Longtemps, le skyline de Tokyo est resté relativement bas, comparé aux villes américaines, avec une limite maximale autorisée à 30,3 mètres (100 shaku). Les techniques de construction et les normes parasismiques du début du XXe siècle expliquent un tel paysage. Si le premier gratte-ciel (158 mètres) est inauguré en 1968, il faut attendre les années 1980 pour que se multiplient véritablement les immeubles de grande hauteur (Aveline-Dubach 2008). Cette apparition tardive de la verticalité constitue une véritable rupture. Elle est due à la double spécificité de sa mise en place : indirectement par un système de zonage des COS [1] qui vise à limiter la hauteur ; opérationnellement par deux séries de politiques libérales [2] d’encouragement à la hauteur dans les années 1980 et 2000.
Le code de l’urbanisme japonais recourt assez largement à des logiques de zonage. Dans les années 1950, le Code de la construction de 1919 est réformé pour uniformiser la nature et la taille des bâtiments par zone. Lui est ajouté un système dérogatoire à la hauteur (puis au coefficient d’occupation des sols à partir de 1963). En 1968, la Nouvelle Loi de planification urbaine introduit les périmètres de planification urbaine, qui tentent de restreindre l’urbanisation dans des espaces à la périphérie des fronts d’urbanisation. La verticalisation des centres est le contrepoint de ce contrôle de l’étalement.
De l’étalement urbain à la renaissance des centres : la verticalisation récente des espaces centraux à Tokyo
La mise en place d’un skyline verticalisé dans les grandes agglomérations japonaises se fait en deux temps, avec des logiques sensiblement différentes. Les années 1980 constituent un tournant majeur. La financiarisation de l’économie et la bulle spéculative (1985‑1991) qui touche les valeurs foncières et immobilières (Aveline-Dubach op. cit.), alliée à la Loi de renaissance urbaine de 1986, encouragent explicitement la verticalisation et conduisent aux premiers centres d’affaires verticalisés. Même si la petite taille des parcelles rend difficile la réalisation de tours, cela est rendu possible tant dans le quartier Marunouchi – prépondérance de Mitsubishi Jisho dans la propriété foncière (Languillon 2013) – qu’à Shinjuku – redéveloppement d’une friche urbaine. Émerge ainsi un skyline aligné sur les canons occidentaux de la ville globale [3] (Appert et Montès 2015) mais où les tours sont surtout opportunistes et où le paysage qui en résulte apparaît désordonné.
Après l’explosion de la bulle, la nouvelle Loi de renaissance urbaine, votée en 2002, a pour but de relancer la fabrique urbaine dans les espaces centraux (Morishita 2006 ; Languillon 2013). Cette loi a eu entre autres pour effet un redéveloppement des centres d’affaires avec la substitution des petits immeubles vétustes par de grands projets de redéveloppement. Comme le montre la carte suivante (cf. figure 1), la période ouverte par cette loi est la plus prolifique en termes de verticalisation, avec une multiplication des immeubles de grande hauteur dans les quartiers centraux et sur le front de mer (86 tours de plus de 150 mètres entre 2000 et 2012) (Perez 2014, p. 612). La verticalisation des années 2000 traduit surtout des opérations de valorisation foncière par remembrement de terrains dans un contexte de déclin des prix fonciers.
Carte : Raphaël Languillon-Aussel.
L’irruption de la grande hauteur sous la forme de tours de bureaux et d’hôtels de luxe opère une rupture avec le sens de l’espace traditionnel japonais. Symbole de celle-ci, l’aménagement du vice-centre [4] de Shinjuku se fait essentiellement sur dalle, dans les années 1970 (Falquet 1993). Apparaît alors véritablement le skyline de Tokyo, dans le sens de silhouette verticalisée de la ville globale. Auto-référent, le skyline ne dialogue plus avec son environnement immédiat, mais avec les hauteurs qui le composent. La tour incarne le pouvoir de l’individualité, en opposition au contextu, qui incarne l’awai, ou entre-lien du collectif. Les années 2000 constituent à cet égard une nouvelle rupture car, même si le skyline n’est toujours pas pensé comme un tout, un retour à des préoccupations esthétiques plus conformes à un style et une façon de faire japonais le distinguent du skyline générique et international des années 1980. Le concept de ma est central dans cette nouvelle approche.
