Le Centre Pompidou-Metz a présenté dans le bel édifice conçu par l’architecte japonais Shigeru Ban une exposition intitulée Aerodream. Elle migre cet automne à Paris, à la Cité de l’architecture et du patrimoine où elle s’est ouverte le 6 octobre 2021. L’exposition parcourt l’histoire des structures gonflables et ses multiples déclinaisons dans l’histoire de l’art, du design et de l’architecture contemporaine, en s’attachant aux années 1960-1970, moment d’effervescence qui a essaimé dans le monde entier et dont l’exposition relate les diverses ramifications.
Une lecture urbaine du gonflable
Les commissaires scientifiques Frédéric Migayrou et Valentina Moimas, du Musée national d’art moderne du Centre Pompidou (auxquels s’est jointe, pour l’exposition parisienne, Stéphanie Quantin-Biancalani, conservatrice de la Cité de l’architecture et du patrimoine), ont souhaité élargir la perspective qu’offrait la salle consacrée aux structures gonflables de l’exposition permanente du musée, et valoriser sa collection de gonflables (la plus grande d’Europe), de concert avec celle du FRAC Centre-Val de Loire. Structures, sculptures, maquettes, dessins, photographies, films, archives, revues, ouvrages : Aerodream s’inscrit dans une généalogie internationale, établie par de précédentes expositions autour du gonflable. Elle revient sur trois manifestations de grande ampleur : l’exposition universelle d’Osaka (1970), les manifestations Documenta 4 et 5 à Kassel (1968 et 1972), et l’exposition inaugurale du Musée d’art moderne de Paris, Utopie, dont les portes ouvrent le 1er mars 1968, au moment où s’engagent les événements parisiens. En 1998, l’Architectural League of New York a retracé ce mouvement dans une large exposition rétrospective, The Inflatable Moment : Pneumatics and protest in ‘68 (Dessauce 1999).
Organisée en sept sections, Aerodream propose un récit de l’histoire du gonflable où la majeure partie des œuvres présentées éclaire l’acmé des années 1960, un moment d’avant-garde créative aux résonances sociales et politiques prolifiques. En amont, une première séquence présente quelques éclairages historiques ponctuels sur les genèses des architectures de l’air, des expérimentations de l’envol aux innovations des matériaux. Elle met en évidence les liens étroits qui associent l’art, les sciences, l’industrie et l’armée. En aval, une séquence finale rassemble une sélection d’architectures et d’installations contemporaines, montrant les prolongements et réactivations des motifs du gonflable, marqués par la crise écologique et l’incertitude du futur.
Entre ces deux horizons temporels, c’est à la décennie 1960 que se consacrent les cinq sections principales de l’exposition. Cette période se clôt avec l’année 1972, avant que le premier choc pétrolier ne vienne interrompre l’engouement. Sur le fond d’une tension entre l’intensité du moment et la longue durée du gonflable, les questions soulevées résonnent avec les enjeux urbains contemporains. Au-delà de son importance pour l’histoire de l’art, de l’architecture et du design, l’exposition éclaire en effet certaines évolutions de l’urbanisme. Le présent texte propose une lecture urbaine de l’exposition, observant les appropriations des éléments gonflables dans l’évolution des villes ; il rend compte des échos que suscite ce moment historique du gonflable, préfigurant des motifs qui continuent de hanter l’urbanisme. Visiter Aerodream comme une exposition d’urbanisme permet ainsi de (re)mettre en perspective certains enjeux historiques de l’urbanisme en relevant la singularité des imaginaires déployés par les œuvres et installations présentées.
Nous suivrons trois pistes : la « morphogenèse » de l’architecture gonflable et ses multiples inscriptions dans l’histoire des techniques ; sa cristallisation comme vecteur d’une critique radicale de l’architecture dans les années 1960, support de l’élaboration d’utopies concrètes ; ses échos dans de nouveaux imaginaires contemporains, face à la crise écologique.
Le souffle de l’invention : art, technique, industrie, architecture
Mais seule la révolution introduit définitivement l’air libre dans la ville, plein air des révolutions.
Citant Walter Benjamin, Marc Dessauce rappelle, dans l’introduction de The Inflatable Moment, que le gonflable se nourrit de désirs de transcendance. La « culture aérienne » (Roseau et Thébaud-Sorger 2013) ouvre un espace des possibles qui dénoue les frontières, investit les interstices, fait coopérer des mondes hétérogènes en associant le rêve et le réel, la sensation et la pratique, l’immatériel et le matériel. Ballon, pneumatique, dirigeable : l’apparence du gonflable se nourrit de cette respiration qui le met en tension, tandis que sa peau matérialise l’air qu’il contient, cette relation dialectique entre le contenant (l’enveloppe) et le contenu (l’air) allant de l’extension infinie à la rupture brutale.
