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Ce que les sols nous disent de l’urbanisme

Dans son dernier ouvrage, l’architecte et urbaniste Patrick Henry livre un plaidoyer en faveur d’un nouveau rapport au sol, attentif à la diversité des connaissances disponibles. Le paysagiste Maxime Bardou évalue les apports de cet « urbanisme des sols » pour la conception spatiale.

Recensé : Recensé : Patrick Henry, Des tracés aux traces, pour un urbanisme des sols, Rennes, Éditions Apogée, 2023, 214 p.

Avec Des tracés aux traces, pour un urbanisme des sols, l’architecte et urbaniste Patrick Henry livre un plaidoyer en faveur d’un nouveau rapport au sol dans la manière de faire la ville. Il puise dans une histoire précise et intensément sourcée des politiques urbaines pour poser les jalons d’un « urbanisme des sols » qui entend répondre aux enjeux contemporains de sobriété foncière et de transition écologique.

Le livre se présente en sept chapitres qui tissent progressivement la toile d’une « Métropole-jardin ». Il commence par la distinction entre un sol et un sol urbain, puis fait la chronique de leur dégradation et des politiques publiques et urbaines liées. Il met en évidence le nouvel objectif déjà controversé du « Zéro artificialisation nette » (ZAN), qui compte réduire drastiquement l’artificialisation de nouvelles terres. L’ouvrage se termine par les fondations d’un urbanisme qui ménage les sols.

L’urbanisme des sols appelle d’abord à mobiliser l’intelligence collective, la pluralité des intervenants et les initiatives démocratiques, préférant le bottum up au top down. C’est pourquoi la lecture de cet ouvrage s’appuie occasionnellement sur mon regard et mon expérience de paysagiste-concepteur.

L’insidieuse raréfaction du sol

Comment définir le sol ? Chacune des professions qui traitent avec le sol (l’archéologue, le pédologue, le juriste, l’agronome, l’agriculteur, l’urbaniste, le paysagiste…) l’observe avec un œil différent et selon ses propres termes. Considérons-le comme un milieu hétérogène complexe qui doit être appréhendé en volume, dans son épaisseur, par ses qualités écologiques et sanitaires, par son histoire.

Nous savons construire sur l’eau, monter des tours ou creuser plusieurs kilomètres sous terre… mais nous ne savons pas reconstituer un sol vivant qui a mis des millions d’années à se former. Si la surface de la planète reste la même, sa capacité à générer de la vie s’amenuise. La consommation des sols vivants pour l’aménagement des territoires ou l’extraction des ressources ne semble pas trouver de limites et se poursuit malgré les alertes. Pour Patrick Henry, les sols ne doivent plus être considérés comme une ressource illimitée (comme nous le faisons avec le gaz ou le pétrole). Il devient plus que jamais précieux de les conserver et de reconnaître l’ensemble des services rendus : l’approvisionnement en nourriture, le contrôle de la pollution, la filtration des eaux de pluie, la conservation de la biodiversité, l’ombrage des parcs et jardins, ou encore la régulation du climat avec l’évaporation et la captation du carbone.

Patrick Henry regarde l’évolution des politiques publiques à l’aune de la protection de la biodiversité. Il relève un manque de prise en compte des sols dans les documents de planification, qui ne parviennent pas à endiguer efficacement leur dégradation. Par exemple, le schéma régional de cohérence écologique (SRCE) ne traite pas de la trame brune [1], les schémas de cohérence territoriale (SCOT) restent eux aussi à des échelles trop élargies et fixent des objectifs quantitatifs difficiles à évaluer dans la précision, les plans locaux d’urbanisme (PLU et PLUi) sont produits par des élus qui ont un intérêt (a minima financier) à ouvrir des terres à la construction. Ces documents sont élaborés sans la connaissance des capacités agronomiques à accueillir la planification envisagée. Selon l’auteur, il n’existe donc « pas de solution politique et de périmètres administratifs uniques adaptés à la résolution des problèmes » (p. 69) et, « malgré les initiatives ponctuelles et les améliorations apparentes, aucun dispositif n’a jusqu’à présent réussi à endiguer la dégradation des sols et de la biodiversité » (p. 82).