Le sens de l’espace au Japon et l’irruption de la hauteur
Le ma est une notion clé de l’organisation de l’espace au Japon. Traduit par espacement, le ma est, selon Augustin Berque (2004), un intervalle dans l’espace-temps concret. Le ma suppose un contexte spatio-temporel qui investit l’espacement d’un sens ou d’une valeur autre que le simple vide [5]. Il intéresse le skyline en tant que liant de l’espace interstitiel entre les pointements urbains [6]. Si le skyline est composé essentiellement de vide, la spécificité du cas japonais, par l’intermédiaire du ma, fait de ce vide un élément à part entière de l’objet.
C’est à partir du ma que le philosophe Hamaguchi Eshun fonde la culture japonaise de l’entre-lien, qu’il appelle awai, une autre lecture du caractère ma (Eshun 2003). Cette notion d’entre-lien awai s’oppose à la culture occidentale de l’individualisme, et substitue l’individu par le contextu dans l’étalon des valeurs culturelles et sociales. Ainsi, contrairement à l’Occident dont l’individualisme entretient au niveau architectural et urbain un lien direct avec la perspective, ou plus récemment le skyline et la tour, le contextu japonais investit l’espacement entre les bâtiments d’un sens particulier qui le distingue de l’intervalle ou du vide que l’on peut trouver en Occident.
C’est ainsi que l’on peut interpréter la modification récente du rapport à la hauteur, qui voit resurgir des éléments plus locaux. La tour de la Tokyo Sky Tree symbolise ce retour du sens japonais de l’espace, avec de nombreuses références nationales : sa forme de sabre japonais planté dans le sol ; sa structure parasismique inspirée du système des pagodes à cinq étages ; son centre commercial qui emprunte des airs de shôtengai (rue marchande couverte traditionnelle) ; sa hauteur, 634 mètres, qui en japonais se lit aussi « mu‑sa‑shi » (pour 6‑3‑4), Musashi étant l’ancien nom de la province de Tokyo sous l’ère Edo. La hauteur a donc des connotations historiques, en plus de retranscrire la farouche compétition de prestige entre grandes métropoles asiatiques [7] (Languillon 2012). La Sky Tree réactualise l’usage du ma dans le dialogue que sa flèche tisse avec la silhouette élancée de la pagode à cinq étages du Senso-ji, le temple bouddhiste qui se trouve de l’autre côté de la rivière Sumida, qui sépare les deux éléments.
Les principes d’organisation réglementaires et culturels de la grande hauteur dans le skyline de Marunouchi
Outre les règles d’urbanisme et l’approche culturaliste, la hauteur est aussi le fruit de règles tacites de la société japonaise. Ainsi, le skyline de Marunouchi, malgré son apparente spontanéité, est organisé selon un gradient qui diminue au fur et à mesure que l’on s’éloigne de la gare centrale de Tokyo, et que l’on s’approche du parc où se trouve le palais impérial (cf. figure 2). Ce gradient répond à deux logiques. La première, tacite, est la déférence de la société japonaise vis-à-vis de l’Empereur, qui reste la clé de voûte symbolique du système politique et social japonais. Longtemps considéré comme un dieu vivant, l’Empereur était invisible et intouchable. Cette règle tacite d’invisibilité explique pourquoi la ville s’abaisse à proximité du palais, en une sorte de révérence, pour éviter que les cols blancs ne puissent voir le palais impérial (cf. figure 3). C’est une autre manifestation du ma, et du dialogue asymétrique dont il rend compte entre la ville globale et le pouvoir impérial, qui met aussi en tension l’économique et le politique, ou l’international et le national.
