Les effets de la concertation sur la qualité des aménagements urbains sont-ils positifs ou négatifs ? La question mérite d’autant plus d’être posée que ce thème est devenu consensuel et que rares sont les programmes politiques à ne pas l’afficher comme prioritaire.
On pense, en général, que la participation du public est « bonne » en soi. Mais pourquoi cette écoute conduit-elle parfois à des aménagements qui, au lieu d’unir, séparent et forment une collection d’usages sans faire lieu ? La voirie sur-dimensionnée aura été demandée par les adeptes de la voiture, la piste cyclable par les associations d’usagers du vélo, les potelets trop hauts par les porteurs de la parole des handicapés, les arbres par les défenseurs de la nature… et au bout du compte ne restera que bien peu d’espace pour le confort de tous et un site cloisonné, résultat des exigences de chacun. C’est que l’on a mis littéralement en pâture des projets qui doivent alors concilier les contradictions des avis et des intérêts personnels, sans la distance politique nécessaire. La démarche peut, bien sûr, fonctionner, sous certaines conditions. Mais à quel prix en termes de temps, d’énergie dépensée, quand les moyens humains sont si précieux ? De plus, face à des difficultés urbaines ou sociales parfois douloureuses, le résultat est souvent affligeant, même pour ceux qui ont participé à son élaboration. Ce qu’il reste, dans les grands ensembles, de certains squares conçus dans les années 1980 « avec les habitants » en est le triste témoignage. On peut, certes, prétendre à une expertise citoyenne, mais elle ne donne ni la capacité de conception, qui est un métier, ni la légitimité du choix parmi les contradictions. À l’inverse, que dire de ces réunions où l’on ne sait quelle question est posée ? Ou encore de celles où les maîtres d’ouvrages ou les promoteurs montrent un résultat figé, sans information préalable, conduisant naturellement à interroger les objectifs et le programme avant que de débattre du projet ?
Un projet ne peut répondre à toutes les attentes, assurer toutes les fonctions. S’il revient aux techniciens et aux concepteurs d’assumer leur rôle d’organisateur et de créateur de projet, il est nécessaire qu’ils sachent écouter et analyser les points de vue dans leur diversité. Mais c’est aux élus d’arbitrer et d’assumer des choix. Cette trilogie est la base, la fondation pour que la concertation soit féconde.
Bien menée, la concertation permet de préciser des attentes, de nourrir des projets et de leur donner plus de justesse, de favoriser l’adhésion de la population au mouvement, de mobiliser les acteurs de la cité en renforçant les partenariats. Mais il faut veiller aux conditions de son exercice. Car comme la démocratie, elle doit avoir des méthodes, des règles adaptées à chaque contexte. Elle ne peut s’affranchir de professionnalisme non plus que d’une répartition des rôles précise. La manière dont la rénovation du centre-ville de Saint-Denis a été conduite en est une illustration.
La rénovation du centre-ville de Saint-Denis ou la volonté de démocratie
Avant sa rénovation, le centre-ville de Saint-Denis était actif, vivant : 30 000 personnes au marché du dimanche matin, 400 commerces sédentaires, 120 000 visiteurs chaque année à la basilique… Pôle d’attraction pour le secteur nord-ouest de l’agglomération, il était en même temps le lieu de résidence de 20 % de la population de la ville.
En 2000, la municipalité de Saint-Denis décida, pourtant, de le rénover. Ce choix s’expliquait par le constat de ses nombreux dysfonctionnements : des commerces fragiles, des espaces publics de faible qualité, engorgés certains jours, de nombreux immeubles insalubres, etc. Il anticipait aussi des chantiers à venir à la périphérie et qui allaient en rendre l’accès difficile : deux lignes de tramway, deux nouveaux quartiers Porte de Paris et autour de la gare, etc. Le centre devait être rénové d’ici là, devenir plus accueillant et plus accessible en transports en communs.
La mission d’élaborer le projet urbain puis d’assister la collectivité dans sa mise en œuvre me fut confiée par la ville puis par Plaine Commune [1], devenu entre-temps maître d’ouvrage. La volonté du maire, Patrick Braouezec, relayé ensuite par Didier Paillard, était que la transformation du centre et le projet urbain soient un support de la vie démocratique. Cela s’explique par la tradition politique et sociale de Saint-Denis, mais aussi par le fait que, ville d’accueil, elle doit imaginer tout ce qui peut favoriser la vie ensemble, notamment en impliquant les habitants dans le mouvement de leur cité. Saint-Denis est en cela emblématique du monde contemporain et en porte les contradictions : le Stade de France et les sans-papiers, le secteur de la Plaine et l’habitat indigne, d’anciens Dionysiens attachés à leur cité et de nombreux nouveaux arrivants… La ville doit également affronter des difficultés auxquelles bien des cités doivent faire face.
L’élaboration pas à pas du projet urbain dans la concertation
Nous avons abordé la réflexion par les espaces publics et leurs usages au regard des contraintes d’accès (circulation des transports en commun et des voitures, stationnement, desserte des fonctions urbaines). J’ai alors proposé et étudié, avec les techniciens, deux grandes hypothèses : un grand plateau piéton avec accès contrôlé ou un secteur donnant plus de place aux piétons mais permettant la traversée en automobile.
Des dispositifs de concertation ont été mis en place ou existaient déjà. Le « groupe de travail habitants », formé de 30 personnes rencontrées régulièrement, travaillait les dossiers et donnait son point de vue sur les propositions. Les « démarches quartiers », une par secteur de la ville, et qui ont perduré, suivaient la politique municipale et ses projets, la discutaient et la nourrissaient.
