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Contre le déclin, la ville compacte. Retour sur quinze années de « recentralisation urbaine » au Japon

Confronté à un phénomène de déclin urbain généralisé, le Japon a mis en œuvre des politiques visant à promouvoir la « ville compacte ». Quinze ans après le lancement de cette stratégie de recentralisation urbaine, ses soubassements politiques néolibéraux et ses effets mitigés sur l’accès aux ressources urbaines d’une population très vieillissante sont aujourd’hui soumis à débat.

Dossier : Villes en décroissance

« Dans une situation de baisse démographique, la maximisation des fonctions urbaines est devenue une priorité cruciale. La ville compacte en est le mot-clé ». Cet extrait d’un article du Mainichi shimbun (édition du 12 novembre 2016) [1] illustre le succès de la notion de ville compacte dans le Japon contemporain, dont la population pourrait passer de 127 millions à moins de 100 millions d’habitants entre 2015 et 2050 [2]. La distribution spatiale de ce déclin démographique est très inégale : s’il est prévu que la région de Tokyo reste stable grâce à des soldes migratoires positifs, tout le reste du Japon serait touché, notamment les régions périphériques qui pourraient perdre la moitié de leurs habitants. Deux tiers des 1 727 municipalités japonaises [3] ont affiché un déficit démographique supérieur à 5 % entre 2010 et 2015, et celles-ci ont presque toutes annoncé, via les médias nationaux ou des journaux locaux, vouloir réorganiser leurs plans d’urbanisme autour de la notion de compacité urbaine, avec l’aval du gouvernement libéral-démocrate de Abe Shinzō (au pouvoir depuis 2012). Ce dernier est déterminé à mettre en œuvre des mesures favorables à la concentration des projets de revitalisation des régions en déclin dans des « noyaux urbains » désignés sur ordonnance municipale (Komine 2015). La réforme de la Loi sur les collectivités locales, en 2014, a affirmé l’importance de sélectionner (sentaku) les zones de concentration (shūchū) d’équipements publics adaptés à une population vieillissante : dans les municipalités en déclin, la part des résidents de plus de 60 ans excède souvent 30 %. Le gouvernement Abe ferait ainsi de la konpakuto shiti (« ville compacte ») le volet spatial des réformes structurelles grâce auxquelles il entend relancer l’économie japonaise.

D’origine anglo-saxonne (Jenks et al. 1996), la notion de ville compacte a commencé à être convoquée dans les manuels de recommandations aux collectivités locales du ministère du Territoire (MLIT) [4] vers la fin des années 1990. Mais comment expliquer l’engouement croissant des acteurs publics et privés de la ville japonaise pour cette catégorie d’action publique, au moment où celle-ci est l’objet de critiques au sein des études urbaines internationales (Simmonds et Coombe 2000) ? Cet article affirme que l’essor des politiques de promotion de la ville compacte correspond à une volonté de réglementer la production urbaine, en rupture avec plusieurs décennies de faible contrôle de la périurbanisation. Cet essor reflète un renversement de la gouvernance des villes japonaises en déclin (Aveline 2008) en lien avec les mutations politiques, économiques et sociales de grande ampleur que le Japon a connues ces 30 dernières années. En revenant sur ces mutations, nous montrons ainsi comment l’importation dans le contexte nippon de la catégorie et des politiques de « ville compacte » résulte d’un compromis entre des logiques productivistes propres aux acteurs du développement urbain d’après-guerre, et des logiques de compétitivité et d’austérité budgétaire. L’introduction de ces dernières dans les référentiels de l’action publique date notamment des réformes administratives lancées par le gouvernement de Hashimoto Ryūtarō (1996‑1998) [5], sous l’influence du courant du new public management [6] (Koike et al. 2007 ; Tsukamoto 2012). Au niveau local, cette politique de reconcentration urbaine, qui vise au rapprochement entre les habitants et leurs ressources, répond à des enjeux de maintien du peuplement et des recettes fiscales de certaines collectivités, ce qui accentue et légitime les divisions entre territoires gagnants et perdants du déclin démographique du Japon contemporain.

