En février 2018, Frédéric Gilli faisait le récit détaillé et sombre d’une réunion de concertation au sujet d’un projet d’urbanisme, un samedi matin en Île-de-France. Regrettant la très faible place accordée à la parole des habitants, leur profil homogène, le caractère stéréotypé des échanges et la modestie des résultats concrets, l’auteur invitait à « enfin changer les règles » de la participation. Il interpellait vivement les prestataires du « métier », jugés en partie responsables de ces pratiques décevantes et de leur intériorisation résignée.
Nous avons vécu la situation qu’il décrit à maintes reprises. Nous partageons ce constat d’échec d’autant plus que nous connaissons le temps, l’énergie et les ressources mobilisés pour ces réunions. Nous savons aussi que celles-ci servent d’abord et avant tout les maîtres d’ouvrage, leurs services et leurs élus. Il y a quelques années, nous avions publié un texte qui demandait que l’on prenne au sérieux l’enjeu et les méthodes de la concertation [1].
Pour prolonger la réflexion de Frédéric Gilli, nous voudrions témoigner de certaines pratiques que nous expérimentons pour répondre aux écueils méthodologiques qu’il identifie, mais également nous interroger sur les finalités des démarches de concertation en urbanisme : « pour quoi fait-on de la concertation ? » nous paraît être une question plus fondamentale encore que « comment faire ? ».
Et si on commençait par informer ?
Prend-on les habitants et les usagers au sérieux ? Si tel était le cas, on commencerait par les informer de manière continue sur les conditions réelles d’élaboration des projets. En effet, l’un des obstacles majeurs à la tenue des réunions publiques de concertation est l’absence préalable d’information : les deux à trois heures consacrées passent bien vite quand il faut à la fois combler un déficit d’information et ménager de réels temps d’écoute et d’échange. Ainsi, la réunion décrite par Frédéric Gilli a d’abord souffert de devoir remplir trop d’objectifs à la fois : discours politiques (si souvent anormalement longs), présentation des acteurs (très nombreux), informations générales sur le projet (calendrier, montage, financement, etc.).
Ville Ouverte déploie beaucoup d’énergie à essayer de « libérer », en amont des réunions, les informations que détiennent les collectivités, les équipes de concepteurs ou les opérateurs. Concrètement, il s’agit, dans le cadre d’ateliers thématisés, de montrer les plans des réseaux et les maquettes des projets, de décortiquer les bilans d’opération, de discuter des objectifs et des modalités des « politiques de peuplement ». En instaurant ces temps d’échanges, on fournit aux habitants les clés pour participer activement aux réunions plus formelles ; symétriquement, on place les élus et les professionnels dans une posture plus orientée vers l’écoute que le discours.
Cette démarche implique d’accepter de ne pas livrer seulement les informations certaines ou définitives, d’admettre que les données sont parfois approximatives ou changeantes, de reconnaître qu’il peut être nécessaire de changer d’avis – en somme de renoncer au pouvoir que procure la détention exclusive de l’information. Ce faisant, il est possible qu’émergent des sujets que les décideurs n’avaient pas prévu de proposer au débat : remettre en cause un invariant, c’est parfois poser la bonne question ou susciter une innovation. Nous l’avons expérimenté à plusieurs reprises, lorsque des habitants, dans des quartiers très différents, ont critiqué tel schéma de voirie ou refusé tel équipement du programme. L’enjeu est alors d’accompagner ces « débordements » et de les considérer comme un renouvellement des termes du débat.
Aller vers les habitants : le rôle de l’immersion
Forts de cette conviction, voilà bien longtemps que nous essayons de faire sortir la concertation des salles de réunion et d’aller à la rencontre des absents, des « invisibles » : plutôt qu’inviter les habitants à nos ateliers, invitons-nous chez eux ! Nous participons aux réunions des associations ; nous investissons les lieux déjà dédiés à la rencontre et au débat plutôt que les créer de toutes pièces ; nous tenons des permanences dans les foires agricoles ou les fêtes d’écoles ; nous sommes présents aux fêtes des voisins ou des jardins ; nous installons notre « triporteur de la concertation » (figure 1) au milieu des quartiers ; nous organisons des discussions dans les parties communes des immeubles. Quand les enjeux sont sensibles (« faut-il démolir ? ») ou que la population est difficile à atteindre, nous faisons du porte-à-porte pendant des journées entières. En entrant chez les gens, on constate que la vue est belle, que le mur est humide, que les enfants sont trois dans une chambre, etc. Ces initiatives, que nous appelons « immersion », donnent lieu à des comptes rendus illustrés, des synthèses techniques et parfois des BD et des films.
Le triporteur de la concertation nous permet d’aller à la rencontre des habitants dans l’espace public et de délivrer l’information sur les projets (source : Ville Ouverte).
La récolte de cette matière nous permet de verser au projet un propos pluriel, complexe et substantiel. Nous la rendons autant que possible accessible (affichage des synthèses, mise en ligne des comptes rendus, projection publique de films…). Ainsi, nous montrons des visages et faisons entendre des mots trop souvent absents des réunions publiques et des comités de pilotage. Nous sommes reconnaissants envers les maîtres d’ouvrage que nous entraînons dans cette démarche ; elle demande, de leur part, un certain lâcher-prise, mais aussi beaucoup de confiance en nous et en leurs habitants (figure 2).
À Domart-en-Ponthieu, lors de l’élaboration du PLU intercommunal : atelier avec les enfants de la commune dans le cadre d’une résidence de trois jours (source : Ville Ouverte).
