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Comprendre Le Caire… pour comprendre la révolution égyptienne ?

Les révolutions arabes ont aussi été des révolutions urbaines. Le livre Understanding Cairo, recensé par Roman Stadnicki, nous donne des clefs pour saisir comment des politiques publiques inappropriées ont contribué à la colère des habitants des quartiers informels, s’étendant ensuite à l’ensemble de la ville.

Recensé : Sims, David. 2010. Understanding Cairo. The Logic of a City Out of Control, Le Caire/New York : The American University in Cairo Press.

Le livre de David Sims, qui vit au Caire où il travaille comme consultant en urbanisme depuis plus de trente ans, est paru juste avant le soulèvement populaire qui a mené au départ de Moubarak. Il ne s’inscrit donc pas dans le cadre de la multiplication des ouvrages consacrés aux révolutions arabes, dont certains expliquent sans vergogne qu’elles étaient largement prévisibles et qu’il fallait être aveugle pour ne pas les voir venir. Et pourtant, cette étude contient, outre des informations précieuses sur l’organisation de l’espace de la capitale égyptienne, des clefs utiles pour comprendre les événements de janvier 2011 [1].

Les quartiers informels, au centre du dynamisme cairote

On ne reviendra pas sur la nature urbaine des révoltes survenues dans plusieurs pays arabes au printemps 2011 (Verdeil 2011 ; Pagès El-Karoui et Vignal 2011). En s’intéressant à l’urbanisation contemporaine du Grand Caire et notamment à sa dimension informelle, Sims montre que l’attitude du gouvernement depuis les années 1960 à l’égard des quartiers non réglementaires – ici répressive, là négligente – revient à nier l’existence d’un ordre urbain d’émanation populaire. De ce fait, elle renforce le sentiment d’injustice sociale, très présent dans les revendications des manifestants de Tahrir.

Beaucoup ne voient Le Caire que comme un « monstre urbain » surpeuplé, chaotique et cacophonique, selon un vocable régulièrement utilisé. C’est à ceux-là que l’auteur s’adresse en priorité, en balayant d’emblée les clichés nostalgiques, romantiques et misérabilistes présents, selon lui, non seulement dans les représentations collectives sur la ville du Caire mais aussi dans la littérature scientifique et technique. Il vise ici d’une part les tenants d’un courant de pensée dit radical qui exagérerait les formes de misère urbaine, comme Mike Davis (2006), et d’autre part les acteurs du développement, qui n’auraient d’yeux que pour des causes spectaculaires telles que la situation des chiffonniers du Moqattam ou la spéculation foncière dans les cimetières. Sims critique enfin les universitaires qui observent les dysfonctionnements du Caire par le prisme de la globalisation et du néolibéralisme, deux concepts correspondant mal, selon lui, aux réalités quotidiennes vécues par les populations urbaines [2].

À la suite de cet élagage sans concession, Sims développe sa propre approche compréhensive de l’urbanisation du Grand Caire de façon plutôt convaincante. Elle invite à considérer les grandes villes du Sud comme une somme d’individus produisant leurs propres logiques de développement économique et d’aménagement territorial. Le théâtre où se jouent ces logiques de la manière la plus claire se situe au cœur de ce que Sims nomme la « ville informelle ». Au Caire, cette dernière est composée des ‘ashwa’iyat (entendues comme quartiers non planifiés), qui rassemblent plus de 60 % de la population recensée. Ne négligeant aucune des composantes de ces formations socio-spatiales, Sims regarde de près leur nombre d’habitants, le volume des investissements qui y ont cours, les prix pratiqués dans les commerces, la taille du foncier, etc., tout en examinant le contexte économique et politique dans lequel ces indicateurs évoluent. Ce qui intéresse Sims n’est pas tant de répéter que les quartiers informels sont le résultat des défaillances des politiques publiques en matière d’urbanisme depuis les années 1960, ce qu’il fait malgré tout [3], que de mettre l’accent sur leurs dynamiques sociales et économiques. L’hétérogénéité socio-économique de ces quartiers (des ramasseurs et recycleurs d’ordures ménagères – les zabbalin – aux promoteurs immobiliers), la diversité du bâti (de la petite maison de style villageois à l’immeuble), la vitalité marchande et artisanale (de la petite épicerie à la petite et moyenne entreprise) et la relative intégration de ces quartiers à la ville (du fait de l’hyperdensité et du réseau de petits transports en commun) sont démontrés et documentés de manière convaincante. L’auteur va jusqu’à parler d’« avantages » qu’il y a à vivre dans une ‘ashwa’iya : les espaces centraux sont saturés et ne possèdent aujourd’hui rien de plus que le reste de l’agglomération. Les « cités du désert » (voir plus bas), quant à elles, sont peu accessibles.