Le dispositif Zéro artificialisation nette est la dernière mesure en date. Elle inquiète et agite les collectivités locales et les professionnels de l’aménagement. Pour rappel, le ZAN, fixé par la Loi Climat et résilience de 2021, envisage de réduire de moitié l’artificialisation des sols d’ici 2030 et d’atteindre l’objectif de « zéro artificialisation nette » en 2050. Autrement dit, toute nouvelle opération conduisant à la destruction d’un milieu devra le reconstituer ailleurs en utilisant la séquence ERC (éviter, réduire, compenser). En première lecture, nous y voyons toutes et tous une bonne intention. Mais comment la mettre en œuvre ? Plusieurs difficultés sont rencontrées, parmi lesquelles : la définition des artificialisations et la nomenclature qui en découle, le calcul de la compensation, sa localisation et sa temporalité, la mesure de la valeur écologique, les autres compensations induites (notamment agricoles). Sans entrer dans le détail, la mise en œuvre du ZAN reviendrait à effectuer un savant calcul, nécessairement déconnecté des réalités sensibles des territoires.

Aussi louable soit-elle, on imagine mal comment nous pourrions être en mesure de faire appliquer une telle loi. Mais le ZAN a au moins le mérite de repositionner la protection des sols au cœur des attentions et de faire valoir leurs qualités et leurs services écosystémiques. Patrick Henry entend convaincre de voir en ce nouvel objectif ZAN une opportunité, d’en faire un motif de résilience.

Les traces anciennes comme guide des projets urbains

« Les sols contiennent de précieuses archives du passé » (p. 39) et peuvent, selon l’auteur, apporter des éléments de réponse pour une plus grande sobriété foncière. En ce sens, l’intérêt de la démarche de l’urbaniste français Gérald Hanning est de « fonder tout projet d’urbanisme sur une reconnaissance des valeurs intrinsèques du site et des traces ancrées dans leurs sols. Il s’appuie sur le parcellaire considéré comme une mémoire des sols » (p. 89). Au-delà du foncier, le parcellaire dessine une géométrie étroitement liée à la géographie (courbes de niveau, crêtes, talwegs, etc.), conservant l’empreinte de pratiques agricoles séculaires et induisant des formes bâties et des paysages spécifiques.

Figure 1. Trois formes de parcellaires, trois paysages

Pour visualiser, prenons des exemples en trois points de la France. La figure 1a montre un parcellaire organique issu de la qualité du sol dans les dolines en milieu karstique, ici sur le causse de Sauveterre (48). La figure 1b montre un parcellaire en lanières lié aux pratiques agricoles anciennes des Courtils dans l’ancien méandre de la Seine du Marais Vernier (27). La figure 1c montre la trame orthogonale et régulière des Moëres (59), issue des travaux d’assèchement du delta de l’Aa (figure 2). Ces trois géométries dessinent des paysages très singuliers.
Images : Maxime Bardou.

Figure 2. Les Moëres, au sud de Dunkerque (59)

Sur un ancien marais asséché au XVIe siècle, les anciens chenaux et anastomoses des vasières sont toujours visibles, depuis le ciel. Ces traces sont induites par de fines différences hydromorphiques qui génèrent des « anomalies » dans la croissance des plantes cultivées. Elles contrastent avec la trame régulière et orthogonale du parcellaire (voir figure 1b).
Source de l’image : Google Maps.

À l’inverse des grandes opérations d’urbanisme (villes nouvelles, grands ensembles, zones d’activités) qui s’en affranchissent, Hanning propose de composer la ville à partir du parcellaire, de se servir des formes urbaines anciennes lorsqu’elles ont toujours du sens. Dans le jargon de l’archéogéographie, on parle de persistance (une voie contemporaine reprend le tracé d’une voie ancienne) et de permanence (la voie ancienne est restée la même).

