L’historien médiéviste Florian Mazel aborde une question, celle du territoire de l’évêque, que les chercheurs ont délaissée car elle paraissait définitivement résolue. L’église médiévale aurait en effet hérité des formes territoriales de l’Empire romain qu’elle aurait conservées comme bien d’autres éléments de la romanité. L’évêque était implicitement considéré comme le successeur direct des anciens magistrats. La continuité entre la cité antique, à la fois ville et territoire, et le diocèse était admise, renforcée par la conviction, d’une part, du caractère ancestral des limites territoriales et, d’autre part, de la puissance de l’action conservatrice de l’Église dans le domaine des structures territoriales.
Quelques voix discordantes se sont élevées récemment contre cette vision traditionnelle ; elles ont montré que l’espace est aussi le produit de pratiques sociales et politiques. Les études pionnières d’Alain Guerreau sur la spatialité ont mis en évidence qu’aux Xe‑XIIe siècles l’espace n’était ni pensé ni vécu comme une étendue homogène et continue, mais comme un assemblage discontinu et hétérogène de lieux et de pôles et que, jusqu’à ce que les médiévistes appellent le second Moyen Âge, l’espace n’était pas vécu en fonction de l’appartenance à un territoire défini (paroisse, seigneurie, comté…) mais à travers l’attachement à des lieux spécifiques (église, cimetière, château, cité…). L’espace était, d’ailleurs, souvent appréhendé en termes temporels que manifeste par exemple l’ambiguïté du mot spatium, qui pouvait désigner aussi bien la durée, un laps de temps, qu’une étendue spatiale.
Pratiques épiscopales de l’espace
Florian Mazel reconsidère ici la question de la genèse territoriale du diocèse et s’interroge sur l’évolution du rapport de l’Église à l’espace. Il pose ainsi la question du sens et des usages du territoire de l’évêque. Il déconstruit cette image traditionnelle en se situant dans la longue durée de l’Antiquité tardive, du Ve siècle au XIIIe siècle, période qu’il associe à la transformation de la cité antique en diocèse médiéval. Il cherche à apprécier dans quelles conditions et pour quelles raisons le gouvernement épiscopal a éprouvé à certains moments la nécessité de s’exercer sur un mode territorial. Pourquoi les évêques se soucièrent-ils de gouverner les fidèles en usant de l’espace, au moyen de quelles pratiques et avec quels objectifs ?
Sans s’interdire des exemples dans différentes régions européennes, Florian Mazel fait porter l’analyse principalement sur deux espaces témoins situés respectivement au nord et au sud du territoire français actuel : d’une part, la Provence, dont il est un des meilleurs spécialistes, et, d’autre part, l’Anjou et le Maine. Ces régions, par leur réelle diversité, donnent davantage de poids aux convergences mises en lumière par l’analyse.
La première séquence chronologique montre comment au cours du premier Moyen Âge, à partir de la fin du IVe siècle, les pratiques épiscopales de l’espace et la forme du diocèse se détachèrent de l’héritage romain en s’intégrant pleinement au fonctionnement de la société franque. On assiste à un processus de déterritorialisation qui met fin à la cité romaine au VIe siècle. La plupart des anciens chefs-lieux de cité ont certes survécu comme centres de pouvoir grâce à l’implantation des sièges épiscopaux, mais les principaux marqueurs spatiaux de la domination épiscopale sont désormais des lieux polarisant les droits, les réseaux et les itinéraires épiscopaux. Les évêques n’exercent plus leur domination sur un territoire donné mais sur une nébuleuse de lieux et de liens sociaux. La paroisse de l’évêque est donc pour l’auteur « un espace plastique ».
Ce délitement précoce, profond et durable de la territorialité de la cité antique découle, selon Florian Mazel, de trois causes principales. La première réside dans le fait que les évêques ne reprirent pas la fonction essentielle de la cité antique : la fiscalité. La seconde tient au fait que le diocèse n’était pas dans son principe un territoire mais un ensemble de fidèles et d’églises, qui se gouverne au moyen de liens personnels entretenus par des rituels liés au pouvoir d’ordre de l’évêque ou par des échanges ritualisés. Enfin, le pouvoir des évêques fut très tôt contrarié par des entreprises concurrentes : celle des puissants laïques, maîtres de grands domaines, et celles des moines, réfractaires à la tutelle épiscopale ; ces deux logiques domaniale et monastique perturbèrent de manière à la fois précoce et durable l’extension de la domination de l’évêque sur l’espace diocésain. Par ailleurs, l’affaiblissement de la territorialité politique ne fut pas compensée par une territorialité culturelle ou identitaire – c’est-à-dire, au sein des fidèles, par un sentiment d’appartenance à une communauté diocésaine.
