Une grande partie des habitants des villes du Sud habitent dans des quartiers précaires : environ un tiers des citadins en Amérique latine, la moitié en Asie et jusqu’aux trois quarts de la population en Afrique subsaharienne (ONU-Habitat 2013). La précarité des habitants est socio-économique, mais aussi et surtout foncière : ils squattent des terrains publics ou privés. Parmi leurs premières revendications s’exprime souvent le désir de rester sur place, alors qu’ils peuvent être menacés d’éviction, notamment par des projets immobiliers (Deboulet 2016).
Or, la tenure foncière [1] est non seulement le support du logement, mais aussi la garantie d’une localisation, qui peut offrir un accès aux opportunités économiques et aux réseaux de solidarité de voisinage. Par ailleurs, le sentiment de sécurité foncière encourage l’investissement dans un logement durable et sain, des moyens d’activités économiques ou encore à long terme dans l’éducation (Moser 1998).
Le débat sur les moyens d’assurer cette sécurité foncière reste vif, notamment entre les tenants d’une généralisation du titre foncier individuel et les partisans de la reconnaissance d’arrangements fonciers de fait. Partant de cette seconde posture, nous abordons la question par un angle particulier, celui des communs fonciers urbains. Quelques situations, étudiées dans le cadre d’un programme plus large de recherches en cours, nous permettent d’explorer les effets et le potentiel des communs fonciers pour améliorer les conditions de vie des populations urbaines dans les Suds.
Les communs fonciers urbains
Plusieurs expériences de sécurisation foncière ont proposé la création de formes collectives de tenure, que nous qualifions ici de communs fonciers urbains, en nous référant à la notion de « communs », définie notamment par les travaux d’Elinor Ostrom et d’Edella Schlager (1992) et reprise par la suite dans d’autres travaux étudiant les modalités de l’action collective. Ces travaux envisagent les communs comme des arrangements institutionnels, la plupart du temps initiés par le bas (par les habitants ou les communities, selon la terminologie anglophone), et destinés à organiser la gouvernance de l’usage des ressources en s’appuyant sur le principe du partage. Ces arrangements se situent, partiellement ou entièrement, en dehors des institutions publiques et des mécanismes de marché.
L’expression de « communs fonciers urbains », que nous proposons ici, désigne alors un ensemble de situations où la possession d’un terrain a un caractère collectif et où les droits d’usage des sols sont organisés, au moins partiellement, par la communauté. Ces dispositifs, qui représentent des alternatives à la propriété privée individuelle, sont plébiscités par les mouvements de défense des droits humains, qui s’expriment notamment lors des forums sociaux mondiaux (Van der Wusten 2016), comme permettant de réaliser la fonction sociale du sol, c’est-à-dire une distribution et un accès à la terre correspondant aux besoins des populations – en l’occurrence en milieu urbain, le besoin d’accéder à la terre pour y habiter. En 2013, un rapport sur les formes « collectives, communautaires et coopératives » d’occupation du sol a été rédigé dans cette perspective à l’attention de la rapporteuse spéciale des Nations unies sur le logement convenable (Cabannes 2013).
Les community land trusts : philanthropie et partage
Le community land trust (CLT), fondation pour le partage du sol, est un dispositif né dans le sud des États-Unis à la fin des années 1960, qui visait à faciliter l’accès au logement des classes défavorisées, notamment des populations afro-américaines. Ses créateurs, activistes du mouvement antiségrégationniste, se sont inspirés des modèles de communautés d’habitation tels que les cités-jardins britanniques, les moshav israéliens et le mouvement gandhien Bhoodan-Gramdan en Inde. Les CLT ont été répliqués dans le reste du pays avec l’appui du mouvement catholique ouvrier. En 2013, on en comptait 240 [2]. Le modèle a ensuite été exporté au Canada et en Europe [3], mais aussi, de manière plus ponctuelle, au Kenya, en Bolivie et à Porto Rico.
Le principe fondamental est de ne pas faire supporter le prix du foncier aux habitants : une fondation à but non lucratif, le trust, acquiert le sol et le met à disposition des membres, à travers des droits d’usage ou baux. Les habitants possèdent uniquement leur logement. S’ils revendent ce dernier, le CLT détient un droit de préemption ; s’il décide de ne pas y recourir, la majeure partie de la valeur ajoutée de la transaction revient au CLT.