Les réflexions présentées sur la persistance du plan [2] font, de mon point de vue, un écho particulier à la ville de Bergues, dans le département du Nord. Sa structure organique, héritée d’un castrum circulaire du Moyen Âge et tenue dans des remparts en « huit couché », a très peu évolué depuis le XVIe siècle. On ne saurait ainsi soupçonner que Bergues a été détruite à plusieurs reprises, jusqu’à 80 % à l’issue des deux guerres mondiales. Si la ville se reconstruit continuellement sur ses traces, c’est qu’elles ont du sens. On pourrait expliquer la « persistance du plan » berguois par son caractère résilient et la qualité de vie qu’il génère : des îlots bâtis sur les franges laissant des cœurs plantés, voire jardinés, des alignements de façades qui définissent de généreux espaces publics, des volumétries qui s’adaptent à l’évolution des parcours de vie, des édifices-amers mis en scène depuis les portes de la ville, etc. Bergues, restant administrativement contenue dans son enceinte fortifiée, n’a pas connu l’étalement urbain banalisant tant de villes. En misant sur les qualités intrinsèques de son patrimoine urbain, la ville a su rester attractive et enregistre une très faible vacance résidentielle (7,7 %) et commerciale (0 %). Bergues démontre, avant l’application de la loi Climat et Résilience, la réussite du renouvellement urbain et du « faire avec ».

Figures 3a et 3b. La persistance du plan de Bergues

3a : Le recollement simplifié du plan existant de Bergues (en couleur) sur la carte de Herman van Loon réalisée en 1700 (en noir) montre que la majorité des tracés de la ville – rues, îlots bâtis, fortifications et canaux – ont « persisté » au cours des siècles.
3b : Au-delà de la vue en plan, la composition de la ville met en scène les édifices majeurs depuis les portes de la cité (le beffroi, le clocher de l’église Saint-Martin, la tour Carrée…).
Images : Maxime Bardou et Alice Barthélemy.

Vers un urbanisme des sols

De façon plus globale, l’ouvrage propose des principes et des recommandations qui s’inspirent, entre autres, des travaux de Bernardo Secchi (1986) ou de Gérald Hanning (2016).

Il requiert tout d’abord une meilleure connaissance et transmission des savoirs sur les sols.

Selon l’auteur, les caractéristiques des sols (agronomiques, sanitaires et historiques) sont en mesure de guider le projet, d’évaluer la capacité du terrain à accueillir le programme projeté et à éventuellement le remettre en question et l’adapter. Cela demande de bien les connaître et pose la question de la production et de la libre circulation des données sur les sols.

On peut ici faire le lien avec l’immense travail que réalise l’Institut national de l’information géographique et forestière (IGN) sur la création et le partage de données SIG, notamment deux programmes majeurs absents de l’ouvrage : le Lidar HD [3] et le l’OCS GE [4] (Occupation du sol à grande échelle). Dans le premier, l’IGN se fixe jusqu’à 2026 pour restituer une cartographie 3D très précise (dix points de mesure par m2) du sol et du sous-sol français. Il alimente le second programme qui vise à produire une couche d’occupation du sol très fine, utilisable à toutes les échelles et pour l’ensemble des acteurs de l’aménagement. Ces programmes nourrissent le « Portail de l’artificialisation des sols [5] » ou l’application Sparte qui croise les données de l’IGN avec l’évolution des fichiers fonciers produites par le Céréma et celles de l’Insee. Si l’on connaît les limites des technologies et de la politique des chiffres qui ne remplacent pas l’observation et l’analyse qualitative sur le terrain, cette production, à la fois précise et globale, ne manque pas d’éclairer les acteurs de l’aménagement qui devraient davantage s’en emparer.

Figure 4. Exemple personnel d’utilisation des données Lidar pour révéler les motifs de l’agropastoralisme méditerranéen sur le causse Méjean (48)

Le nuage de point initial est traduit en modelé numérique de surface, faisant apparaître tous les éléments verticaux : les arbres, maisons, poteaux, etc. Une classification des points permet d’isoler seulement les données relatives au sol, et donc d’extraire un modelé numérique de terrain. Les éléments cachés sous la végétation sont ainsi révélés. Dans ce cas, les clapas (tas de pierres rassemblées depuis des millénaires pour valoriser la surface en herbe des parcours) et les chemins forment des traces qui racontent l’organisation du territoire autour du moulin à vent de La Borie.
Images : Maxime Bardou.

Par ailleurs, Patrick Henry propose de faire avec l’existant et ses spécificités. Partant du principe que l’essentiel de la ville de demain est déjà construit, il invite à mettre en place un « observatoire des potentiels », qu’il définit comme « une structure souple qui permet de limiter l’artificialisation des sols en maîtrisant, selon les situations, la sous-exploitation des logements privés ou des locaux tertiaires, de les adapter à la demande, de réfléchir à la mutualisation des espaces et les multi-usages » (p. 179).

