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Coriolis à l’usage : un bâtiment performant sous tension

La promotion des bâtiments « performants » est désormais assurée par la diffusion des standards techniques et par une course aux labels qui attestent de leur qualité environnementale et énergétique. Une enquête réalisée au sein du bâtiment Coriolis, situé à la Cité Descartes de Champs-sur-Marne, montre que s’approprier son espace de travail, dans un contexte de prouesses techniques, ne va pas de soi. Carnet de vie d’un quotidien pas toujours ordinaire.

La construction de bâtiments neufs est aujourd’hui soumise à une réglementation stricte et particulièrement portée sur la qualité thermique (Debizet 2012). Cette réglementation a contribué à produire une véritable course aux labels (HQE, BBC, BEPOS [1],...) censés attester de la qualité environnementale et énergétique du projet. Ces labels deviennent, dès lors, autant des modes de certification qu’une manière pour les professionnels de la filière de valoriser, de communiquer, de promouvoir un bâtiment en mettant en avant sa performance technique et, dans certains cas, sa prouesse architecturale.

Cette multiplication de nouveaux standards techniques interroge évidemment les sciences sociales, en ce qu’ils sont susceptibles de produire de nouvelles normes d’usages auxquelles les occupants d’un bâtiment doivent se conformer pour assurer sa qualité environnementale.

Le cadre d’analyse de la sociologie des usages, largement mobilisé pour comprendre les modalités d’appropriation de l’espace (Raymond et al. 1966), est central et se réactualise désormais sous l’effet des enjeux de la transition énergétique (Subrémon 2011 ; Renauld 2013 ; Flamand et Roudil 2013). D’autres travaux (Zelem et Beslay 2014 ; Brisepierre 2013) mobilisent une lecture sociotechnique et organisationnelle des professionnels et interrogent l’injonction à la performance technique au regard des logiques d’usages.

Pour contribuer à ces réflexions, nous avons choisi de mener une enquête au sein du bâtiment Coriolis, situé à la Cité Descartes de Champs-sur-Marne. Livré en 2012, il accueille trois laboratoires et des salles de cours de l’École des Ponts ParisTech et une école de design. Conçu par l’Atelier Roche, le bâtiment répond aux exigences de la Réglementation thermique 2020 [2] en tant que « bâtiment à énergie positive » (BEPOS). Depuis sa livraison, il a été certifié « haute qualité environnementale » (HQE) tertiaire et labellisé « bâtiment basse consommation » (BBC 2005). Il est également équipé de panneaux photovoltaïques qui devraient permettre une labellisation BEPOS tout usage.

Face à cette impressionnante entreprise de labellisation et de certification, nous proposons une autre lecture : celle des conditions d’appropriation d’un bâtiment qui, par son ambition, sa sophistication technique, implique un apprentissage de la part de ses occupants et des exploitants eux-mêmes.

Faire sien cet espace de travail ne va pas de soi. Il semble que l’adhésion des occupants au projet, la modification de leurs habitudes, la montée en compétences de services techniques et surtout l’instauration d’un espace de négociation des normes entre usagers et exploitants soient nécessaires à la réussite (énergétique) d’un tel bâtiment.

Des usages en décalage avec les objectifs

Le bilan énergétique au cours de la première année d’exploitation du bâtiment Coriolis conclut à ce que les consommations d’énergie sont plus importantes que prévues. Le décalage entre objectifs et résultats s’expliquerait, en premier lieu, par la différence entre les usages projetés lors de la conception et les usages réels du bâtiment.

Tout d’abord, les trois laboratoires installés dans Coriolis sont plus énergivores qu’initialement prévus. Spécialisés dans les domaines de la qualité de l’air et de l’environnement atmosphérique, des mathématiques et de l’informatique, certains chercheurs utilisent des ordinateurs puissants de calculs qui nécessitent une ventilation spécifique. Ce besoin, non prévu au départ et qui pèse sur le bilan global, a nécessité des ajustements techniques, en termes de ventilation et de température.

Les observations et les entretiens menés au cours de l’hiver 2013‑2014 ont révélé que les pratiques des occupants (tous métiers confondus) ne se conformaient pas à une norme prescrite d’économies d’énergie (comme maintenir les fenêtres fermées en été, couper les veilles ou trier les déchets).

