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Construire trois millions de logements en Algérie (1999-2018)

Une politique audacieuse qui oublie les citadins ?
En un demi-siècle, la population des villes algériennes a été multipliée par six. Rompant avec trois décennies d’hésitation et de pratiques clientélistes, les autorités se sont lancées dans une politique audacieuse de construction à partir des années 2000. Le logement reste pourtant un bien rare, coûteux et inconfortable, et les méthodes employées par les pouvoirs publics brutales.

Après les dix années de terrorisme de la « décennie noire », la construction de logements reprend au début des années 2000 avec le retour de la paix civile [1]. Élu en 1999 pour un premier mandat, le président de la République Abdel Aziz Bouteflika lance un ambitieux programme d’investissements publics financé par les recettes d’exportation des hydrocarbures, alors très élevées. Hôpitaux, universités, barrages, autoroutes sont édifiés en un temps record, la réalisation étant confiée à des entreprises étrangères (Pairault 2017). Le président s’engage également à faire construire « un million de logements » et promet d’éradiquer l’habitat précaire [2]. Comme au temps des ZHUN [3], des grands ensembles de logements sociaux voient le jour aux périphéries des villes.

Des logements neufs pour une population brutalement délogée

Plus qu’aux carences de l’offre ou à l’absence de marchés immobiliers transparents, les gouvernements successifs imputent le mal-logement au développement excessif des constructions informelles, les bidonvilles étant particulièrement visés. Contrairement à certains pays du Sud qui s’efforcent au même moment de prendre en compte le logement informel dans l’offre globale, les autorités algériennes considèrent que seule une lutte résolue contre toutes les formes d’habitat précaire permettra de proposer à tous un logement décent et abordable (Deboulet 2016). Des préoccupations politiques entrent par ailleurs en ligne de compte dans les choix opérés par le nouveau président. La manne des investissements publics vise aussi à éradiquer les foyers islamistes qui restent actifs dans les quartiers pauvres. C’est en développant leurs réseaux d’entraide que les islamistes ont capté l’approbation populaire à partir des années 1980, parvenant aux portes du pouvoir au début de la décennie suivante. Ayant triomphé du terrorisme après dix années d’une lutte sans merci, légitimé par un pluralisme de façade, le pouvoir a compris l’avertissement : pour éviter le retour de l’islamisme politique, il est indispensable de consacrer la rente pétrolière à l’amélioration du sort des plus démunis. Ces derniers doivent donc avoir accès aux services publics, en priorité à l’eau potable. Ils doivent pouvoir se déplacer aisément et, surtout, disposer d’un logement décent.

À partir des années 2010, gouvernement et services des wilayas (préfectures) sont persuadés de détenir une recette infaillible. Ils n’hésitent donc pas à adopter la manière forte : les logements désignés comme précaires sont démolis sans concertation. Aux yeux de l’administration, les populations concernées n’ont aucune raison de se plaindre, la brutalité de la mesure étant compensée par un relogement gratuit dans un parc public neuf, construit pour l’occasion. Exclus de quartiers qu’ils habitaient parfois depuis plusieurs générations, les délogés voient ces mesures d’un autre œil. Pour eux, elles visent à « nettoyer » la ville de sa pauvreté visible plus qu’à améliorer le sort des plus démunis.

Construire massivement : des ZUHN aux villes nouvelles

Menée par des entreprises étrangères (principalement chinoises et turques) afin de limiter les délais, la construction de logements publics constitue un indéniable succès quantitatif. Dès 2016, les statistiques indiquent que plus de deux millions d’unités ont été réalisées depuis 1999, tous segments et toutes localisations confondus [4]. L’objectif du million est donc largement dépassé, la presse algérienne n’hésitant pas à surenchérir et à annoncer que « Trois millions de logements ont été réalisés sous l’ère Bouteflika » (quotidien L’Expression du 27 décembre 2016). Dans la plupart des agglomérations, les logements collectifs fleurissent tandis que les ceintures de bidonvilles sont largement entamées. Autre succès, les programmes de construction bénéficient préférentiellement aux populations des quartiers informels démolis, 561 000 de ces ménages ayant été relogés entre 1999 et 2015 [5].

