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La modernité policière, produit de l’évolution urbaine

L’ouvrage de Catherine Denys sur la police de Bruxelles bouscule l’opposition habituelle et tranchée entre une police d’Ancien Régime, archaïque ou inefficace car dépendante du pouvoir urbain, et la police moderne marquée par la mainmise de l’État central. Elle montre le rôle essentiel des transformations urbaines dans la modernisation de l’institution policière et de ses pratiques, en amont comme en aval des changements de régime politique qui ont scandé la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècles.
Recensé : Catherine Denys, La Police de Bruxelles entre réformes et révolutions (1748–1814). Police urbaine et modernité, collection « Studies in European Urban History (1100–1800) », n° 29, Turnhout, Brepols Publishers, 2013.

En 2002, Catherine Denys consacrait une monographie aux polices des villes du Nord de la France au XVIIIe siècle, ouvrage qui avait grandement contribué, par son approche novatrice des institutions et des pratiques, au renouveau des études policières de l’époque moderne. Elle propose aujourd’hui un livre centré sur le cas bruxellois, dans un cadre chronologique qui fait voler en éclats la périodisation classique (Ancien Régime, Révolution et Empire). Loin de se limiter à une monographie d’histoire locale, La Police de Bruxelles fournit un condensé stimulant des avancées et des questions en cours dans l’historiographie policière aussi bien sur les circulations que sur les réformes policières ou sur les processus de professionnalisation des métiers de police [1].

La police, objet d’études urbaines

En inscrivant son objet d’étude dans la continuité des pratiques, par-delà les régimes qui se succèdent, parfois rapidement, entre 1748 et 1814 (dominations autrichiennes, révolution brabançonne, occupation puis annexion françaises sous le Directoire, le Consulat et l’Empire), Catherine Denys donne à (re)penser les mécanismes de la modernisation policière.

Ainsi, qu’une collection comme celle des « Studies in European Urban History » accueille une étude issue du champ de l’histoire policière ne doit pas étonner. Car c’est bien sur le terreau urbain que la police d’Ancien Régime trouve à s’épanouir. La thèse avancée et documentée par Catherine Denys est forte : la modernisation de la police est d’avantage impulsée par les enjeux du gouvernement urbain à l’échelle locale, ne serait-ce que parce qu’il en va de la réputation de la ville, que par les enjeux politiques et étatiques. Avec le cas bruxellois, elle montre comment certains dispositifs généralement considérés comme caractéristiques de la modernité policière – la territorialisation du contrôle social outillée par la cartographie, le développement de l’écrit policier, l’encadrement disciplinaire des acteurs policiers – s’élaborent dans le creuset urbain (entre autorités municipales et gouvernementales), avant d’être systématisés et renforcés par le régime napoléonien.

Une volonté de réforme ancrée dans l’essor urbain, dès le milieu du XVIIIe siècle

Deux parties subdivisées en chapitres chronologiques documentent le processus de modernisation de la police bruxelloise. Que faut-il entendre par « modernité policière » ? À cette notion, l’auteur n’attache aucun critère prédéfini ou essentiel qui permettrait de situer un point de départ, préférant suivre les adaptations continuelles de la police urbaine au cadre mouvant dont elle émane : croissance démographique, développement des échanges commerciaux, évolution des structures sociales, bouleversements politiques. Au risque de déplacer le problème, mais en renouvelant la grille des questions, elle propose d’inscrire les réformes policières dans le processus de modernisation urbaine.

C’est ainsi que, dès le milieu du XVIIIe siècle, l’image de la grande ville (près de 60 000 habitants en 1755), sa réputation de capitale des Pays-Bas autrichiens et l’inévitable question de l’insécurité, réelle ou supposée, génèrent au sein des élites et des responsables de l’ordre urbain une volonté de réforme de la police. À Bruxelles, comme un peu partout en Europe, éclosent alors quantité de « mémoires policiers », textes d’auteurs et de formats variables qui, une partie d’entre eux du moins, dénoncent des dysfonctionnements et proposent des solutions pour repenser les structures et les pratiques policières.

Parmi les principaux producteurs de mémoires à visée réformatrice, l’amman occupe une place particulière dans l’organisation de la police bruxelloise. Nommé par le souverain qu’il représente auprès de la magistrature urbaine, l’amman est théoriquement le chef de la police. Mais ce sont les autorités municipales qui conservent le pouvoir d’édicter les ordonnances et qui rendent les jugements de police. Les pouvoirs de police sont donc étroitement imbriqués entre l’officier du souverain autrichien, d’une part, et le corps municipal, d’autre part. Les multiples mémoires que rédigent les ammans qui se succèdent à Bruxelles dans la seconde moitié du XVIIIe siècle impliquent nécessairement une prise de position du Magistrat. L’analyse fine et très détaillée des projets de réformes policières permet ainsi de prendre toute la mesure des débats que suscite la police au sein des élites bruxelloises. En les exposant longuement Catherine Denys accorde autant d’importance aux projets sans lendemains qu’à ceux qui sont couronnés de succès, car ils sont tous porteurs d’une volonté d’améliorer la police.

