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Débats

Des territoires pour tous les âges

Comme les enfants, les aînés sont souvent perçus à l’aune de leur incapacité et de leur vulnérabilité supposées. Angélique Giacomini invite à repenser les territoires pour favoriser le vieillissement en bonne santé physique et mentale, et à mieux intégrer la parole et l’expertise des aînés dans leur fabrique.

Comme de nombreux pays, la France connaît une révolution démographique. Nous n’avons jamais vieilli autant et aussi longtemps : en nombre, en part [1] et en âges très avancés. Cette situation inédite nécessite de repenser les politiques publiques et de rendre les territoires plus conviviaux pour tous les habitants, en particulier en luttant contre les idées préconçues qui portent sur le vieillissement individuel et collectif.

L’enjeu consiste à construire des environnements sociaux et urbains répondant aux différents profils de personnes qui les fréquentent (enfants, familles, personnes âgées, personnes en situation de handicap, etc.), l’utilisation intergénérationnelle de l’espace apparaissant comme un défi primordial pour les territoires (Biggs et Carr 2016). Une vision de l’avancée en âge au prisme de la continuité permettrait d’ailleurs aux individus, tout au long de leur cycle de vie et de vieillissement, de maintenir des intérêts et des activités (Scharlach 2016).

C’est l’approche proposée par le réseau mondial des villes et communautés amies des aînés de l’Organisation mondiale de la santé, auquel le Réseau francophone des villes amies des aînés (RFVAA) est affilié. Ce dernier est une association créée en 2012, qui fédère en 2024 plus de 300 collectivités locales engagées dans l’adaptation des territoires au vieillissement ; elles s’engagent dans une méthodologie de projet concrète, fondée sur la participation citoyenne, la transversalité des politiques publiques et la lutte contre l’âgisme. Ces éléments sont au cœur des engagements du Label Ami des Aînés et font écho au cahier des charges du Fonds d’appui pour des territoires innovants seniors [2], qui constituent deux outils majeurs conçus par le RFVAA.

Cet article revient sur les principales ambitions du programme « Villes et communautés amies des aînés », en particulier en termes de lutte contre l’âgisme, et invite à mieux intégrer la parole et l’expertise d’usage des aînés comme un outil d’aide à la décision pour l’amélioration des politiques publiques.

Âgisme et prise en compte des aînés dans les politiques publiques

En 2016, l’Organisation mondiale de la santé publie un rapport mettant en avant le fait que les discriminations et attitudes négatives à l’encontre des personnes âgées entraînent des conséquences néfastes sur leur santé physique et mentale [3]. La lutte contre l’âgisme constitue dans cette perspective un enjeu de santé publique pour les autorités locales, permettant une meilleure qualité de vie dans l’avancée en âge et évitant l’apparition de maladies.

Pour affronter la complexité du monde, l’être humain fait face à une exigence d’économie cognitive, rendue possible par la catégorisation sociale de son environnement, par la construction de représentations ou de stéréotypes (Jodelet 2003), qui sont le fruit de ce que l’entourage suggère depuis la plus tendre enfance (Macia et al. 2007). Découlent de cela des images, souvent simplificatrices, qui peuvent orienter les actions et mener à la discrimination. Dans le cas de l’âgisme, il s’agit principalement d’un présupposé d’incapacité des aînés, véhiculé dès le plus jeune âge (Kwong See et Nicoladis 2010) et qui se maintient tout au long de la vie. Ce présupposé a pour conséquence, d’une part, le fait de rendre difficile la reconnaissance de leur contribution à la société et, d’autre part, de générer des attitudes pseudo-positives (Adam et al. 2013) qui ont tendance à conduire les décideurs à mettre en œuvre des politiques d’assistance ou de bienfaisance plutôt que de citoyenneté et de participation.