Les hypothèses, traduites avec le service communication en documents grand public (dessins, vidéos, plans), furent expliquées, discutées, affinées. Un sondage révéla que 70 % des Dionysiens venaient à pied au centre, qu’ils souhaitaient que celui-ci devienne piéton mais que les bus continuent à le traverser. Cette demande, souvent apparue dans les débats, conduisit à ce qu’une troisième solution émerge : l’hypothèse bus–piétons.
Les Assises du centre-ville, organisées chaque année durant le temps du projet, rassemblèrent en 2002 plus de 400 personnes. Les différentes propositions y furent montrées. Le contenu des discussions, synthétisé, fut présenté en même temps que les hypothèses au conseil municipal, lequel décida de l’hypothèse bus–piétons.
Ce choix réalisé, les études pouvaient se poursuivre sur une base comprise par tous et assumée (notamment grâce au fait que le projet urbain était élaboré pas à pas). Mais cette phase a permis aussi, en informant largement, de mobiliser d’autres acteurs présents sur le site ou impliqués. La RATP, les associations, les commerçants, les responsables d’institutions culturelles, les gestionnaires de parkings : d’un projet urbain, on est passé alors à plus de 40 actions. Elles concernaient tous les secteurs de la vie du centre et furent, durant tout le temps de leur mise en œuvre, coordonnées au sein d’un comité de pilotage hebdomadaire présidé par un élu, Francis Langlade, et animé par le directeur général de la ville d’alors, Luc Bouvet. La suppression du stationnement de surface dans le secteur piétonnier conduisit ainsi Plaine Commune à rénover le parking public Basilique, à rendre cohérente son accessibilité avec celle des parcs privés, à restructurer la tarification sur chaussée autour du centre.
Articuler concertation et choix politique
La consultation des habitants est favorable à la démocratie, car elle permet la participation à la vie de la cité. Mais elle est également une manière nécessaire, pratique, d’aborder avec succès la complexité de l’urbain et de sa transformation, en multipliant les thèmes abordés et les actions du fait de l’implication des partenaires. La connaissance des usages et des attentes en est renforcée, rendant les réponses plus justes, plus crédibles. Ce n’est pas secondaire quand la valeur de la démocratie se juge souvent à la pertinence de l’action publique.
Pour autant, il ne faut pas confondre démocratie et démagogie et laisser croire que chacun est décideur ou « architecte ». Car démocratie signifie aussi règles de fonctionnement. Ce propos est illustré par le choix du projet pour les places du centre (l’un des 40 projets).
Des études de définition furent lancées à partir d’un programme élaboré avec les services des collectivités. Parmi les propositions des concepteurs, qui, d’ailleurs, rencontrèrent et écoutèrent eux aussi les habitants, le jury se prononça à l’unanimité en faveur de celle de l’architecte Franco Zagari. Les mécanismes de concertation continuèrent alors : « Groupe de travail habitants », « Démarches quartier », exposition, publication dans le journal municipal, Assises du centre-ville 2003. Un choix différent semblait alors se dégager. Là encore, la synthèse des échanges fut présentée, avec les trois alternatives, aux conseils municipal et communautaire, qui, après des débats assez vifs, décidèrent de confirmer le projet plébiscité par le jury. La démocratie locale suppose un fonctionnement d’une grande rigueur et ne signifie pas gérer le consensus. Il faut assumer les divergences et exercer la capacité de décision.
Les temporalités de la concertation
Mais la démocratie ne fut pas mobilisée seulement à l’occasion des choix. Elle se traduisit aussi dans l’entretien de relations de coopération avec les administrés : savoir expliquer, écouter… et avancer.
Dans le cadre du projet centre-ville, la halle et la place du marché furent rénovées. Les commerçants devaient donc, durant huit mois, libérer les lieux. Après étude de plusieurs sites, la municipalité proposa qu’ils s’installent sous un chapiteau à proximité, sur la place du 8-Mai libérée pour l’occasion. Le plan du marché, son fonctionnement, son approvisionnement, l’évacuation des déchets, tout fut déterminé avec les commerçants, une campagne d’information commune étant menée à cette occasion.
Démocratie locale signifie donc aussi qualité de la relation avec les acteurs de la cité. Ainsi, à l’occasion de la fermeture du plateau piéton, la ville et la communauté mirent en place un dispositif d’information et d’accueil des riverains du secteur devant disposer d’un badge pour accéder à leur habitation. Environ 800 personnes furent ainsi rencontrées et eurent un entretien personnalisé. Cela permit d’avoir une connaissance plus complète des problèmes pouvant se poser et donc de les anticiper. Derrière cette demande des élus, précieuse pour mener à bien un projet d’une telle ampleur, s’élaborait aussi une des responsabilités de toute collectivité : l’attention au service rendu à la population.
Le directeur général de la ville profita de l’occasion donnée par le projet centre-ville pour mobiliser et organiser l’administration en ce sens, créant moyens humains et compétences au service du développement de la démocratie locale. Cela se traduisit par un plan de gestion de l’espace public ou, dans le domaine culturel, par une série d’actions visant à familiariser le public avec le centre et son évolution. Le passé fut évoqué par le travail du service de l’archéologie, le présent fut raconté par des enfants des écoles à la médiathèque et le futur fut anticipé à l’occasion de fêtes ou d’interventions artistiques organisées sur le site piétonnier en anticipation de la rénovation.
Une des clés de la concertation est, en effet, la maîtrise du temps. Afin qu’elle devienne vraiment un outil du projet, elle doit, comme lui, être inscrite dans des temporalités précises, par ceux-là même qui ont la responsabilité de la conduite de la transformation, au même titre que la prise en compte de la décision ou des obligations administratives.