Rapprocher des habitants et des ressources en déclin

La première raison du succès politique de la notion de ville compacte, définie comme « villes des petites distances » (entre domicile, lieux d’emploi, commerces, hôpitaux, etc.), est qu’elle apparaît comme un instrument efficace pour réduire les effets négatifs de la décroissance urbaine sur la vie quotidienne des Japonais. À l’instar de ce qui est observé dans les villes en décroissance européennes (Baron et al. 2010), le déclin progresse en perforant les tissus urbains japonais : des commerces ferment, faute d’usagers, ce qui allonge les distances à parcourir pour trouver des magasins ouverts (Iwama 2011) ; une maison vacante non entretenue se détériore et nuit à la qualité de l’environnement résidentiel, etc.

La dispersion conséquente des habitants et des ressources est d’autant plus complexe (à repérer, à anticiper) que les agglomérations japonaises présentent traditionnellement une forte parcellisation foncière ainsi qu’une densité humaine et bâtie élevée (figure 1). Par ailleurs, l’extension des villes japonaises a reposé sur les stratégies de croissance de compagnies ferroviaires privées [7] : dans la conurbation d’Osaka–Kyoto–Kobe, dès les années 1920, ces compagnies aménagent autour de leurs réseaux des zones résidentielles et gèrent des activités de commerce, de loisir et de tourisme (Aveline 2003). Une baisse de la fréquentation des quartiers de gare – et de leurs rues commerciales adjacentes – peut dès lors pousser ces compagnies à réduire leur trafic ferroviaire, alors que les collectivités locales en déclin démographique ont besoin de conserver une desserte efficace pour attirer de nouveaux habitants.

Figure 1. Le centre-ville de Fukuchiyama, une municipalité de 78 000 habitants située à 30 km au nord de Kyoto. Une vue aérienne de sa rue commerçante principale ne laisse pas deviner son évidement

© Sophie Buhnik, 2013.

Comme ces réseaux ferroviaires relient les cœurs des métropoles (ou les chef-lieux de département [8]) du Japon à des villes plus petites, l’État et les municipalités s’entendent depuis la réforme de la Loi sur les collectivités locales de 2014 pour fixer les « périmètres prioritaires » de revitalisation autour des quartiers de gare des centres-villes. La canalisation des investissements publics (dotations de l’État, ressources propres des collectivités) et des incitations aux investissements privés (exonérations fiscales, bonus de COS [9], etc.) vers ces territoires a ainsi pour but de concentrer, dans des zones bien desservies, les projets de rénovation d’équipements publics et la construction de logements adaptés aux mobilités des seniors. L’objectif est d’évoluer vers des agglomérations « resserrées » mais polycentriques. L’enjeu est aussi de faire revenir dans les centres anciens des fonctions commerciales qui ont souffert de la concurrence des centres commerciaux dans les années 1990 (figure 1), comme l’indique le plan d’urbanisme de la ville de Toyama (figure 2). Ce chef-lieu du département de Toyama, peuplé de 400 000 habitants en 2010 et situé sur le littoral de la mer du Japon, a été l’une des premières municipalités japonaises à ouvrir une ligne circulaire de tramway correspondant aux limites de son centre ancien. Des tarifs de transport réduits et une entrée gratuite dans les équipements culturels de la ville (musées, zoo, etc.) sont réservés aux seniors avec leurs petits-enfants, afin d’inciter les ménages âgés des zones environnantes à se réinstaller au cœur de Toyama. Des logements collectifs publics sont proposés aux ménages venus des banlieues de la ville, avec des plafonds de revenus moins stricts que ceux appliqués à Tokyo ou Osaka [10].

Figure 2. Extrait du master plan (schéma directeur) de la ville de Toyama. Il y est expliqué que dans une ère de dépopulation, il faut rompre avec un développement en tâche d’huile en encourageant la relocalisation des commerces et services autour des zones desservies par des transports collectifs.