À titre d’exemple, dans le domaine des politiques de mobilité, citons une pratique courante qui consiste à créer un dispositif de transport à la demande qui vient compenser, pour les aînés, un sentiment d’incapacité quant à l’utilisation des transports en commun classiques. Ces transports à la demande ne devraient être utiles qu’à une frange étroite de la population, la plus vulnérable, que des raisons objectives et médicales empêchent d’utiliser les services publics « classiques ». Pourtant, les aînés constituent des utilisateurs réguliers de ce dispositif compensatoire, alors que l’enjeu serait plutôt de questionner leur sentiment d’insécurité face à l’utilisation des transports publics (difficulté d’accès à la billettique et complexité des systèmes d’achat, dématérialisation des horaires et itinéraires, méconnaissance du fonctionnement, impossibilité de s’asseoir dans les véhicules, douceur de la conduite, etc.). À travers cet exemple, on observe que les aînés, s’ils étaient considérés sous l’angle de leurs ressources et de leurs capacités, pourraient être mieux pris en compte dans la construction des services de mobilité et que cela améliorerait la qualité du service pour tous les âges. Ils pourraient aussi être accompagnés, sensibilisés et sécurisés, comme c’est le cas dans certaines villes [4], pour faciliter l’usage (par exemple grâce à des réseaux de bénévoles qui accompagnent les aînés en quête de réassurance dans la découverte de ces modes de transport). Au lieu de cela, l’âgisme latent peut mener à la construction d’un dispositif spécifique visant à apporter une compensation pour des incapacités présupposées. Cela a pourtant un coût collectif et individuel, financier et sociétal : les dispositifs de compensation sont en effet majoritairement onéreux pour la collectivité et tendent à exclure ou tout du moins stigmatiser ceux qui en sont la cible. Ils devraient ainsi être réservés à ceux qui en ont le plus besoin et qui ne bénéficient pas d’autres solutions du fait d’une pathologie ou d’une perte d’autonomie objectivement reconnue.

Le vieillissement démographique entraîne donc des conséquences sur la façon dont le territoire est vécu et utilisé. Pourtant, comme le soulignait Michèle Delaunay, « la place et le rôle des 14 millions d’âgés de notre pays restent le trou noir de la pensée politique, alors qu’il s’agit de les impliquer à tous les niveaux de la décision publique » (Delaunay 2016, p. 7). Trop souvent encore, la vision du vieillissement dans les politiques publiques reste inscrite dans une perception de nécessaire compensation, les aînés étant vus avant tout par le prisme de leurs incapacités supposées. Pourtant, c’est le territoire qui – par négligence des autorités vis-à-vis des particularités de certaines tranches de la population – finit par exclure et rendre vulnérables ceux qui l’habitent, dès lors qu’ils s’éloignent de la « norme » pour laquelle les politiques locales sont trop souvent pensées.

Le changement de repères sur l’âge : un levier de modernisation des politiques locales

La convivialité des territoires à l’égard des plus âgés est un aspect essentiel pour l’amélioration de la santé et de la qualité de vie. L’OMS a montré qu’une meilleure prise en compte du vieillissement permettrait de répondre à quinze des dix-sept objectifs de développement durable adoptés par les Nations unies en 2015 (OMS 2023). En effet, « une “ville amie des aînés” [VADA] est un environnement local accessible et accueillant dans lequel les possibilités en matière de santé, de participation et de sécurité sont optimisées pour tous, de sorte que la qualité de vie et la dignité sont garanties à mesure que les personnes vieillissent » (OMS 2015).

Le programme VADA, initié par l’OMS en 2007 et porté en France depuis 2012 par le Réseau francophone des villes amies des aînés, vise ainsi à s’extraire d’une vision exclusivement curative et médicale du vieillissement pour accéder à une dimension plus préventive et environnementale, en vue de favoriser le vieillissement en bonne santé (Viriot-Durandal et Scheider 2016). En effet, l’environnement physique et social aurait le pouvoir d’inciter les individus à adopter des modes de vie actifs (Moulaert 2018), et donc d’avoir un effet positif sur leur santé. Les habitants qui avancent en âge pourraient bénéficier – y compris dans des environnements très urbains – d’un ensemble de conditions de vie susceptibles d’éviter ou de retarder certaines modifications physiques, sociales ou mentales qui peuvent être liées au vieillissement biologique (OMS 2015).

Les objectifs sont multiples : permettre l’autonomie le plus longtemps possible, garantir la citoyenneté à tout âge, améliorer la qualité de vie… Les collectivités impliquées dans le Label Ami des Aînés sont invitées à réfléchir et agir autour de différentes thématiques [5] (habitat, transports et mobilité, espaces extérieurs et bâtiments ; information et communication ; lien social et solidarité ; autonomie, services et soins ; culture et loisirs ; participation citoyenne et emploi). Celles-ci doivent actualiser leurs repères concernant le vieillissement de la population, ce que permet l’« état des lieux du territoire » du programme Villes amies des aînés. Cette étape méthodologique sensibilise l’ensemble des acteurs du territoire aux nouveaux enjeux de la longévité, diffuse une culture commune mais surtout questionne les repères sur lesquels se construisent, depuis des décennies, les politiques publiques locales.

