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Comment les retraités façonnent la structure sociale des villes françaises

Les recherches sur la structure sociale des villes françaises tiennent rarement compte de la population retraitée, dont le poids démographique est pourtant croissant. En l’intégrant à l’analyse, cette enquête offre une image renouvelée de la ségrégation des aires urbaines hexagonales.

Le vieillissement est l’une des évolutions démographiques majeures de la population française : les plus de 65 ans représentaient 15 % de la population en 1995, plus de 20 % en 2020 et on estime qu’ils seront près de 30 % à partir de 2050 (Haut-Commissariat au Plan 2023). Plusieurs travaux ont déjà souligné ce bouleversement dans les contextes ruraux, où le vieillissement de la population est le plus avancé (Pistre 2016 ; Paumelle 2022). En revanche, cette question reste beaucoup moins travaillée dans les espaces urbains, appréhendés comme des territoires attractifs pour les jeunes et les actifs. Récemment, le vieillissement des villes a néanmoins fait l’objet d’un intérêt politique croissant (programme « Ville amie des aînés » de l’OMS, par exemple) et de recherches spécifiques (Buhnik 2019 ; Fernández 2024). Partant de ces constats, cet article vise à compléter l’analyse classique de la structure sociale contemporaine des villes françaises (Tabard et Chenu 1993 ; Guéraut et Piguet 2024) en plaçant la focale sur les populations retraitées saisies à partir de leur ancienne profession.

Encadré méthodologique. Choix des variables, périmètre d’étude et méthodes d’analyse

La caractérisation de la population se concentre sur les professions et catégories socioprofessionnelles (PCS), qui saisissent les activités et contextes professionnels définis par le statut, le nombre de salariés, la position professionnelle et la nature de l’employeur (Desrosières et Thévenot 1988). L’article laisse ainsi de côté d’autres dimensions, comme les inégalités de revenus (Ribardière 2019) liées à l’origine ou au genre. L’analyse repose sur une partition de la population des 15 ans et plus en vingt-six catégories (PCS détaillées), regroupées en sept groupes (PCS regroupées), à partir des données individuelles du recensement de 2018, recueillies via le Centre d’accès sécurisé aux données (CASD).
Le travail est mené à l’échelle des aires urbaines (AU, zonage Insee 2010), qui reposent sur une approche fonctionnelle des espaces urbains, en rendant compte des concentrations d’emplois et des déplacements domicile-travail [1]. Les 57 millions d’habitants des 789 AU étudiées représentent près de 85 % de la population française en 2018. Parmi celle-ci, les 15 ans et plus correspondent à 82 % de la population des AU, et à 69 % de la population nationale. Afin de saisir la distribution des vingt-six PCS détaillées au sein des 789 AU, on propose une analyse en trois temps : l’analyse univariée caractérise la composition de la population urbaine ; l’analyse en composantes principales (ACP) permet de saisir les principales oppositions et associations des différentes variables (parmi les vingt-six catégories) ; enfin, la classification ascendante hiérarchique (CAH) permet de regrouper les 789 AU en six grandes classes [2].

Les retraités dans la diversité des villes françaises

Comment la composition sociale et professionnelle des villes françaises se transforme, une fois intégrée l’ancienne vie professionnelle des retraités ? Le tableau suivant présente les effectifs des actifs et des retraités pour les six grands groupes socioprofessionnels (à l’exclusion ici des inactifs).

Tableau 1. Actifs et retraités par PCS regroupées

Source : Insee 2018. Champ : ensemble des 15 ans et plus en activité ou ayant exercé une activité résidant dans une aire urbaine au RP 2018.

Un des faits les plus marquants est la prédominance des classes populaires (ouvriers et employés), qui représentent 52 % de la population urbaine lorsqu’on inclut les retraités. Les professions intermédiaires, qui comprennent les classes moyennes du salariat, représentent un quart de cette population, les groupes les plus favorisés (cadres et professions intellectuelles supérieures ou CPIS) 16 %, et les artisans, commerçants et chefs d’entreprise, 7 %.

La comparaison du groupe des actifs à celui des retraités donne à voir des différences importantes, qui reflètent l’évolution de la structure socioprofessionnelle depuis la seconde moitié du XXe siècle, tirée vers le haut par l’élévation des qualifications, le développement des services et le déclin du système productif industriel. Ainsi, les retraités renforcent le poids des artisans, commerçants, chefs d’entreprise (7,4 % vs 6 % pour les actifs), et encore plus celui des agriculteurs, des ouvriers (24,4 % vs 20,3 %) et des employés (33,6 % vs 28,7 %). À l’inverse, les retraités contribuent moins que les actifs au poids des professions intermédiaires et surtout des CPIS (9,9 % vs 18,4 %). Ce dernier résultat témoigne de l’évolution du marché du travail français, caractérisée par une forte croissance des CPIS depuis trois décennies (Polèse et al. 2014), mais aussi du caractère socialement sélectif des mobilités résidentielles, les CPIS étant probablement plus enclines à quitter les villes (hors des AU, et donc du périmètre de l’enquête), une fois la retraite venue.