Le CLT de Voi, au Kenya, a été créé en 1991 avec l’appui de la coopération allemande dans le cadre d’un projet de réhabilitation d’un quartier précaire abritant 3 000 habitants (Bassett 2007). Le recours à cette forme collective de tenure visait à offrir une sécurisation foncière pour les bidonvillois, en évitant les reventes de terrain. En effet, les projets de réhabilitation conduisent souvent à la revente des parcelles après régularisation du quartier, si bien que les populations cibles, les plus démunies, ne bénéficient pas à long terme du projet et reproduisent plus loin la ville précaire.
Cette expérience s’est heurtée à l’inadaptation du cadre réglementaire kényan, entraînant des lenteurs dans sa mise en œuvre. Toutefois, elle est parvenue à limiter les transactions spéculatives accompagnant habituellement la réhabilitation des quartiers, et à offrir des parcelles ou des logements à un prix largement inférieur aux prix du marché. On retrouve cette même réussite dans les expériences similaires de Cochabamba en Bolivie (créée en 1999) et de San Juan à Porto Rico (2004). À Voi, le prix du logement dans le CLT est trois fois inférieur au prix dans les quartiers voisins (Midheme et Moulaert 2013) ; à Cochabamba, le prix des parcelles est cinq fois inférieur (Lipman et Rajack 2011). Par ailleurs, à Voi, les locataires sont également membres du CLT et sont protégés par la réglementation interne contre les évictions et les hausses de loyer.
© Habitat en Mouvement, Pierre Arnold, Charlène Lemarié.
Les coopératives d’habitat en Amérique latine, expression des mouvements sociaux
Le système des coopératives de logement est une autre forme de « communs fonciers urbains » mis en place en Amérique latine. Dans le cadre des luttes syndicales des années 1960, le Centre coopérativiste uruguayen a lancé trois projets pilotes avec des financements de la Banque interaméricaine de développement. Le succès de ces expériences a conduit à l’institutionnalisation des coopératives par une loi en 1968.
Dans ce modèle, la propriété du sol est aussi collective. Les habitants détiennent des droits d’usage, illimités dans le temps et qui peuvent être transmis (par héritage ou vente sous conditions), sous la forme de parts sociales de la coopérative. Une assistance technique est mise en place pour appuyer l’autoconstruction. Les espaces ouverts, les équipements collectifs et les subventions publiques sont gérés collectivement.
L’État facilite le financement au travers des prêts collectifs à faible taux d’intérêt proposés par la banque hypothécaire uruguayenne. En 2015, environ 40 % du budget du ministère du Logement était consacré aux coopératives, qui étaient plus de 200 à l’échelle nationale (Arnold et Lemarié 2015).
Ce modèle a été reproduit en Bolivie, au Paraguay et en Argentine, mais les expériences sont restées isolées, du fait notamment qu’elles ne bénéficient pas de soutien institutionnel.
© Habitat en Mouvement, Pierre Arnold, Charlène Lemarié.
La prescription acquisitive collective au Brésil, reconnaître les occupants
La prescription acquisitive (ou usucapion) désigne la possibilité de devenir propriétaire d’un bien après son occupation (souvent illégale) de longue durée et non conflictuelle. Au Brésil, la Loi sur le statut de la ville de 2001 permet aux ménages aux revenus les plus faibles d’obtenir le droit de propriété de manière collective dans les zones occupées où il est difficile d’identifier des parcelles individuelles. À l’issue de la procédure de prescription acquisitive collective, l’ensemble du groupe est considéré comme copropriétaire d’un bien indivisible. Une portion égale de terrain est attribuée à chaque ménage, indépendamment de la taille du terrain qu’il occupe, sauf s’il existe un accord écrit entre les copropriétaires établissant une autre répartition (Rolnik 2002).
La notion de prescription acquisitive s’inscrit pleinement dans la réalisation de la fonction sociale de la propriété, car d’une part elle permet aux occupants de transformer une situation de fait en situation de droit, d’autre part elle pénalise les propriétaires légaux qui n’ont pas mis en valeur leur terrain durant les décennies précédentes (ceux-ci ne sont pas indemnisés s’ils perdent leur terrain). Au Brésil, le court délai de prescription (cinq ans) [4] et la possibilité de mener la prescription acquisitive à l’échelle du groupe manifestent une volonté publique de reconnaître un droit à rester sur place pour les habitants des favelas.
Dans la pratique cependant, ce dispositif est peu utilisé, faute d’être bien connu et d’un outillage suffisant des populations concernées. Parmi les démarches entamées, peu aboutissent, notamment du fait que l’institution judiciaire est encore peu au fait de ces procédures, voire réticente. Les principes de la Loi sur le statut de la ville ne semblent pas encore considérés comme pleinement légitimes au sein de la société brésilienne (Alves da Silva et al., 2013 ; Saule Junior et al., 2015).