L’exemple de la Croix de Chavaux
À l’été 2017, avec l’agence d’architecture Anyoji Beltrando et les services de la Ville de Montreuil (Seine-Saint-Denis), nous avons lancé une démarche de préfiguration de la transformation de l’emblématique place de la Croix de Chavaux, située au cœur de la ville. Après avoir travaillé avec les habitants à la réalisation d’un diagnostic, à une programmation temporaire et finalement à des scénarios d’évolution de la place et de ses usages, nous disposons désormais de deux années pour tester les idées retenues. Nous les préfigurons sur place, nous les évaluons avec les habitants, en vue de retenir un programme définitif construit sur la base de ces expérimentations. Un parking de 56 places a été fermé au stationnement et aménagé provisoirement en espace de jeu, de repos, de restauration rapide et de fête. Pendant deux mois, deux urbanistes de Ville Ouverte ont été présents quatre jours par semaine sur la place afin d’installer les transats, brancher les jeux d’eau, programmer des concerts ou des activités, mais aussi et surtout afin d’informer les habitants et de recueillir leurs avis (figure 3).
Le résultat a été à la hauteur du dispositif : 1000 personnes ont été rencontrées individuellement ; plus de 300 avis écrits ont été rendus. L’immense majorité d’entre eux exprime le souhait de maintenir le nouvel usage de cet ancien parking. Des riverains ont contesté certains aménagements (réorganisation du stationnement, présence d’une scène ouverte engendrant trop de nuisances) : ils ont été modifiés en quelques semaines. Toutefois, lorsque nous avons animé l’atelier de bilan de la démarche, malgré le film montrant les images de l’été, malgré les 300 avis affichés dans la salle de réunion, les paroles des adversaires du projet – des élus des partis d’opposition municipale, qui se sont déplacés à cette unique occasion –, ainsi que celles des 20 participants présents, ont pesé très lourd comparativement à la foule des anonymes. Ces décalages rappellent que travailler en profondeur l’enjeu de la concertation n’encourage pas forcément les acteurs des projets à poursuivre dans cet effort. Alors pourquoi continuer à le faire ?
Avenue Paul Langevin, à Montreuil, un ancien parking a été rendu aux piétons pendant l’été 2017, afin d’expérimenter de nouveaux usages (source : Ville Ouverte).
Concerter : pour quoi faire ?
Pour quoi concerte-t-on ? Parce que c’est une obligation légale ? Parce que c’est un passage politiquement attendu ? Parce qu’il faut préparer les habitants à l’idée du projet ? Leur faire « passer la pilule » – ou plutôt, « les aider à adhérer » au projet ? On pense souvent que la concertation se fait d’abord au bénéfice des habitants, qui demandent à être informés, mais aussi à comprendre, parfois à s’emparer des projets qui transforment leur environnement. On envisage moins souvent ce que la démarche apporte à la réflexion collective. L’expression « expertise d’usage » a permis de reconnaître aux habitants une place dans les démarches de projet urbain. Mais paradoxalement, cette formule a aussi réduit cette place à celle d’experts du quotidien : « parlez-nous de vos trajets, de vos habitudes et de vos attentes en matière d’usages ». On a trop conçu les bâtiments et les espaces indépendamment des pratiques et des représentations des habitants pour négliger cette dimension.
Or, l’attente des habitants est bien plus ambitieuse : ils souhaitent parler des enjeux sociaux et politiques qui sous-tendent les projets urbains. Faut-il disperser les ménages pauvres pour organiser la mixité sociale ? Faut-il drastiquement réduire la place de la voiture en ville au nom de la santé publique, de l’écologie et de la qualité de vie ou non, en raison des reports de congestion, des changements de modes de vie, du besoin de financement des transports publics ? Faut-il continuer à densifier car on manque de logements en Île-de-France ou accepter du vide en ville, pour que l’eau puisse s’infiltrer, que les végétaux poussent et que des associations puissent développer des projets de jardins partagés ? On pense encore trop rarement que les habitants ont quelque chose à dire sur ces questions fondamentales. Or, il devrait s’agir du cœur des démarches de concertation, de leur objectif premier : permettre à chacun de prendre part aux débats essentiels.
Penser la ville avec les habitants
Cette ouverture est urgente car les projets urbains sont plus que jamais porteurs de « dogmes » de l’aménagement urbain durable : nous construisons une ville intense, mixte et compacte ; nous pensons que le « retour à la rue » est la garantie d’un espace public régulé et animé ; que les grands ensembles sont des ghettos mais que les macro-lots sont acceptables dans un éco-quartier ; que les quartiers doivent être désenclavés ; que les projets doivent être innovants, pour accéder au palmarès des smart cities. Comment sortir des référentiels consensuels de la pensée urbaine et architecturale ? Comment éviter de reproduire la mimétique professionnelle de notre époque ? En écoutant les habitants et en travaillant avec eux. En acceptant leurs interventions inattendues et leurs remises en cause. En ouvrant la boîte noire du projet.
À Ville Ouverte, nous avons eu la chance de l’expérimenter : la concertation produit de meilleurs projets. En attendant ces rares occasions, notre participation à des démarches de concertation, mêmes décevantes, permet d’entretenir un lien avec les habitants et les usagers. Ce qui nous frappe, finalement, ce n’est pas tant l’absence d’effort ou d’intention sincère pour renouveler les méthodes de la concertation que la difficulté à formuler ce que l’on en attend. Attendons simplement de la concertation qu’elle nous aide à devenir meilleurs urbanistes. Attendons de la participation qu’elle transforme nos façons de penser la ville et de la produire. Alors, nous passerons de meilleurs samedis matin.