Derrière ce portrait social se cache une grande diversité de profils pour les villes étudiées : le tableau 2 en donne une première preuve avec les valeurs moyennes de la répartition des 15 ans et plus en vingt-six PCS et la dispersion statistique associée (coefficient de variation) pour les 789 AU. À cette échelle, les catégories les plus représentées sont les anciens employés (10,8 % en moyenne), les anciens ouvriers (9,7 %), les inactifs (9,3 %, sans les étudiants), les ouvriers qualifiés (8,2 %) et les employés de la fonction publique (6,5 %), et les retraités des professions intermédiaires (6 %) [3].

Tableau 2. Moyennes et dispersions statistiques des PCS dans 789 aires urbaines en 2018

Source : Insee 2018. Champ : profils de la population des 15 ans et plus en 26 PCS pour les 789 AU.

Le coefficient de variation (CV) [4] permet de saisir la plus ou moins grande différenciation géographique des villes selon les différentes PCS (tableau 2). Ainsi, si les CPIS, en particulier les cadres d’entreprise et les retraités cadres, représentent en moyenne une faible part de la population des AU (2,2 % de cadres d’entreprise et 2 % de retraités cadres), certaines villes, notamment les grandes métropoles, affichent des valeurs bien supérieures (CV = 0,58) [5]. Les agriculteurs actifs et retraités et les ouvriers agricoles affichent également les dispersions statistiques les plus élevées, du fait de leur concentration dans certaines petites villes. À l’inverse, les employés, et en particulier les retraités employés et les personnels de services aux particuliers, sont les mieux répartis.

Différenciation des aires urbaines françaises : entre logiques régionales et taille des villes

Ces grandes tendances ne disent rien de la répartition réelle des différents groupes d’actifs et de retraités au sein des différentes villes françaises et des logiques géographiques qui y président. L’analyse géométrique des données (ACP) donne de premières clefs de lecture, et montre tout d’abord que les villes se répartissent selon des oppositions classiques, d’abord en termes de groupes sociaux (aires urbaines ouvrières vs aires urbaines de cadres et de professions libérales), puis en termes de cycle de vie (aires urbaines avec une forte part de retraités vs les autres aires urbaines).

La classification ascendante hiérarchique (CAH) regroupe les 789 AU en six classes (carte 1). Deux effets ressortent d’emblée : un effet de régionalisation marqué de plusieurs classes qui apparaissent de façon préférentielle dans certaines régions plutôt que d’autres (V de Cramer de 0,5) [6] ; un effet de hiérarchie urbaine, avec plusieurs classes qui sont présentes plus spécifiquement dans certaines catégories de taille de ville (V de Cramer de 0,3).

Carte 1. Typologie du portrait social des aires urbaines françaises (2018)

La classe 1, celle des 71 aires urbaines tournées vers les activités agricoles et la petite industrie, réunit principalement des petites villes, inférieures à 10 000 habitants, et présente un ancrage régional assez fort, avec une présence remarquable dans les Pays de la Loire. Les retraités de l’agriculture sont deux fois plus nombreux que les actifs agriculteurs, et les anciens ouvriers représentent encore un tiers du groupe des ouvriers. Les systèmes productifs associés à ces PCS sont encore bien présents et sont spécialisés dans l’agriculture (Sancerre, Vertus) ou l’agroalimentaire (Machecoul-Saint-Même, Sablé-sur-Sarthe), au sein d’espaces de productions et de petites industries pour lesquelles les ouvriers qualifiés sont encore nombreux (Saint-James, Fougères, Lacaune).

La classe 2, celle des 211 aires urbaines de tradition ouvrière, correspond à des territoires marqués par l’activité industrielle. En plus des populations ouvrières (actuelles ou retraitées), elle fait ressortir les fonctions d’encadrement, avec des proportions importantes de techniciens, d’ouvriers qualifiés ou de cadres d’entreprise. À quelques exceptions près, ces aires urbaines sont situées dans les territoires industriels du grand quart nord-est français. Les retraités ouvriers représentent 42 % des ouvriers, ce qui témoigne de l’ancienneté de l’ancrage des activités industrielles et interpelle quant à la faible mobilité géographique de ce type de retraités. L’ensemble regroupe d’anciens bassins miniers plus récemment tournés vers l’industrie automobile (Béthune, Douai-Lens) ou des aires urbaines industrielles spécialisée dans le verre et le flaconnage (Baccarat, Eu, Abbeville, Aumale, Guise), le cuir (Saint-Junien, Cholet), la coutellerie (Thiers), le textile (Lavelanet, Fourmies) ou encore le bois (Saint-Claude), etc.