La seconde règle, urbanistique, concerne la conservation du patrimoine. Devant l’incapacité à exploiter toute la hauteur potentielle au-dessus de la gare de Tokyo pour des raisons de conservation patrimoniale, cette hauteur potentielle a été vendue en droits à bâtir supplémentaires pour les tours environnantes : c’est le floor-area transfer. C’est ainsi qu’au COS standard de 1 300 % [8] déjà dérégulé se sont ajoutés environ 500 % supplémentaires pour la Marunouchi Park Building (COS : 1 530 %), la Tokyo Building (1 702 %), et la Shin-Marunouchi Building (1 760 %). Cela explique pourquoi les bâtiments les plus hauts se trouvent près de la gare de Tokyo.
Source : Base de données Skyscraper/Raphaël Languillon-Aussel.
Source : Rapport ABLE CITY 2008, p. 45/Raphaël Languillon-Aussel.
Les principes d’aménagement du skyline de Tokyo
L’aménagement du skyline de Tokyo oscille entre rupture et continuité. Rupture, car l’irruption de la hauteur dans le tissu urbain de Tokyo désorganise un temps les structures culturelles de l’espace urbain japonais ; continuité, car la hauteur respecte un certain nombre de règles tacites, comme le ma (après une éclipse) ou le pouvoir impérial.
Marqueur de l’appartenance au cercle compétitif des villes globales, le skyline actuel est né de l’encouragement opportuniste de la hauteur, en particulier dans un nombre limité d’espaces centraux : les centres et vice-centres pour les tours de bureaux, et le front de mer pour les tours résidentielles.
D’un point de vue paysager et architectural, le skyline des années 1980 laisse peu de place à une réflexion d’ensemble : l’objet « skyline » ne semble pas exister autrement que par des effets de juxtaposition. Les années 2000 changent en partie cette vision, avec des effets de composition et de dialogue entre tours ou entre espaces, et avec un regain d’intérêt pour les citations plus spécifiquement japonaises aussi bien dans l’architecture des tours que dans l’aménagement des quartiers. Cela permet de nuancer la vision parfois trop occidentale du paysage urbain de Tokyo comme « désordre visuel » (Daniell 2008), qui serait dû à l’impossibilité du Japon de restructurer la ville à petite échelle.
Bibliographie
- Appert, M. et Montès, C. 2015. « Skyscrapers and the redrawing of the London’s skyline : a case of territorialisation through landscape control », Articulo. Journal of Urban Research [en ligne], special issue 7, « Tales of the City ».
- Aveline-Dubach, N. 2008. Immobilier. L’Asie, la bulle et la mondialisation, Paris : CNRS Éditions.
- Berque, A. 2004. Le Sens de l’espace au Japon : vivre, penser, bâtir, Paris : Éditions Arguments.
- Daniell, T. 2008. After the Crash : Architecture in Post-Bubble Japan, New York : Princeton Architectural Press.
- Eshun, H. 2003. Awai no bunka to hitori no bunka (« La culture de l’entre-lien et la culture de l’individu »), Tokyo : Chisenshokan.
- Falquet, J.-C. 1993. « Shinjuku, urbanisme et environnement d’un quartier d’affaires », Historiens et Géographes, vol. 342, p. 247‑258.
- Languillon-Aussel R. 2012. « Mujô, nagare, fukkô : entre tradition et modernité, le Tokyo Sky Tree et la culture de l’impermanence, du flux et de la renaissance au Japon », Transtext(e)s Transcultures [en ligne], vol. 7.
- Languillon-Aussel, R. 2013. « Crise immobilière et privatisation de l’aménagement à Tokyo », Métropolitiques [en ligne], 29 novembre.
- Morishita, N. 2006. « Tokyo : trends in urban planning », City Planning Institute of Japan Newsletter, n° 25, « Trends in urban redevelopment in central Tokyo ».
- Perez, R. 2014. « The historical development of the Tokyo skyline : timeline and morphology », Journal of Asian Architecture and Building Engineering, vol. 13, n° 3, p. 609‑615.