Le tournant territorial des XIe‑XIIIe siècles : la fabrique du diocèse
La seconde séquence s’intéresse au processus de territorialisation du diocèse et à ses conséquences en termes d’usage et de représentation de l’espace qui eut lieu entre le XIe et le XIIIe siècle, au moment où l’église connaissait une profonde mutation institutionnelle. À partir du milieu du XIe siècle, dans le cadre de la réforme dite grégorienne – du nom du pape Grégoire VII, l’un des principaux instigateurs du mouvement –, qui visait à corriger les mœurs des clercs afin de mieux encadrer la société laïque et à dégager l’Église de l’emprise des laïcs, l’autorité épiscopale, peu à peu dégagée de la domination aristocratique, disposa de suffisamment de ressources et d’appui de la part de la papauté pour commencer à s’imposer aux dépens des seigneurs laïques et des communautés monastiques. Par la scission de la seigneurie et par l’établissement progressif d’une souveraineté épiscopale, le diocèse territorial commença à se construire et se dota de limites considérées comme linéaires et intangibles.
Ce processus de territorialisation aboutit entre 1250 et 1350 à la fabrique d’un diocèse qui se présente comme un espace délimité, entièrement soumis à la souveraineté de l’évêque, à l’exception de quelques zones monastiques. Ses limites sont garanties par le droit et son territoire apparaît structuré par toute une série de pratiques administratives, pastorales et fiscales. De manière générale, l’Église apparaît dès lors comme une institution territoriale centralisée, organisée en une hiérarchie de circonscriptions gérées sur un mode bureaucratique. Elle a une forte identité propre et une autonomie réelle à l’égard des structures territoriales civiles.
Le diocèse territorial apparaît bien en réalité comme le produit d’une fabrique sociale et politique qui commença à la fin du Xe siècle et s’accéléra au XIIe siècle. Florian Mazel inscrit ainsi son ouvrage exactement dans les recherches actuelles menées sur la fabrique des territoires dont les analyses ont été formalisées par Henri Galinié et ses émules, comme Hélène Noizet et Stéphane Boissellier, entre autres. La fabrique du diocèse repose sur la combinaison de quatre processus :
- l’essor du pouvoir juridictionnel de l’évêque, qui se traduit par la généralisation d’une fiscalité reposant sur la collecte d’une part des dîmes et d’autre part des taxes diocésaines ;
- l’essor des pratiques de délimitation et de subdivision de l’espace diocésain, étroitement liés à l’essor de la juridiction et de la fiscalité épiscopale auquel elle fournit une véritable assise territoriale ;
- le développement des procédures de gestion par l’écrit et de pratiques spatiales de type administratif : visite de l’évêque, venue des prêtres au synode, visites et synodes devenant des instruments d’encadrement administratif, de collecte fiscale et de contrôle social et doctrinal des prêtres et des fidèles ;
- l’invention d’une mémoire de l’institution par les chapitres canoniaux, qui dotent la plupart des diocèses d’une identité à la fois généalogique et territoriale.
Cette évolution s’inscrit dans le processus de dépersonnalisation relative au dominium épiscopal entraîné par la bureaucratisation croissante de la gestion de l’espace, du clergé et du peuple diocésain. Un nouveau mode de gouvernement de la chrétienté s’impose alors au XIIIe siècle. « Le pouvoir épiscopal apparaît comme le creuset d’une nouvelle souveraineté fondée sur un rapport au peuple territorialisé à travers l’exercice d’une juridiction et d’une fiscalité spécifiques : une nouvelle souveraineté, inventée dans les siècles centraux du Moyen Âge, plus qu’imité de l’ancienne Rome et qui inspira les états princiers ou monarchiques. » (p. 13‑14) Le Moyen Âge invente l’espace, pour reprendre le sous-titre du livre, et l’institution ecclésiale ouvre le chemin à l’État monarchique et princier. L’adoption des circonscriptions ecclésiastiques comme premier cadre territorial des administrations séculières en est la plus remarquable preuve.
Florian Mazel nous offre donc un essai stimulant et neuf d’histoire socio-spatiale en s’intéressant à la façon dont les évêques du Moyen Âge pensent et exercent leur emprise sur la société à travers l’espace. L’auteur l’écrit dans sa préface : « c’est à la fois renvoyer Rome à son Antiquité, restaurer de la discontinuité dans l’histoire et réévaluer la matrice ecclésiale des formes modernes de la souveraineté territoriale » (p. 14). Ce faisant, il donne un rôle déterminant au rapport à l’espace des pouvoirs, des institutions et des groupes sociaux. À travers cette étude des rapports entre l’évêque et le territoire, il révèle les transformations d’un art de gouverner et aborde la question de la représentation du monde.
Bibliographie
- Boissellier, Stéphane (dir.). 2010. De l’espace aux territoires. La territorialité des processus sociaux et culturels au Moyen Âge, Turnhout : Brepols.
- Galinié, Henri. 2013. Ville, espace urbain et archéologie, Tours : Presses universitaires François-Rabelais.
- Guerreau, Alain. 1996. « Quelques caractères spécifiques de l’espace féodal européen » in Neithard Bulst, Robert Descimon et Alain Guerreau (dir.), L’État ou le roi. Les fondements de la modernité monarchique en France (XIVe‑XVIIe siècle), Paris : Maison des sciences de l’homme, p. 85‑101.
- Nef, Annliese (dir.). 2013. Les Territoires de la Méditerranée, XIe‑XVIe siècle, Rennes : Presses universitaires de Rennes.
- Noizet, Hélène. 2007. La Fabrique de la ville. Espaces et sociétés à Tours (IXe‑XIIIe siècle), Paris : Publications de la Sorbonne.