Pourtant, à la livraison du bâtiment, tout a concouru à ce que les occupants du bâtiment Coriolis perçoivent le caractère « hors du commun » de leur nouveau lieu de travail et cherchent à s’impliquer dans la recherche de performance : valorisation d’une architecture très originale (forme, matériaux, couleurs), importante communication institutionnelle (communiqués de presse, visites officielles, messages intranet), réunions d’information et diffusions d’un carnet de vie. Les occasions de mesurer tant l’ambition d’un tel ouvrage que la participation attendue des usagers ont été multipliées. Toutefois, malgré l’expression presque unanime d’une certaine satisfaction à s’installer dans un beau cadre de travail tout neuf, le caractère exemplaire du bâtiment ne semble n’avoir qu’un impact très limité sur les pratiques quotidiennes de ses occupants. Cette qualité est plutôt assimilée à des contraintes nouvelles, qui ne sont le plus souvent pas comprises :

« N’avoir que de l’eau froide pour se laver [les mains] aux toilettes, ça fait pingre ! » (chercheur, le 5 février 2014).

D’ailleurs, la mise en conformité des usages des occupants aux prescriptions d’économies d’énergie n’est pas toujours légitimée par des chercheurs ou enseignants, qui considèrent que cette tâche relève des services de maintenance et ne doit pas entraver leurs activités professionnelles :

« C’est pas notre job… et puis quoi encore ? Quand j’achète du matériel informatique, je veux bien faire attention. Ça, ce n’est pas choquant. Mais sinon, moi, je suis là pour faire de la recherche » (chercheur, le 7 février 2014).

Un bâtiment neuf, mais peu confortable et peu convivial

Le confort thermique a été particulièrement source de tension et de mécontentement. Face à la grogne et à la menace d’ajouter des radiateurs d’appoint, la température a été augmentée dans tous les bureaux, au-delà de la température de consigne de 19 °C.

« Je regarde si le secrétariat met des mitaines ou pas. Le jour où il y a des mitaines, c’est qu’il y a un problème » (chercheur, le 5 février 2014).

Les personnels administratifs, présents au quotidien au sein du bâtiment et dont l’activité est plutôt statique, apparaissent particulièrement sensibles aux variations de températures et à la luminosité des bureaux. L’usage de l’éclairage électrique en journée est presque systématique dans les bureaux orientés nord, entraînant de fait une relative dépréciation des bureaux les moins bien exposés, d’autant que l’usage des interrupteurs pose problème : leur bon usage n’est pas totalement instinctif et répond à la fois à la commande manuelle et à la détection de présence. Face à une certaine complexité d’utilisation, il n’est pas rare de quitter la pièce sans éteindre la lumière :

« J’ai laissé tomber ! Ça s’allume, mais si ça ne s’éteint pas je m’en vais. Parce que j’ai essayé plusieurs fois d’éteindre et ça ne marche pas. Alors je laisse tomber et quand je reviens tout est éteint » (personnel administratif, le 27 février 2014).

Les occupants ont été invités à renoncer à certains objets électriques consommateurs d’énergie (cafetières, bouilloires, fours à micro-ondes et réfrigérateurs). Pour autant, cette injonction a été largement ignorée puisqu’allant à l’encontre des attentes des membres des laboratoires :

« Ça ne me dérange pas de prendre les escaliers ou de garder les fenêtres fermées, mais je ne pourrais pas me passer de ma cafetière, faut pas déconner » (doctorant, le 13 février 2014).

Si les témoignages recueillis peuvent refléter une appréciation positive d’occuper un bâtiment neuf, ceux-ci ne parviennent pas à valoriser son exemplarité en matière écologique ou énergétique. Au contraire, cette qualité est plutôt assimilée à des contraintes nouvelles qui, au final, pèsent sur l’activité professionnelle de chacun, alors que l’on n’identifie pas immédiatement les bénéfices côté usagers.

Plus étonnant peut-être, du côté des agents techniques et d’entretien, chargés du bon fonctionnement des installations et de la propreté des locaux, le caractère innovant du bâtiment n’a eu que très peu d’impacts sur leurs pratiques professionnelles. L’objectif de leur mission semble prévaloir sur les moyens d’y parvenir : il est attendu de leur travail qu’ils maintiennent les locaux en « état neuf » et que les installations fonctionnent sans encombre pour les techniciens.

