D’emblée, l’idée du « grand débat national » lancé par le président de la République fait débat. Les uns pensent que l’on doit se fier à ce dispositif inédit et ambitieux, bien qu’improvisé et flou, alors que les autres font part de leurs réserves, sur trois points principaux. La méthode délibérative n’a pas été présentée et clarifiée, laissant les participants éventuels dans l’ignorance d’un déroulé rigoureux de ses étapes et du mode d’élaboration des synthèses finales. Les modalités de prise en compte des résultats de ce grand débat ne sont guère explicitées non plus, tandis que certains sujets, comme l’ISF ou la santé, sont par avance exclus ou oubliés – la poursuite des « réformes » annoncée laissant planer un doute sur l’utilité réelle des discussions. Une troisième remarque porte sur l’indépendance des organisateurs et observateurs et sur le pilotage des réunions [1]. Ce dernier revient désormais à l’exécutif, après qu’il a remercié la CNDP (Commission nationale du débat public) qui posait quelques conditions de méthode ; deux ministres et trois « garants » sur cinq liés à la majorité sont désormais à la manœuvre.
Dans les quartiers populaires, un déni de participation
Ces inconnues quant aux engagements préalables sur le déroulé et le débouché d’un débat de ce type entachent l’aventure et l’ouverture démocratiques promises d’un fort soupçon d’arbitraire. Cela serait suffisant pour ne pas y participer, au risque d’être soupçonnés d’instruire un procès d’intention à un gouvernement qui afficherait ses attentes à l’égard de ce « grand débat » dont il a pris l’initiative. Mais d’autres raisons, plus objectives et plus graves, alimentent nos doutes. Nous travaillons, en tant qu’universitaires, et militons, comme membres d’une association (APPUII, Alternatives pour des projets urbains ici et à l’international), dans les « quartiers populaires », là où des habitants de « grands ensembles », « banlieues », « cités » et centres-villes dégradés sont affectés par des politiques publiques pensées pour eux, mais sans eux.
Sans remonter aux premières références à la « participation des habitants » évoquées dans le rapport de Hubert Dubedout en 1983, rappelons deux étapes récentes de ce processus. En juillet 2013, un rapport intitulé « Pour une réforme radicale de la politique de la ville. Ça ne se fera pas sans nous [= sans les habitants] » est remis au ministre de la Ville. Il a été coordonné par Marie-Hélène Bacqué et Mohamed Mechmache, qui ont veillé à susciter et à restituer les nombreux échanges et auditions organisés à travers le pays. Une conférence de citoyens finale l’ayant discuté et amendé, ce rapport dégage des pistes et des réflexions issues des quartiers populaires et rompt avec la tradition des politiques venues d’en haut. Mais son esprit a été vite oublié et la voix de ces citoyens écartée des politiques qui les concernent, comme le montre le nouveau rapport que la CNDP a remis il y a quelques jours aux ministres Jacqueline Gourault et Julien Denormandie [2] qui acte l’éloignement significatif des conseils citoyens de la prise de décision dans les projets urbains, leur relégation aux enjeux micro-locaux du quartier et l’arbitraire des moyens qui leur sont accordés.
Cinq ans après ce premier déni d’écoute, Jean-Louis Borloo remettait en mai 2018 au Premier ministre son propre rapport, au titre moins engagé que le précédent – « Vivre ensemble, vivre grand » – mais toujours consacré aux problèmes affectant les quartiers populaires. Aucun des 19 « programmes » qui y étaient proposés ne portait explicitement sur le pouvoir d’agir des habitants sur leur ville et leur vie mais, pour le président de la République en exercice, il semble que ce soit encore trop. Le 22 mai, il disqualifiait de façon brutale et inattendue ce rapport qu’il avait pourtant demandé : il n’a rien annoncé à des habitants qui se sentent chaque jour plus ignorés et il a dissous les défis posés à la République dans l’incantation à un empowerment sans aucun moyen. Le prétendu nouveau monde rejoint l’ancien dans l’ignorance de la voix de ces habitants, objets mais jamais sujets des projets qui les concernent.
Un grand débat pour rien ?
Voilà pour les faits passés. Quel chemin le grand débat se prépare-t-il à prendre en 2019 dans les quartiers populaires ? Le ministre chargé de la Ville et du Logement a annoncé en janvier une tournée afin d’« encourager à faire des débats dans les quartiers [3] », sans une référence à ceux ayant eu lieu entre 2013 et 2018 dans les quartiers populaires sous l’emblème, déjà, de la démocratie participative et délibérative. Faut-il comprendre que l’on va demander une nouvelle fois aux habitants des quartiers populaires de « s’exprimer » ? Faut-il faire comme si rien n’avait été fait et exhorter à la mobilisation autour du grand débat pour redire ce qui n’a jamais été entendu ? Doit-on accepter de repartir d’une page blanche alors que le diagnostic des problèmes existe déjà et que des solutions ont été esquissées dans le cadre de délibérations participatives ? Faut-il redemander le droit au maintien dans son logement ou dans son quartier, redire le refus de démolitions imposées par l’État via son Agence nationale de la rénovation urbaine ? Est-il nécessaire de revenir sur la longue histoire des violences policières dans ces quartiers, sur l’inégalité devant les services publics, et sur tant d’autres points qui figurent déjà dans les rapports de 2013 et de 2018 – sans parler des éclaircissements apportés par les chercheurs en sciences sociales, sur ces points et bien d’autres ?
Tout cela est toujours d’actualité, précisément parce que rien n’a changé faute d’écoute et d’actions. Pour le dire plus simplement : les habitants des quartiers populaires ont fait le job. Les responsables politiques vont-ils en tenir compte, ou vont-ils considérer que les habitants de ces quartiers ne méritent pas le traitement et l’écoute qu’ils réservent à d’autres ?
Entre le peu de garanties qu’offre un grand débat à venir quant à son déroulé démocratique et les dénis de démocratie que les habitants des quartiers populaires ont eu à subir en 2013 et 2018, la conduite à tenir nous semble claire : puisque les habitants de ces quartiers se sont déjà exprimés, puisque les sujets sont déjà consignés, nous demandons, tout simplement, que ce qui a été écrit et dit soit pris en compte. Puisque les habitants de ces quartiers ont quelque avance en matière de débat, le ministre et l’exécutif pourraient leur en savoir gré, et, prenant connaissance des rapports déjà remis, substituer à l’écoute compassionnelle habituelle une réponse politique claire.