et de ses envolées romanesques. Le décrochage chronologique est sensible à partir de la page 82, lorsque le rêve tourne à la comédie, pas de boulevard mais plutôt de banlieues… !
Et l’on se laisse convaincre facilement que l’événementiel fait la ville : celle-ci se construit par « réinventions » cycliques, parfois autoproclamées, au gré des grands barnums commémoratifs ou festifs dont les agences de communication font leur beurre. Jusqu’à la caricature, Philippe Muray avait théorisé cette essence nouvelle de la vie urbaine (à distinguer de l’urbanité de grâce !) apparue en fin de XXe siècle et devenue presqu’une finalité en soi au cours des deux premières décennies du XXIe siècle [3].
Mieux vaut peut-être en sourire ou en rire jaune ! On pense au film récent à succès Alice et le Maire (Nicolas Pariser, 2019) qui s’intéressait apparemment à la ville de Lyon mais qui est facilement transposable dans le tout petit milieu parisien où des gourous opportunistes et jeunistes sont aussi à l’œuvre ou à la manœuvre afin de périmer les élites anciennes (p. 30 du livre).
Le formel des arts contre l’informe de la ville
Composé de dix chapitres ouverts par une citation forcément iconoclaste de Rem Koolhaas dans Junkspace (2001), « The Cosmetic is the New Cosmic », le livre surprend par la portée de cette posture esthétique personnelle qui donne une forme au Grand Paris et nous rappelle que le régime de vérité des discours sur la ville et l’urbain ne saurait être l’objet d’une appropriation disciplinaire exclusive. Au travers de la suggestion d’expériences artistiques et sensorielles, la ville de Raphaële Bidault-Waddington finit parfois par être inquiétante alors même qu’elle n’est régie que par le principe de plaisir ou de facilité. Les pages sur le sexe – ou ce qu’il en reste ! avec une écriture que seule une femme pouvait sans doute s’autoriser à l’âge du politiquement correct – sont à ce chapitre révélatrices et surtout hilarantes car l’ouvrage sait être drôle tant au premier qu’au second degré. La ville de la « constellation urbaine » mise en symphonie par la futurologue ressort comme portée à la dimension d’un ready-made géant digne de Marcel Duchamp. La ville comme parc à thèmes, ce qui était déjà mentionné dans un autre de ses travaux, « Paris Galaxy Inc. : A Conceptual Model and Holistic Strategy Toward Envisioning Urban Development », (Parsons Journal for Information Mapping, vol. IV, n° 1, New York, hiver 2012), se déploie dans ce texte foisonnant de richesses thématiques, sémantiques et programmatiques qui stupéfient par la multiplication des angles et des visions étayées par de nombreuses références éclectiques (p. 181‑185).
« Faire le Grand Paris, marier Paris à ses banlieues, dont les héritages culturels et imaginaires autant que sociaux et économiques étaient si distincts, n’était pas une mince affaire » (p. 27). C’est donc à sa manière une « performance urbaine » que livre en sous-texte l’auteure avec l’intéressant paradigme de l’Open Polygon (p. 49 et suivantes) ou encore sa « bulle poético-spéculative » conclusive.
On en ressort ébloui, étourdi, pas nécessairement séduit mais forcément intéressé par les nouvelles formes suggérées, inquiet aussi devant la place prise par la datasphère digitalisée qui s’oppose finalement à la démocratie ou encore par les transformations du travail, qui est un autre champ d’intervention de prédilection de Raphaële Bidault-Waddington dont la réjouissante intelligence réconcilie avec un futur parfois inquiétant.
Ajouté aux œuvres auxquelles il s’adosse, celles du dessinateur Enki Bilal (Bug, livres 1 et 2, Casterman, 2017‑2019), et des romanciers Michel Houellebecq (Soumission, Flammarion, 2015) ou Aurélien Bellanger (Le Grand Paris, Gallimard, 2016) [4], Paris Ars Universalis est une ouverture prospective très réaliste sur un nouvel « art de vivre ensemble » que l’auteure tâche pour sa part d’interpréter de façon optimiste. La question à lui poser alors pourrait être la suivante : l’art est-il en mesure de réellement sublimer tous les conflits socio-religio-politiques ?
Bibliographie
- Bellanger, A. 2016. Le Grand Paris, Paris : Gallimard.
- Bilal, E. 2017. Bug, livre 1, Paris : Casterman.
- Bilal, E. 2019. Bug, livre 2, Paris : Casterman.
- Houellebecq, M. 2015. Soumission, Paris : Flammarion.
- Koolhaas, R. 2011 (2001). Junkspace, Paris : Payot & Rivages.
- Muray, P. 1991. L’Empire du bien, Paris : Les Belles Lettres.
- Muray, P. 1999. Après l’Histoire I, Paris : Les Belles Lettres.
- Muray, P. 2002. Après l’Histoire II, Paris : Les Belles Lettres.