La classe 3, celle des 196 aires urbaines retraitées, émerge grâce à l’intégration des populations retraitées à l’analyse. Elle concerne un quart des aires urbaines françaises. À l’exception des retraités cadres, toutes les autres catégories de retraités y sont nettement surreprésentées. 45 % des employés sont des retraités, 42 % des ouvriers aussi et 25 % des professions intermédiaires (chiffre le plus important de cette typologie). Elle rend compte d’un monde de petites villes (moins de 10 000 habitants), qui se déploient sur l’ensemble du territoire.

La classe 4, celle des vingt-six aires urbaines périphériques, est la plus spécifique de toutes, à la fois dans sa composition sociale et dans sa géographie. La part des retraités dans chacune des catégories regroupées y est toujours plus faible que la moyenne française. Principalement composée des territoires d’outre-mer et de villes militaires, elle fait la part belle aux professions du secteur public et se distingue par le niveau d’inactivité de ses populations.

La classe 5, celle des 211 aires urbaines d’encadrement et de formation, domine, en nombre et par sa population, l’ensemble de la classification. Elle est en tout point l’opposé de la classe 3 ; elle est celle où la part des actifs est la plus importante et où les fonctions qualifiées sont les mieux représentées. Elle regroupe un univers de villes plutôt situées vers le haut de la hiérarchie urbaine (villes préfectures et supérieures à 50 000 habitants), et témoigne du rôle d’encadrement dévolu à la fois aux métropoles et aux villes moyennes en France, à travers notamment les fonctions d’administration.

La classe 6, des soixante-quatorze aires urbaines de retraités favorisés, se caractérise par une surreprésentation de retraités cadres et des activités de services qui leur sont associés (surreprésentation des artisans et commerçants, et des services aux particuliers). À la différence de la classe 3, cette classe est marquée par une géographie qui offre des aménités paysagères, de l’ensoleillement ou encore des milieux naturels valorisés. On trouve ces villes le long des littoraux : celui du Languedoc, du Roussillon et son arrière-pays, du littoral atlantique, breton, du Var et de la Côte d’Azur, de la Côte d’Opale ou encore de Corse. Elles sont aussi fréquemment présentes dans des espaces de montagne valorisés, les Alpes, les Pyrénées, en Provence ou dans la Drôme provençale.

Pour analyser la place des retraités dans la division sociale de l’espace

Ce portrait de la structure sociale des aires urbaines françaises permet d’approcher de manière inédite le vieillissement différencié de la population urbaine. Un quart des agglomérations (classe 3) sont marquées par une forte représentation des retraités, quelles que soient leurs PCS. La caractérisation sociale des retraités fait aussi émerger d’autres formes de différenciation : d’un côté, de nombreuses villes petites et moyennes de retraités ouvriers dans la moitié nord du pays (classe 2) et, de l’autre côté, quelques espaces urbains bénéficiant de rentes de situation (littorale et montagnarde) et d’un tropisme touristique qui attire préférentiellement les retraités les plus privilégiés et mobiles, notamment les anciens cadres (classe 6). Dans les autres classes, la place des retraités est plus discrète et les combinaisons d’actifs font ressortir différentes catégories : agricoles et petites industries (classe 1), secteur public et inactifs (classe 4), fonctions de centralités (classe 5). Cette typologie nuance l’idée d’exceptionnalité des grandes métropoles, qui appartiennent à la même classe que nombre de villes petites et moyennes hébergeant des activités de formation ou les classes d’encadrement.

Ces résultats invitent à poursuivre les recherches à deux niveaux : tout d’abord celui de la distribution interne aux aires urbaines des différentes PCS et du rôle des retraités dans la division sociale des villes et des processus de ségrégation (Séguin et al. 2013 ; Madoré 2015). Les différences entre villes mises en évidence ici laissent en effet dans l’ombre l’hétérogénéité sociale interne aux villes, notamment les plus grandes, et les contributions différenciées des retraités à ces processus. Un autre enjeu serait d’analyser la contribution des mobilités résidentielles à la recomposition de la structure sociale des villes (de Lapasse et Prévost 2021). On connaît le caractère déterminant du niveau social et du cycle de vie dans ce processus : alors que le profil social de certaines villes littorales et touristiques (classe 6) est potentiellement lié à des mobilités résidentielles de longue distance, dans d’autres villes l’immobilité résidentielle des retraités de classes populaires est susceptible de renforcer le profil social de ces territoires.

Bibliographie

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Pour citer cet article :

Paul Gourdon & Matthieu Delage & Benoit Conti & Laurent Terral & Julie Fromentin & Sophie Baudet-Michel, « Comment les retraités façonnent la structure sociale des villes françaises », Métropolitiques, 30 septembre 2024. URL : https://metropolitiques.eu/Comment-les-retraites-faconnent-la-structure-sociale-des-villes-francaises.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2082

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