Une réforme qui précède la centralisation, un pouvoir municipal qui résiste au changement de régime

Les lignes de fronts sont beaucoup plus subtiles qu’il n’y paraît au premier abord et les hésitations sur la « meilleure police » une véritable constance. L’entrée en scène en 1775 du nouvel amman Rapédius de Berg coïncide avec le développement d’une police de renseignement et d’un appareil bureaucratique inédit, avec la systématisation du recours à l’écriture administrative. La police de la capitale des Pays-Bas ne devient pas pour autant une prérogative régalienne. En 1783, ce même amman cherche même à se débarrasser – sans succès, il est vrai – de ses compétences en matière de police urbaine au profit de la municipalité.

Inauguré au milieu du siècle, l’incessant débat sur la réforme de la garde bourgeoise, notamment alimenté par le problème redoutable des populations flottantes [2], montre que les conceptions de l’ordre public sont loin d’être figées. Le service bourgeois, obligatoire, intègre traditionnellement les dispositifs policiers de la ville. À la fin des années 1770, le Magistrat milite pourtant pour le démantèlement de cette force municipale communautaire en dénonçant ses dysfonctionnements et en privilégiant la voie professionnelle. Or, le gouverneur militaire, aux ordres de l’Empereur, s’érige en défenseur de la garde bourgeoise bruxelloise. Le gouverneur s’oppose à la suppression du service des compagnies bourgeoises, qui échappent pourtant à son contrôle, au nom d’une certaine efficacité policière qu’il reconnaît aux bourgeois : aux portes de la ville, ayant une meilleure connaissance des usages locaux, ceux-ci sont plus indiqués que des soldats professionnels pour contrôler les étrangers.

Alors que le statu quo semble s’imposer, les turbulences politiques précipitent finalement la réorganisation de la police. Déployée avec éclat en janvier 1787, articulée à d’importantes réformes de l’appareil judiciaire et de l’administration, la centralisation de l’activité policière autour d’une Direction générale de police à l’échelle des Pays-Bas est imposée par Joseph II. Conçu à Vienne, le projet habsbourgeois de police générale rencontre immédiatement la résistance des pouvoirs locaux, des États de Brabant et de la population, qui y voient une atteinte à leurs libertés et privilèges. L’épreuve de force engagée entre les élites « belges » et le gouvernement autrichien, prélude à la révolution brabançonne, n’est pas sans conséquences pour la police : réclamée depuis longtemps, une milice municipale professionnelle, un corps de police armé, salarié et chargé de la surveillance nocturne est finalement instaurée en septembre 1787 et ne sera plus remise en question. Face à la révolte qui gronde, le pouvoir impérial réussit toutefois à imposer le démantèlement des gardes bourgeoises et le déploiement de l’armée comme police militaire, sans négliger par ailleurs le renforcement du renseignement policier à des fins politiques. Malgré tout, pour Catherine Denys, le souffle révolutionnaire des années 1787 à 1790 n’emporte pas avec lui le pouvoir policier municipal, car même durant la période de troubles politiques, le Magistrat garde la main. Balayé par l’invasion française en 1792, l’échevinage d’Ancien Régime est, du reste, remplacé par un nouveau pouvoir municipal et, en 1794, le Directoire confirme les prérogatives policières de la municipalité. Enfin, malgré la création du département de la Dyle (1795) et l’intégration de Bruxelles au sein de l’appareil administratif français (préfecture, ministère de la Police générale), la police de la ville continue de relever en grande partie des pouvoirs de la mairie, même au plus fort de la centralisation impériale.

Bruxelles, cas exemplaire des difficiles équilibrages de la gouvernance policière

Avec l’exemple de Bruxelles, Catherine Denys revisite avec succès le schéma réducteur selon lequel la modernité policière serait fille de la centralisation administrative imposée par la France du Directoire et de l’Empire contre l’archaïsme de l’autonomie municipale d’Ancien Régime. Le processus de modernisation est engagé bien avant la césure révolutionnaire, notamment par le recours aux savoirs cartographiques comme outils de gouvernement et par la territorialisation de l’action policière que génèrent les nouvelles connaissances administratives de l’espace urbain. Dans cette perspective, elle atténue les ruptures institutionnelles en les ancrant dans un continuum de réflexions et de débats sur l’amélioration de la police. Au niveau des pratiques, elle montre que non seulement l’autonomie municipale des pouvoirs de police n’est que partielle dans la capitale des Pays-Bas autrichiens, mais aussi que la centralisation policière n’est de loin pas complète par-delà la césure révolutionnaire. Les régulations sociales de quartier, la police communautaire, ne font pas ici l’objet d’une analyse spécifique, ce que l’on pourrait regretter, mais il s’agit là d’un terrain d’investigation en soi qui mériterait d’être abordé de front, notamment à partir du cas bruxellois. Ceci dit, l’auteur donne ample matière à réflexion sur le difficile équilibrage policier, au tournant du XVIIIe siècle – comme aujourd’hui, du reste –, entre une maîtrise de l’espace « par le haut » (et la lutte pour cette maîtrise, entre autorités locales et gouvernementales), d’une part, et l’autorégulation de la rue ou du voisinage « par le bas », d’autre part. Au gré d’une patiente reconstitution des enjeux et des débats, systématiquement synthétisés par des conclusions intermédiaires, Catherine Denys fournit un apport essentiel au chantier de l’historiographie policière : il ne sera plus possible d’évoquer la notion de « modernité policière » sans avoir à l’esprit que celle-ci est intimement liée à son ancrage urbain.

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Pour citer cet article :

Marco Cicchini, « La modernité policière, produit de l’évolution urbaine », Métropolitiques, 15 octobre 2014. URL : https://metropolitiques.eu/La-modernite-policiere-produit-de.html

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