Sans prétendre établir une histoire exhaustive des changements sociotechniques et des innovations qui précèdent l’appropriation du gonflable dans l’art et l’architecture, l’exposition avance quelques éléments pour comprendre comment certains imaginaires se sont construits à partir de la circulation de ces changements techniques. Elle pointe notamment le rôle du développement de l’industrie aéronautique, de l’industrie militaire et de la plasturgie. La fresque chronologique de longue durée qui accueille les visiteurs rappelle les liens séculaires qu’ont noués les premières structures gonflables de grande ampleur (ballons et zeppelins) avec le développement de l’aéronautique, autour d’événements au succès retentissant. Avec les scènes de liesse entourant les premières ascensions des frères Montgolfier aux Tuileries (1783), les expériences aéro-photographiques de Nadar au-dessus de Paris (1858), auxquelles auraient pu s’ajouter les envols de ballons libres pendant le siège de Paris lors de la guerre franco-prussienne (1870), c’est un autre événement parisien qui est mis à l’honneur, l’Exposition internationale de la locomotion aérienne de 1909 où sont exposés, sous la coupole du Grand Palais, divers aéronefs (ballons, dirigeables, aéroplanes). Plusieurs artistes s’y rendent, frappés par la révolution spatiale que promettent ces étranges objets : Constantin Brancusi, Fernand Léger et Marcel Duchamp – qui créera en 1919 l’Air de Paris, dont l’exemplaire de 1964 est présenté.
À ces premières explorations aéronautiques succède une réflexion sur le changement radical introduit par de nouvelles matières, le caoutchouc et le plastique, dont la production en masse et la diffusion mondiale à partir des années 1950 vont révolutionner le domaine industriel. Cette séquence revient sur les multiples applications développées par les premières entreprises de pneumatiques (Zodiac, Dunlop, Goodyear, Michelin) : leurres tactiques, ouvrages d’ingénierie civile ou militaire, chars gonflables pour tromper l’ennemi pendant la Seconde Guerre mondiale, hôpitaux militaires gonflables mis en œuvre pendant la guerre du Vietnam.
© Centre Pompidou-Metz. Photo : Didier Boy de la Tour, 2021, exposition Aerodream.
Critique radicale, utopies concrètes
Au croisement de l’art, de la science, de la technique et de l’architecture, l’idée du gonflable circule et stimule les représentations, les expériences, les connaissances. C’est ce que restitue l’exposition dans les séquences qui suivent, en retraçant la manifestation globale du gonflable sur plusieurs scènes européennes (Allemagne, Autriche, Espagne, France, Grande-Bretagne, Italie), nord-américaines (États-Unis et Canada) et asiatiques (Japon), avec la présentation des réalisations de nombreuses figures du monde artistique et architectural. Dominique Rouillard en a retracé l’intensité dans son ouvrage Superarchitecture (2004) : Archigram, Cedric Price, Hans Hollein, Coop Himmelb(l)au, Panamarenko, Jean Aubert, Jean-Paul Jungman, Antoine Stinco et le groupe Utopie, Yukata Murata et Taneo Oki, Christo et Jeanne-Claude, Ant Farm, Haus-Rucker-Co, le groupe UFO, Quasar. Ces figures prennent place dans un contexte à la fois bouillonnant et désenchanté, où la dislocation des villes, la monotonie des banlieues, la pollution de l’environnement sont le résultat d’un urbanisme spéculatif et d’un consumérisme aliénant.
© Haus-Rucker-Co.
L’exposition montre la diffusion et la diversité des appropriations du plastique par les artistes et les architectes. Celles-ci sont parfois menées avec des universités, comme les expériences sensorielles de Otto Piene et du groupe ZERO, conçues en collaboration avec le Massachussetts Institute of Technology. À ces expériences high-tech s’opposent les œuvres conceptuelles de Iain Baxter, du groupe N. E. Thing Company, dont l’œuvre présentée ici, Pneumatic Judd (1966), sculpture en vinyle gonflable, reprend les codes formels des œuvres du sculpteur Donald Judd. Ici, le plastique, qui n’apparaît pas encore comme un problème environnemental, entend devenir, par son très faible coût de production et sa disponibilité quasi infinie, le support matériel d’une critique du monumentalisme et de la fixité. Cette critique est reprise par les architectes, à l’instar du groupe Archigram qui utilise le gonflable comme un motif pour penser de nouveaux régimes de temporalité à l’échelle du bâtiment, parfois à celle de la ville, et proposer des représentations et des modes de production de l’urbain en rupture avec les approches dominantes. L’exposition présente les deux numéros de la revue britannique Architectural Design qui ont réuni les initiatives et les auteurs de cette avant-garde critique des années 1960.
Le télescopage du bouillonnement créatif, de la révolution technologique et du seuil critique confirme l’intensité particulière de la période. L’exposition permet de saisir les succès et les retournements des utopies, fondées sur des techniques et matériaux peu chers et abondants, alors que la crise environnementale qui s’annonce résulte de cette même production fossile et massive.
Habitats, temporalités, environnements
Que reste-t-il de ces architectures de papier et de plastique, dont le caractère éphémère interroge la pérennité matérielle ? Leur postérité tient dans l’héritage de leur mémoire et dans l’actualité des questions qu’elles ont soulevées. C’est l’objet de la séquence de conclusion qui s’achève sur la présentation de quelques réalisations récentes inscrites dans cette veine : performances, installations, ouvrages.