Le bouleversement des fondements économiques et sociaux du modèle de croissance japonais

L’institutionnalisation de la « bonne pratique » de la ville compacte trouve plus généralement sa source dans le sentiment que les fondements du modèle de croissance japonais d’après-guerre sont devenus caducs. Entre l’après-guerre et 1990, l’anticipation d’une hausse continue des prix des terrains avait constitué un puissant levier de financement pour l’État et les entreprises, tout en poussant les ménages à devenir propriétaire d’un pavillon, ce qui a stimulé la périurbanisation. À la suite de l’éclatement de la bulle financière de 1990, l’entrée du pays dans une ère de déclin démographique et de déflation chronique est venue ébranler les bases économiques et sociales de ce système.

Ainsi, le cas de Toyama a été érigé en modèle par le MLIT, car sa stratégie de recentralisation de la production urbaine (logements, commerces, entreprises) a conduit à une hausse des mobilités résidentielles vers Toyama à partir de banlieues édifiées dans les années 1970 et 1980. Les défenseurs de ce renforcement de la centralité régionale de la ville soulignent qu’il permet de répondre à la transformation des relations de soin entre parents et enfants au sein des familles : en raison de la décroissance démographique (les cohortes nées après 1975 sont moins nombreuses que leurs aînées) et de la croissance du taux d’activité des femmes [11], les seniors se voient contraints de « moins compter sur leurs enfants » (Komine 2015), ce qui suppose qu’ils puissent accéder à pied aux services de la vie quotidienne. En outre, la montée des emplois irréguliers et de la part des ménages biactifs a modifié les choix résidentiels des générations nées après 1975, plus soucieuses de rapprochements entre domicile et lieu d’emploi. Ces changements sociaux formeraient ainsi autant de raisons d’encourager le retour des Japonais vers des « noyaux urbains » denses.

Maintenir la compétitivité urbaine dans la décroissance

À la fin des années 1990, dans un contexte d’austérité budgétaire (Hirayama 2009), plusieurs gouvernements libéraux-démocrates donnent la priorité à la relance de la compétitivité internationale de Tokyo comme moteur de la croissance nationale, accentuant ainsi les inégalités territoriales. Deux réformes majeures pour l’aménagement du territoire japonais sont adoptées : la réforme de la décentralisation en 2000 puis la Loi sur la renaissance urbaine de 2002. La première fait reculer les logiques de redistribution des écarts de richesse entre territoires par la dépense publique (Tsukamoto 2012), l’autre permet la désignation de périmètres prioritaires de rénovation urbaine, dont presque la moitié se situent dans les quartiers d’affaires de Tokyo, loin devant Osaka et Nagoya. Il s’en est suivi un regain démographique du cœur de la capitale, grâce à des soldes migratoires positifs qui ont accentué par un jeu démographique à somme nulle la dévitalisation de nombreux territoires périurbains, marqués par des soldes naturels et migratoires négatifs.

Or les premiers rapports du MLIT prônant la compacité urbaine sont contemporains de ces réformes. En ce sens, la promotion de la ville compacte a aussi légitimé un soutien de l’administration centrale au peuplement des territoires les plus attractifs du Japon, qui sont situés au centre des principales villes du pays. Face aux protestations des gouverneurs des départements ruraux contre le « trou noir à population » qu’est la capitale (Masuda 2014), le gouvernement Abe a donné à certaines municipalités le pouvoir de restreindre les permis de construire des logements et des centres commerciaux au-delà des périmètres qu’elles auront désignés. Pour les habitants vivant hors de ces périmètres, cette politique reste néanmoins vécue comme une manière d’organiser une « périphérisation de la décroissance », qui accentue les disparités d’accès aux ressources urbaines. Elle incite les ménages périurbains à une mobilité résidentielle qui menace les liens d’entraide tissés par les sociabilités de voisinage (Yahagi 2009 ; Buhnik 2015). Pour le politologue Tsuji Takuya, une solution serait donc de pousser les municipalités des coeurs d’agglomération à passer des contrats de coopération avec leurs voisines, afin de se fournir mutuellement des services. S’il s’agit de municipalités qui ont intégré des villes plus petites en déclin à la suite d’une fusion communale, il serait préférable à l’avenir de favoriser des spécialisations administratives (services du logement dans une ancienne mairie, du transport dans une autre, etc.) pour éviter un déclin trop rapide des espaces périphériques (Yahagi 2009 ; Tsuji 2013).