Quels sont les effets de ces formes alternatives sur la sécurisation foncière et l’inclusion urbaine ?
Bien que le montage juridique et institutionnel ait freiné la réalisation des projets de CLT et de coopératives au Kenya et en Amérique latine, on constate que ces mécanismes apportent une sécurité foncière aux habitants vulnérables : les droits d’usage sont délivrés sur le long terme et ils sont transmissibles. Les clauses antispéculatives visent à éviter la gentrification et à maintenir un accès à ce type de logement pour les classes défavorisées.
En termes de lutte contre la pauvreté, les résultats sont paradoxaux. Les formes collectives de tenure foncière empêchent en effet la capitalisation des ménages par l’accès à la propriété privée. Or, dans des pays où les systèmes bancaires et d’épargne sont insuffisants ou défaillants, la propriété foncière est fréquemment utilisée pour thésauriser des avoirs, ce qui conduirait peut-être à encourager davantage l’individualisation de la propriété et non les formes collectives, a fortiori si la propriété individuelle est la principale forme de tenure favorisée par les réglementations foncières.
Pour finir, que peut-on espérer de ces formes alternatives de tenure foncière face à l’explosion urbaine ? La régularisation collective par la procédure de prescription acquisitive au Brésil pourrait permettre une amélioration de la sécurité foncière pour de nombreux citadins. Le modèle des coopératives de logement latino-américaines détient un potentiel de réplication assez important dans les pays émergents, notamment grâce au partage d’expériences soutenu par les fédérations de coopératives, relayées par les ONG internationales. Le mouvement coopératif connaît d’ailleurs un regain en Europe depuis les années 2000.
Cependant, le faible nombre d’opérations de type CLT, coopératives et land sharing réalisées dans les pays du Sud à ce jour et la lenteur de leur mise en œuvre, conduisent à douter de la capacité de ces formes alternatives à répondre à la demande massive de logements dans les pays à croissance démographique rapide, particulièrement en Afrique subsaharienne. La possibilité d’une généralisation des communs fonciers reste une question ouverte.
Bibliographie
- Alves da Silva, M., Coelho, R., Alvarado, M. L. et Stead, L. 2013. « Access to justice for a responsive and inclusive land governance need for institutional adjustments to target the most economically vulnerable groups in Brazil », communication présentée à la « Annual World Bank Conference on Land and Poverty », tenue à Washington, DC.
- Arnold, P. et Lemarié, C. 2015. Habitat en mouvement. Voyage à la rencontre de l’habitat populaire en Amérique du Sud, publié à compte d’auteur.
- Bassett, E. M. 2007. « The Persistence of the Commons : Economic Theory and Community Decision-Making on Land Tenure in Voi, Kenya », African Studies Quarterly, vol. 9, n° 3.
- Cabannes, Y. 2013. Collective and Communal Forms of Tenure, document d’information, UN Special Rapporteur on Adequate Housing, Genève : ONU – Haut-Commissariat aux droits de l’homme.
- Deboulet, A. (dir.). 2016. Repenser les quartiers précaires, Paris : Agence française de développement (AFD).
- Lipman, B. et Rajack, R. 2011. Memo to the Mayor. Improving Access to Urban Land for All Residents : Fulfilling the Promise, Washington, DC : Banque mondiale.
- Midheme, E. et Moulaert, F. 2013. « Pushing back the frontiers of property : community land trusts and low-income housing in urban Kenya », Land Use Policy, n° 35, p. 73‑84.
- Moser, C. 1998. « The asset vulnerability framework : reassessing urban poverty reduction strategies », World Development, vol. 26, n° 1, p. 1‑19.
- ONU-Habitat. 2013. State of the World’s Cities, Nairobi : ONU-Habitat.
- Rolnik, R. (dir.). 2002. The Statute of the City. New Tools for Assuring the Right to the City in Brasil [sic], São Paulo : Instituto Pólis ; ONU-Habitat.
- Saule Junior, N., Zárate, L. et Silvia Emanuelli, M. 2015. Moving Toward the Implementation of the Right to the City in Latin America and Internationally, São Paulo : Global Platform for the Right to the City ; Instituto Pólis ; Habitat International Coalition.
- Schlager, E. et Ostrom, E. 1992. « Property-Rights Regimes and Natural Resources : A Conceptual Analysis », Land Economics, vol. 68, n° 3, p. 249‑262.
- Van der Wusten, H. 2016. « La ville fonctionnelle et les modèles urbains qui lui ont succédé. Exemples d’une pratique politique en train de se globaliser », EchoGéo, n° 36.