© Centre Pompidou-Metz. Photo : Didier Boy de la Tour, 2021. Exposition Aerodream.
À l’échelle urbaine, les œuvres présentées font écho à la question de la planification et du projet : l’éphémère et le réversible mettent en question la rigidité des processus. Les œuvres d’Archigram présentées dans l’îlot central de l’exposition permettent d’esquisser une sorte d’archéologie du présent, tant la ville temporaire, l’urbanisme tactique et la programmation ouverte sont devenus des leitmotivs de l’urbanisation. Même si la dimension critique de l’utopie radicale est évacuée, le temporaire, pratiqué largement dans les stratégies urbaines contemporaines, peut ouvrir une brèche favorable à des initiatives sociales, voire militantes, et propice à repenser les différents rapports au temps et à la durée en vigueur dans l’urbanisme.
Dans cette dernière séquence s’affirment les imaginaires nés de la crise écologique, supposant de nouveaux modes d’adaptation des habitats humains – ces échos n’étant pas dénués d’ambivalences. Le projet de Nicholas Grimshaw, Eden Project, ensemble de cinq dômes géodésiques, reconstitue un environnement protégé dans un contexte où l’environnement est devenu incontrôlable en raison de l’emballement du climat et de l’effondrement de la biodiversité. Le dôme devient la figure d’une restauration ponctuelle et de la protection insulaire d’environnements dégradés, et le gonflable le support de l’adaptation aux risques et aux catastrophes, soit qu’il s’agisse de recourir aux tentes, coques, bulles qui permettent de réaliser vite et léger dans des environnements chahutés, soit qu’il s’agisse d’y accéder, le dirigeable figurant l’un des véhicules les plus à même d’atteindre des lieux reculés où les accès terrestres sont condamnés. Le projet d’Arata Isozaki et Anish Kapoor, Ark Nova, une salle de concert gonflable pour 500 personnes montée en 2013 (que montre un film en accéléré) pour les habitants sinistrés de Fukushima, fait écho au théâtre itinérant pour 5 000 personnes de Jean Aubert présenté à l’exposition Utopie en 1968. Une autre installation d’Anish Kapoor, présentée au Grand Palais (Leviathan, Monumenta 2011) offrait aux visiteurs l’expérience collective et méditative d’un habiter gonflable. Sans oublier le projet, non réalisé, de pont trampoline sur la Seine (AZC, 2012), qui visait l’imaginaire du jeu et de l’habitat amphibies. Conclusion et ouverture, cette séquence n’en interroge pas moins les visiteurs. Qu’est devenue l’alternative du gonflable comme regard critique et construction d’un possible émancipateur ?
Photographies de l’exposition (M. Drozdz et N. Roseau).
On peut regretter que l’exposition n’ait pu se faire le lieu d’une expérimentation in vivo des structures gonflables, comme le proposaient les manifestations évoquées dans le parcours. Ces performances immersives marquent l’ère du gonflable et le partage d’une expérience esthétique. C’est à ces expériences qu’invitait Tomás Saraceno dans les expositions, à Londres, Berlin et Copenhague, de ses Air-Port-Cities, des bulles suspendues, plus ou moins vastes et transparentes, gonflées à l’air et chauffées par la seule énergie solaire. Ses filiations utopiques s’enracinent dans le moment retracé par Aerodream. Absent de la sélection proposée, Saraceno est sans doute, avec son entreprise Aerocene et ses propositions concrètes, l’un des héritiers les plus accomplis de cette idée d’une alternative critique qui aspire à renouer avec les songes de l’air pour imaginer un habitat de la biosphère (Urlberger 2013).
Cette exposition passionnante engage à poursuivre l’approfondissement de l’air, cette matière vitale que le gonflable rend visible, « fluide flottant au seuil de l’impensé que l’architecture permet de penser comme corps et matière » (Simonnet 2014), milieu et environnement, ambiance et climat, dont les dimensions sociale, environnementale et politique montrent tout l’intérêt d’en faire une histoire globale.
Bibliographie
- Dessauce, M. 1999. The Inflatable Moment. Pneumatics and Protest in ’68, New York : Princeton Architectural Press.
- Migayrou, F. et Moimas, V. 2021. Aerodream. Architecture, design et structures gonflables, Orléans : HYX.
- Roseau, N. et Thébaud-Sorger, M. (dir.). 2013. L’Emprise du vol. De l’invention à la massification, histoire d’une culture moderne, Genève : Métispresses.
- Rouillard, D. 2004. Superarchitecture. Le futur de l’architecture, 1950-1970, Paris : Éditions de la Villette.
- Saraceno, T. 2018. On Air. Carte blanche, Paris : Palais de Tokyo. Voir en ligne : https://aerocene.org.
- Simonnet, C. 2014. Brève histoire de l’air, Paris : Éditions Quae.
- Urlberger, A. 2013. « L’air comme matière, champs d’exploration pour les artistes », in Roseau, N. et Thébaud-Sorger, M. (dir.). L’Emprise du vol..., op. cit., p.119-132.