Bibliographie

  • Aveline, N. 2003. La Ville et le rail au Japon. L’expansion des groupes ferroviaires privés à Tôkyô et Ôsaka, Paris : CNRS Éditions.
  • Aveline-Dubach, N. 2008. L’Asie, la bulle et la mondialisation, Paris : CNRS Éditions.
  • Baron, M., Cunningham-Sabot, E., Grasland, C., Rivière, D. et Van Hamme, G. (dir.). 2010. Villes et régions européennes en décroissance : maintenir la cohésion territoriale, Paris : Éditions Hermès – Lavoisier.
  • Buhnik, S. 2015. Métropole de l’endroit et métropole de l’envers. Décroissance urbaine, vieillissement et mobilités dans les périphéries de l’aire métropolitaine d’Ôsaka, Japon, thèse de géographie, université Paris‑1 Panthéon-Sorbonne.
  • Hirayama, Y. 2009. « The governance of urban renaissance in Tokyo. Post-urbanization and enhanced competitiveness », in K. Mok et R. Forrest (dir.), Changing Governance and Public Policy in East Asia, Londres/New York : Routledge, p. 303‑323.
  • Iwama, N. (dir.). 2011. Fūdo dezāto mondai – Muen shakai ga umu ‘shoku no sabaku’ [Déserts alimentaires – le produit d’une société indifférente aux liens sociaux], Tokyo : Nōrin tōkei kyōkai.
  • Jenks, M., Burton, E. et Williams, K. (dir.). 1996. The Compact City : A Sustainable Urban Form ?, Londres : Spon Press.
  • Koike, O., Hori, M. et Kabashima, H. 2007. « The Japanese Government Reform of 2001 and Policy Evaluation System : Efforts, Results and Limitations », Ritsumeikan Law Review, n° 24, p. 1‑12.
  • Komine, T. 2015. « Japanese Regions in the Face of Depopulation and the Trend of Compact City Development », Discuss Japan, 7 mai.
  • Masuda, H. 2014. Chihō shōmetsu – Tōkyō ikkyoku shūchū ga maneku jinkō kyūgen [L’Extinction régionale – un déclin rapide de la population, incité par l’hyper-polarisation tôkyôïte], Tokyo : Chūō Kōron shinsha.
  • Simmonds, D. et Coombe, D. 2000. « The transport implications of alternative urban forms », in M. Jenks (dir.), Achieving a Sustainable Urban Form, Londres : Spon Press.
  • Tsuji, T. 2013. « Zenkoku no chūsū kyoten toshi ni shūchū toshi seyo [Concentrons nos investissements dans les aires urbaines centrales de nos régions] », Chūō Kōron, novembre, p. 40‑45, traduction en français par Arnaud Grivaud, Japan Analysis, n° 35, octobre 2014, p. 24‑28.
  • Tsukamoto, T. 2012. « Neoliberalization of the Developmental State : Tokyo’s Bottom-Up Politics and State Rescaling in Japan », International Journal of Urban and Regional Research, vol. 36, n° 1, p. 71‑89.
  • Yahagi, H. 2009. Toshi shukushô no jidai [L’Ère des villes en décroissance], Tokyo : Kadokawa shoten.

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Pour citer cet article :

Sophie Buhnik, « Contre le déclin, la ville compacte. Retour sur quinze années de « recentralisation urbaine » au Japon », Métropolitiques, 2 mai 2017. URL : https://metropolitiques.eu/Contre-le-declin-la-ville-compacte.html

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