Les agents d’entretien n’ont, par exemple, reçu aucune consigne particulière, ni de formation spécifique à l’entretien de matériaux nouveaux ou de surfaces au sol spécifique. L’enquête montre que les usages des différents occupants ne sont pas soumis au même souci de conformité : il est attendu des occupants des bureaux de modifier leurs habitudes, alors que les services techniques et d’entretien ne sont pas visés.

Performance versus confort, l’École des Ponts prise dans un étau ?

Il nous faut enfin souligner la grande attention portée par l’administration de l’École des Ponts pour adapter, ajuster, modifier la programmation thermique (notamment) pour qu’elle rejoigne au mieux la satisfaction des occupants du bâtiment. Une enquête « qualité » a également été lancée pour identifier les points d’accroche et les zones d’amélioration à investir par les services. Dans le même temps, l’école a bien cherché à inciter et à impliquer les occupants au bien-fondé de la modification de leurs habitudes.

Une réunion d’information a eu lieu, puis un carnet de vie a été diffusé pour que les occupants prennent connaissance des attendus d’usages. Le premier levier d’origine informationnel en appelle à la rationalité des occupants, en symétrie parfaite avec un bâtiment qui lui-même « procède d’une rationalité pragmatique qui recherche d’abord l’efficacité » (carnet de vie). Pourtant, l’information ne circule pas ou mal, elle est peu attractive et n’est pas comprise par tous de la même façon. Le caractère unilatéral de la diffusion de l’information n’a pas toujours été bien perçu de la part des chercheurs et des enseignants.

Une fois la grogne bien installée dans les locaux, le secrétariat général de l’école et la SNEF [3] ont effectué des relevés de température afin de démontrer l’adéquation de la température avec la norme de conception et au code du travail ; relevés contredits par d’autres relevés, eux, effectués par les usagers qui attestaient des très basses températures en pleine journée – contre-relevés à leur tour contestés par de nouvelles instrumentations démontrant que les 19 °C étaient bien respectés, malgré l’affichage des thermostats !

À l’objectivation d’une sensation de froid s’oppose l’objectivation de bonne conformité à la réglementation thermique. La résolution du conflit a trouvé son issue par une hausse générale de la température, les usagers se jouant, on peut le penser, d’un jeu d’acteurs décisionnaires sensibles à la pression exercée par les usagers. L’école reste, en fin de parcours, partagée entre la cohérence d’une recherche de performance et le souci de fournir des locaux propices au travail des chercheurs et des enseignants. Pour dépasser le conflit, l’on poursuit des messages informatifs appelant à l’économie et l’on cherche à mieux prendre en compte les usagers, comme lors d’une réflexion collective réunissant services informatiques et usagers.

À trop vouloir éduquer l’usager et le faire changer, on oublie que l’appropriation de nouvelles installations repose bien souvent sur les métiers de la maintenance et sur les capacités de la maîtrise d’ouvrage à ouvrir un dialogue avec les occupants des lieux. Pour cela, il y aurait matière à penser les transitions professionnelles à opérer : la montée en maîtrise de l’équipement technique pourrait avoir à s’accompagner d’une montée en maîtrise de la relation aux usagers. Il est toujours, pour le moins, frappant que les mêmes protocoles de recherche conduisent aux mêmes résultats : les logiques d’usages ne sont pas suffisamment considérées alors que de fortes attentes pèsent sur eux. Aussi observe-t-on bien souvent des conflits d’usages et des situations d’inconfort qui auraient pu être évitées pour autant que soit pensée l’interaction usagers–services de maintenance et que soient négociées les modalités de la recherche de performance – pour le moins, dans le laps de temps nécessaire à ce qu’occupants et exploitants s’approprient les espaces et prennent le dessus sur la technicité des installations (Carassus 2011).

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Pour citer cet article :

Hélène Subrémon & Marie Aubry-Bréchaire & Pierre Bousquet & Juliette Husson & Clément Luccioni & Julien Travert & Hanne Yildiz, « Coriolis à l’usage : un bâtiment performant sous tension », Métropolitiques, 12 juin 2015. URL : https://metropolitiques.eu/Coriolis-a-l-usage-un-batiment.html

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