Sur le plan qualitatif, le bilan est plus mitigé, en dépit des enseignements fournis par l’expérience des ZHUN. Dépourvus d’équipements adaptés, les ZUHN des années 1970 sont progressivement devenues des villes-dortoirs. Pour éviter de renouveler ce travers, la construction du « million de logements » s’inscrit dans le cadre de « villes nouvelles », où des équipements de base (établissements d’enseignement et de santé, commerces, etc.) sont programmés simultanément à la construction des logements. L’objectif n’est cependant pas atteint car, reproduisant les dysfonctionnements antérieurs, les programmes sont calqués sur une grille d’équipements standard qui ne tient pas compte de besoins locaux identifiés au préalable. C’est par exemple le cas pour la ville nouvelle d’Ali Mendjeli, édifiée à proximité de Constantine, où les habitants pâtissent de mauvaises conditions en matière de logement, de desserte et d’accès aux services (figure 1).

Figure 1. La nouvelle ville d’Ali Mendjeli, vue aérienne

La ville nouvelle d’Ali Mendjeli est édifiée à partir de la seconde moitié des années 1990 sur un plateau situé au sud-ouest de la ville historique (Côte 2006). Elle est structurée par un axe central et constituée de cinq quartiers, chacun étant composé de quatre « unités de voisinages » subdivisées en îlots. Conçue sur un principe de « centralités hiérarchisées » censé distribuer les équipements selon « une succession de centres de tailles différentes » (Lakehal 2017, p. 3), la grille de programmation ne fournit pas les services indispensables (Foura et Foura 2005). Vingt ans plus tard, la population d’Ali Mendjeli atteint les 200 000 habitants et certaines unités de voisinage demeurent sous-équipées et isolées, concentrant des maux sociaux qui peuvent devenir inquiétants (photographie : Pierre Bergel, septembre 2010).

Vers « un problème des banlieues » à l’algérienne ?

Si leur organisation matérielle est efficace, les opérations de démolitions/relogements sont menées sans concertation avec les habitants et sans coopération avec des élus locaux par ailleurs peu légitimes [6]. Dans les faits, c’est le wali (préfet) qui décide de la localisation et de l’ampleur des destructions de logements informels. Après désignation des périmètres et recensement des ménages concernés, les populations sont averties de la date du départ selon un calendrier très serré. Le jour dit, le transfert s’effectue par camions et sous escorte policière. Afin d’éviter tout retour, les bulldozers entrent immédiatement en action, rasant la totalité des constructions informelles (Bergel et Benlakhlef 2014).

Chassés de leurs anciens logements individuels, très inconfortables mais appropriés, éloignés de leurs repères et confrontés à des modes qui demeurent inconfortables, les ménages délogés vivent désormais dans des immeubles collectifs. Leur attribuant des logements neufs pourvus de toutes les commodités, les autorités wilayales estiment inutile de prévoir un accompagnement social. Afin de limiter la brutalité du changement, elles regroupent cependant les populations délogées selon leurs anciens voisinages, modulant les attributions en fonction de la taille des ménages et des liens familiaux. Confortés dans leur sentiment d’appartenance par le traumatisme d’un déplacement collectif opéré violemment, les voisinages délogés se construisent en victimes et développent en réaction une hostilité vis-à-vis des « autres » (délogés issus d’un autre quartier informel, autorités wilayales, etc.), considérés en bloc comme des adversaires potentiels [7]. Dans ces nouveaux espaces de vie à l’ambiance électrique, les conflits se cristallisent sur le contrôle de micro-lieux, que certains groupes considèrent de leur usage exclusif : portions de rues, pieds d’immeubles. Leur fréquentation par tout individu extérieur s’apparente à une provocation, qui peut dégénérer en affrontements. Les conflits d’intérêts deviennent aigus si ces lieux sont susceptibles d’accueillir une activité pécuniairement rentable : c’est le cas des nombreux terrains vagues présents dans ces espaces urbains encore inachevés, rapidement transformés en parkings informels. Leurs gardiens autoproclamés incitent les automobilistes à y stationner en échange d’un droit de place. Dans certains cas, le paiement s’apparente à du racket puisque tout véhicule stationné en dehors est systématiquement fracturé. Générant d’importantes sources de revenus, ces parkings sont disputés par des groupes rivaux dans tous les quartiers nouvellement construits qui accueillent des populations délogées. Outre Ali Mendjeli, particulièrement dans les unités de voisinage 8 et 14, c’est par exemple le cas à Alger dans les quartiers de Baraki, Aïn El Malah, Dely Brahim ; ou à Oran, dans les quartiers El Nour, El Yasmine, El Sabah.