Des politiques publiques inappropriées

Sims suggère que si les agents des trois gouvernorats du Grand Caire s’étaient contentés de laisser réellement faire, ou du moins s’étaient cantonnés à l’apport des infrastructures indispensables, les habitants des zones informelles auraient eu les ressources économiques et territoriales nécessaires pour accéder pleinement à la ville et à l’ensemble de ses potentialités. L’auteur voit dans l’enchaînement de politiques publiques inappropriées les raisons de la colère qui agite ces quartiers depuis plusieurs années et qui a fini par s’étendre à l’ensemble du territoire national dans les années 2000. Tout commence dans les années 1970 lorsque le gouvernement décrète l’illégalité de tous les quartiers qui émergent en marge des procédures de planification officielles, alors que celles-ci sont de plus en plus rares depuis la guerre de 1967. Rien n’est, par exemple, prévu pour loger le million d’Égyptiens évacués de la région du canal de Suez. En outre, dans le cadre de la politique d’ouverture à l’investissement privé lancée par Sadate après la guerre de 1973 (Infitah), d’importants investissements, réalisés notamment par des Égyptiens immigrés dans le Golfe, ont lieu dans les quartiers non réglementaires, desquels les acteurs publics semblent s’être totalement désengagés. Seule la politique des villes nouvelles dans le désert, lancée dans les années 1970 et renforcée dans les années 1990, est proposée comme une alternative à l’urbanisation informelle. Éclipsant toutes les autres formes de développement urbain par la quantité d’espace qu’elles occupent, les villes nouvelles ont absorbé à peine 800 000 habitants en 40 ans, soit un vingtième de la population actuelle, malgré les efforts déployés par le gouvernement pour y attirer de nouveaux résidents. Dans le même temps, celui-ci a encore durci sa politique à l’égard des ‘ashwa’iyat, tentant d’engager des poursuites contre les occupants des terres cultivables et procédant même à quelques campagnes de destruction au début des années 2000.

Les habitants, des « résistants » ?

Dans ce contexte, les habitants des quartiers informels apparaissent comme des résistants. Sims rend hommage à leur ténacité et à leur ingéniosité, quitte à enjoliver la situation, notamment lorsqu’il évoque le très faible risque sécuritaire et la forte cohésion sociale qui règnent dans ces quartiers. Les rixes entre jeunes désœuvrés, forces de l’ordre et islamistes radicaux sont pourtant courantes dans ce que Patrick Haenni (2001) a appelé les « banlieues indociles ». Reflet des enjeux urbains contemporains, les quartiers non réglementaires ne sont pas non plus épargnés par les inégalités sociales, comme le révèle notamment l’embourgeoisement de certains chiffonniers de Manshiat Nasr.

On peut également reprocher à David Sims d’opposer avec trop de fermeté « ville informelle » et « ville formelle ». Cette vision dichotomique de l’urbanisation ne renforce-t-elle pas la stigmatisation de l’informel par rapport au formel, contre laquelle s’insurge précisément l’auteur ? Faut-il en effet encore parler d’informalité dès lors que les formes urbaines produites par les pratiques considérées comme informelles ou irrégulières constituent un phénomène majoritaire ? Sims semble ainsi négliger les interactions, circulations et confusions entre ces deux ensembles urbains qui ne sont d’ailleurs pas toujours dissociés par les citadins eux-mêmes. Est-ce là une conséquence du choix de l’auteur de se fonder principalement sur les recensements officiels et les images satellitaires permettant d’observer les lignes de croissance actuelles de l’agglomération ? Familier du terrain cairote, Sims n’utilise pas, pour autant, les méthodes qualitatives développées dans le champ de la géographie et de l’urbanisme alors qu’elles auraient permis d’analyser plus finement les pratiques spatiales des habitants des quartiers informels, notamment leurs mobilités, ainsi que leurs représentations.

Enfin, on peut contester l’approche sectorielle sur laquelle est construit cet ouvrage. Sims cherche, en effet, à passer en revue, chapitre par chapitre, les principales fonctions urbaines au risque de les compartimenter : le logement, le travail, le transport et la gouvernance, et cela pour chaque catégorie de sa typologie, à savoir la ville formelle, la ville informelle, la ville du désert et la « frontière périurbaine » [4].

Il est pourtant fort utile de lire Understanding Cairo, qui apporte autant à la connaissance factuelle de l’agglomération cairote contemporaine, fruit d’un « heureux hasard » selon l’expression de l’auteur, qu’au débat sur l’urbanisation des métropoles des pays arabes. Celles-ci ne peuvent désormais plus être appréhendées autrement que comme des territoires de changements politiques et sociétaux profonds.

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Pour citer cet article :

Roman Stadnicki, « Comprendre Le Caire… pour comprendre la révolution égyptienne ? », Métropolitiques, 9 décembre 2011. URL : https://metropolitiques.eu/Comprendre-Le-Caire-pour.html

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