Par exemple, de nombreux territoires s’aperçoivent lors de cette étape que les aînés sont aujourd’hui plus nombreux que le public des scolaires. Pourtant, le cadencement des transports publics est articulé autour du rythme des plus jeunes, qui ont longtemps été les plus nombreux. La compréhension de ces transformations démographiques que les projections tendent à conforter doit permettre de réinterroger les pratiques, en fonction des particularités des territoires, sans opposer les générations, pour un meilleur usage du plus grand nombre.

Les besoins et les envies des générations qui avancent en âge évoluent eux aussi. Là encore, il est fondamental de moderniser les repères inconscients à ce sujet. Mick Jagger a aujourd’hui 80 ans et les retraités des années 2020 aspirent (pour la plupart et selon les générations de retraités) à participer aux événements locaux festifs (festivals, sorties culturelles, rassemblements…), pour lesquels la place des plus âgés et la notion d’intergénération ne sont, en général, qu’assez peu, voire pas pensées. L’actualisation des repères est une opportunité qui mènera peut-être à une mobilité plus conviviale, à un mobilier plus confortable et à des programmations plus diversifiées : cela faciliterait la rencontre entre les générations dans des lieux non stigmatisants, qui permettent de continuer à vivre et habiter son territoire, quelles que soient ses particularités ou ses difficultés.

Consulter et co-construire pour améliorer l’environnement social et bâti

La démarche VADA prévoit l’implication des personnes âgées dans la construction des politiques locales. Cette approche participative ascendante « est recommandée par les Nations unies pour donner aux personnes âgées les moyens de contribuer au tissu social et de participer à la prise des décisions. Les personnes âgées connaissant en définitive leur propre existence mieux que personne, l’OMS et ses partenaires les ont intégrées au projet dans chaque ville comme participantes à part entière » (OMS 2007).

Au même titre que l’expertise technique des professionnels et que la légitimité politique des élus, l’expertise d’usage des habitants les plus âgés permet l’élaboration de projets plus pertinents. La co-construction améliore également le sentiment d’appartenance au territoire et réaffirme l’existence de la citoyenneté à tout âge. Les habitants constituent ainsi des alliés qui, aux côtés de la collectivité, contribuent à créer des environnements sociaux et bâtis plus conviviaux pour toutes les générations.

À titre d’exemple, nombre de déambulations urbaines voient le jour dans les Villes amies des aînés. Ces marches exploratoires permettent de faire appel à la complémentarité des regards entre élus, professionnels et habitants, pour créer des cheminements plus doux et adaptés et favoriser ainsi la « marchabilité », le vieillissement actif et la lutte contre l’isolement en permettant aux habitants – quel que soit leur âge – de continuer à évoluer dans l’espace public grâce à un mobilier urbain plus convivial (toilettes publiques, signalétique lisible, assises urbaines, éclairage nocturne, etc.). Une négociation entre élus, professionnels et habitants, peut avoir lieu lors de ces déambulations urbaines. Chacun apporte une vision complémentaire du territoire, des besoins et des réponses possibles techniquement. C’est précisément ce travail de coélaboration qui transforme les aînés en « ambassadeurs » capables d’expliquer à leurs pairs le sens des choix réalisés et de témoigner de la prise en compte des besoins des aînés dans la transformation des politiques locales, qui, in fine, améliore la qualité de vie de toutes les générations.

Mieux adapter la société à ce contexte démographique inédit passe certainement par une considération des plus âgés au prisme de leur identité d’habitants, de citoyens, plutôt que sous l’angle incapacitaire que les représentations sociales liées à l’âge peuvent nous renvoyer. En les consultant, en prenant en considération leur parole, leur vécu, leurs particularités liées aux âges et aux vécus générationnels, les décideurs seront plus à même de construire des environnements sociaux et bâtis accueillants à l’égard de toutes les générations.

Bibliographie

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Pour citer cet article :

Angélique Giacomini, « Des territoires pour tous les âges », Métropolitiques, 15 juillet 2024. URL : https://metropolitiques.eu/Des-territoires-pour-tous-les-ages.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2068

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