Dans la ville nouvelle de Constantine, les conflits ont pris un tour très violent à partir du début de 2014. Les violences y ont opposé les populations de deux anciens bidonvilles, relogées contre leur gré. Aiguisée par la concurrence autour des parkings informels, leur rivalité était toutefois antérieure, provenant d’affrontements récurrents entre deux bandes concurrentes de hooligans supporters du club de football local, le CSC [8] (dénommés Sanafirs, traduction arabe de Schtroumphs). Antérieurement, les Sanafirs ne s’affrontaient que les jours de match. Sommés de cohabiter dans la ville nouvelle, ayant chacun la prétention de conquérir le monopole du « business » informel (droit de stationnement, petit commerce de rue, etc.), leurs affrontements sont devenus réguliers et beaucoup plus violents (Benlakhlef et Bergel 2016).

Entre 1999 et 2017, l’Algérie s’est couverte de barrages hydroélectriques, d’universités, d’autoroutes, de centres commerciaux. Si on y ajoute les deux à trois millions de logements construits en moins de vingt ans, il semble indéniable que l’appareil politico-administratif algérien a retrouvé l’efficacité perdue durant la « décennie noire ». Des Algériens mieux servis par les équipements publics, au pouvoir d’achat amélioré, ont, dans un premier temps au moins, plébiscité les logements collectifs construits dans les « villes nouvelles » jalonnant les périphéries des agglomérations. En un peu plus de quinze ans, la ville nouvelle de Constantine a par exemple été dotée d’un hôpital, de deux sites universitaires, d’un centre commercial, de nombreux hôtels. Aujourd’hui, sa population estimée est d’environ 200 000 habitants. Les chantiers de construction y tournent à plein régime (environ 3 000 logements construits annuellement), alors que la restructuration des espaces centraux de l’agglomération avance de façon très lente.

Sur le plan social, le bilan est plus mitigé, la marche forcée vers la modernisation prônée par les autorités ayant été particulièrement douloureuse pour les populations les plus vulnérables. En déclarant la guerre à l’habitat informel, en refusant d’améliorer les logements existants pour les légaliser et les inscrire dans la ville, les pouvoirs publics algériens se sont engagés sur une voie étroite et risquée. L’indispensable accompagnement social pour aider des ménages défavorisés à changer de résidence et de modes de vie n’a jamais été envisagé, pas plus que des anticipations n’ont été faites sur les usages de nouveaux espaces urbains construits à la hâte. Faute d’avoir prévenu ces difficultés, les autorités logent de mieux en mieux leur population, mais se trouvent paradoxalement confrontées à un « problème des banlieues » qui, à certains égards, présente des similitudes avec la situation française.

Bibliographie

  • Benlakhlef, B. et Bergel, P. 2016. « Relogement des quartiers informels et conflits pour l’espace public. Le cas de la nouvelle ville d’Ali Mendjeli (Constantine, Algérie) », Les Cahiers d’EMAM [en ligne], n° 28, 14 juillet.
  • Bergel, P. et Benlakhlef, B. 2014. « Qui se soucie des habitants ? Modernisation urbaine et délogements de quartiers informels. Le cas de Constantine (Algérie) 2008-2011 », in E. Auclair, M. Bertucci, P. Bergel et D. Desponds (dir.), Les Habitants acteurs de la rénovation urbaine ?, Rennes, Presses universitaires de Rennes, p. 197-215.
  • Berkane, M. 2016. « 3 millions de logements réalisés sous l’ère Bouteflika », L’Expression, 27 décembre.
  • Côte, M. 2006. Constantine. Cité antique et ville nouvelle, Constantine : Média Plus.
  • Deboulet, A. (dir.). 2016. Repenser les quartiers précaires, Paris : Agence française de développement.
  • Foura, M. et Foura, Y. 2005. « Ville nouvelle ou ZHUN à grande échelle ? L’exemple d’Ali Mendjeli à Constantine », Les Annales de la recherche urbaine, n° 98, p. 123-126.
  • Lakehal, H. 2017. « La ville nouvelle d’Ali Mendjeli. Un espace façonné par les pratiques et les représentations des citadins ordinaires », Les Cahiers d’EMAM [en ligne], n° 29.
  • Ministère de l’Habitat, de l’Urbanisme et de la Ville. 2015. Politique gouvernementale dans le domaine de l’habitat, de l’urbanisme et de la ville, rapport établi en 2015.
  • Pairault, T. 2017. « Algérie : quelle présence économique chinoise ? », in A. Adel, T. Pairault et F. Talahite (dir.), La Chine en Algérie. Approches socio-économiques, Paris : MA Éditions-ESKA, p. 33-67.

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Pour citer cet article :

Brahim Benlakhlef & Pierre Bergel, « Construire trois millions de logements en Algérie (1999-2018). Une politique audacieuse qui oublie les citadins ? », Métropolitiques, 20 juin 2019. URL : https://metropolitiques.eu/Construire-trois-millions-de-logements-en-Algerie-1999-2018.html

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