La rénovation et l’adaptation des bâtiments existants doivent s’accompagner d’une transformation des savoir-faire et des économies liées : la formation des concepteurs et artisans, la création ou le renforcement des filières des matériaux alternatifs au béton qui valorisent les spécificités locales.

Alors que la fabrique urbaine est régie par un ensemble de règles qui définissent le périmètre, le programme, la commande et la mise en œuvre, le périmètre et les délais sont strictement définis, laissant peu de place à l’inscription des projets dans leurs contextes. L’auteur propose donc une plus grande souplesse dans le périmètre d’intervention, sans quoi ces derniers peuvent générer des ruptures, se tourner le dos et manquer de liaison entre eux.

Dans le cadre du Plan de paysage de la Communauté urbaine de Dunkerque, nous avions par exemple proposé à la collectivité de systématiquement définir un périmètre d’étude plus large que le périmètre de projet, voire de mettre en place le « 1 % paysage et continuités urbaines ». Cet outil financier, à inventer, aurait l’avantage de consacrer 1 % du montant des travaux (d’une ZAC, d’un NPNRU par exemple) pour créer des liaisons en dehors des emprises opérationnelles afin de mieux relier le projet urbain aux quartiers riverains.

Last but not least, il s’agit de représenter des potentiels désirables. Sans vraiment décrire comment, l’auteur invite « les territoires à s’engager dans une représentation de leurs sols dans leur épaisseur géologique, géographique, historique et sociale » (p. 178) qui serait portée à connaissance et amendée par la suite.

Il me semble que les Atlas des paysages, réalisés aux échelles départementales, peuvent représenter de premiers appuis. La plupart d’entre eux reprennent les fondements naturels et anthropiques (relief, géologie, hydrographie, implantations anciennes, représentations culturelles…), mais l’expérience montre les difficultés pour faire percoler ces connaissances élargies à des échelles plus fines et auprès d’autres cercles d’acteurs. Combien d’urbanistes, d’architectes ou même de paysagistes utilisent ces documents ? Espérons que l’actuelle révision de la méthodologie des atlas puisse apporter des réponses.

Au-delà de la représentation des connaissances déjà présentes dans chacun des territoires, il incombe aux concepteurs (architectes, paysagistes et urbanistes) de proposer et de représenter des alternatives au pavillonnaire standardisé et banalisant. Si la maison individuelle avec jardin demeure le souhait de près de 80 % des Français (un pourcentage constant depuis plusieurs décennies), plus d’un tiers se satisferait désormais d’un jardin de moins de 250 m2 (Le Rouzic 2023). À partir de ce cadre, à nous de mettre en œuvre et de montrer de nouveaux modèles désirables qui peuvent prendre appui sur les formes traditionnelles et construire d’autres référentiels.

Penser l’urbanisme dans le respect des sols

Patrick Henry s’appuie sur l’histoire et les traces héritées pour imaginer de nouvelles formes urbaines, en sortant d’un modèle productiviste et consumériste désastreux pour les sols, la biodiversité, le climat ou l’autonomie alimentaire. Nous pourrions regretter que l’auteur ne fonde pas davantage ses propos sur des expériences précises (des cas pratiques ou des projets effectifs), faute de quoi ils peuvent paraître comme une énumération d’incantations bien fondées qui laissent au bout du compte des questions sans réponse : comment faire et par quoi commencer ? Concrètement, et au-delà des mots, à quoi ressemble l’urbanisme des sols ? Si Patrick Henry se réfère systématiquement à des projets, des auteurs ou des dispositifs juridiques pour étayer son argumentaire, l’image ou la description de projets déjà mis en œuvre pourrait aider à apprécier l’opérationnalité des propositions.

L’ouvrage pose néanmoins un cadre théorique précieux pour envisager l’urbanisme dans la sobriété et le respect des sols. Espérons qu’il trouve, chez les décideurs et les concepteurs de la ville, une oreille attentive et une envie de se mobiliser collectivement.

Bibliographie

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Pour citer cet article :

Maxime Bardou, « Ce que les sols nous disent de l’urbanisme », Métropolitiques, 19 octobre 2023. URL : https://metropolitiques.eu/Ce-que-les-sols-nous-disent-de-l-urbanisme.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.1959

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