La production de la ville, l’aménagement rural, les modes constructifs peinent à être à la hauteur des efforts à fournir pour réduire le bilan carbone global. Si nous prenons peu à peu conscience des limites de notre planète, nous construisons nos bâtiments avec des produits pour la plupart issus d’une industrie consommant les ressources disponibles. Les matériaux parcourent parfois de grandes distances entre les lieux de leur extraction, ceux de leur transformation et ceux de leur utilisation finale et les matériaux recyclés, biosourcés ou issus de l’économie circulaire restent minoritaires. Le coût, les difficultés à se fournir, l’aspect expérimental de la démarche, le manque de certification, les problèmes assurantiels constituent autant de freins à leur utilisation.
La France se trouve pourtant à un moment de bascule sur la question environnementale. Lors des élections municipales de 2020, la moitié des dix plus grandes villes de France ont élu une liste écologiste ou en coalition avec un autre parti. L’échelle de la ville est par ailleurs propice à l’action, dans la mesure où elle permet aux citoyens de s’impliquer dans une plus grande proximité avec leurs élus et dirigeants. Ces derniers ont également accès à des moyens financiers et infrastructurels qui permettent la mise en œuvre de projets concrets. L’éco-conception gagne ainsi du terrain chez les donneurs d’ordre. Et demain, la conception devra intégrer l’impact carbone du bâtiment, notamment avec le label E+ C-. Alors qu’avec la crise sanitaire, les politiques et les scientifiques se sont accordés sur le besoin de relocaliser la production afin de devenir indépendant sur les produits de première nécessité, cette réflexion doit s’étendre à la construction.
Le mouvement Fab City propose une vision ascendante (bottom-up) proposant le développement de solutions productives applicables à la ville [1]. Cet article se propose de le décrire et d’expliquer cette démarche appliquée à travers plusieurs exemples liés de près ou de loin à l’architecture. Dans le contexte du dérèglement climatique, la stratégie portée par ce mouvement consiste à changer de paradigme en allant du linéaire vers le circulaire : il est plus que temps de faire évoluer notre manière de concevoir, de construire et d’exploiter les bâtiments en intégrant les stratégies Fab City dans l’architecture.
Le mouvement Fab City
L’initiative Fab City concerne un réseau international de villes qui se sont engagées à devenir autosuffisantes à hauteur de 70 % de leurs besoins d’ici trente ans dans les trois secteurs suivants : la fabrication de biens, la production agricole et la production énergétique. Il s’agit d’un objectif ambitieux lorsque l’on sait que Paris est aujourd’hui estimée autosuffisante à seulement 8,7 %.
Initiée en 2011 par l’Institut d’architecture avancée de Catalogne, le Centre des Bits et Atomes du MIT (États-Unis) et la Fab Foundation, cette initiative est ouverte à toutes les villes et régions qui souhaitent mettre en place collectivement des pratiques de fabrication et de consommation plus durables et plus sensées. Cette démarche est née d’un constat simple : alors que les villes étaient par le passé de véritables territoires de production, notamment artisanale puis industrielle, alimentés par des espaces agricoles proches, les milieux urbains ont peu à peu repoussé les activités productives plus loin de leurs centres, cédant à la pression foncière et développant un modèle de dépendance basé sur l’augmentation des échanges avec des territoires plus lointains.
Cet accroissement des échanges de biens et de ressources agricoles, couplé à l’augmentation du nombre d’habitants en milieu urbain à l’échelle mondiale, met en lumière les limites du modèle de production et de consommation que nous avons bâti jusqu’ici : les villes importent aujourd’hui la majeure partie de ce dont elles ont besoin et produisent des déchets qui sont eux-mêmes la plupart du temps déplacés vers d’autres localités.
L’ambition de la démarche Fab City est de renverser cette tendance et de développer un modèle de fonctionnement urbain plus vertueux : faire voyager les données et non plus les produits, favoriser l’échange d’expériences pour relocaliser la production en ville et réduire les échanges de biens.
La relocalisation de la production en milieu urbain passe par plusieurs canaux : la valorisation des ressources disponibles en ville, des matériaux locaux ou issus du réemploi et du recyclage ; le développement des circuits courts entre les différents acteurs composant la chaîne de production, de l’approvisionnement à la gestion des déchets ; la mise en place d’un répertoire commun pour que les villes partagent les bonnes pratiques développées par chacune d’elles dans son contexte, enfin la faculté pour chacun de devenir un acteur de cette chaîne de production à son échelle.
Plusieurs tendances marquantes peuvent être des atouts pour relever ce défi : 1. le développement de technologies de pointe qui optimisent la production et permettent l’émergence de solutions circulaires ; 2. la plus grande accessibilité de ces technologies à l’échelle du territoire pour un public de plus en plus large, notamment via des acteurs tels que les fab labs ; 3. le foisonnement d’initiatives locales et citoyennes fondées sur la valeur du partage ; 4. l’envie de se réapproprier les notions de « fabrication » et de « production » ; 5. la prise de conscience d’une urgence à produire de façon plus durable.
Second pays du monde en nombre de fab labs, la France est aussi le premier pays en matière de territoires officiellement engagés dans le mouvement Fab City, au nombre de huit : Toulouse, Région Occitanie, Région Auvergne Rhône Alpes, Brest, Rennes, Valence, Saint-Étienne (prochainement) et Grand Paris. Ces territoires s’inscrivent dans une variété de contextes : ils peuvent être des régions, des grandes métropoles, des villes moyennes, ou encore des territoires ruraux.
Une initiative s’est mise en place pour favoriser les échanges et le partage entre les Fab Cities de France : cette culture du partage provient de celle des fab labs. Cette diversité d’approches enrichit chacun des acteurs et les différents projets peuvent ensuite servir de références ou d’exemples aux autres. Ces territoires partageant le même contexte législatif et réglementaire, les montages peuvent plus facilement se reproduire qu’avec des villes plus éloignées. Ainsi, une approche locale peut trouver écho dans une stratégie nationale. Partager pour créer la norme : plus le mouvement se renforcera, plus il deviendra référence.
L’exemple du projet REFLOW
Le projet REFLOW [2], dont je dirige le volet parisien, est un bon exemple d’une stratégie Fab City mise en application. Pour le réaliser, un consortium s’est constitué, composé de 29 partenaires répartis dans neuf pays différents, allant de l’association à l’institution publique. REFLOW s’appuie sur six villes pilotes : Amsterdam (Pays-Bas), Paris (France), Berlin (Allemagne), Milan (Italie), Vejle (Danemark) et Cluj-Napoca (Roumanie). Son objectif est de donner aux citoyens et aux acteurs du changement les moyens de mieux comprendre leur environnement et de s’attaquer aux problèmes environnementaux urgents liés au paradigme de la production linéaire traditionnelle.
Le projet participe à l’évolution du métabolisme des villes vers une utilisation équilibrée des ressources matérielles et énergétiques, une planification urbaine plus réactive et flexible et la création d’opportunités économiques pour des pratiques innovantes en matière d’économie circulaire.
REFLOW a pour objectif de fournir un système de gestion des ressources en temps réel permettant de surveiller et d’articuler les flux de matières dynamiques des villes. Cela concernera notamment les plastiques, les textiles, l’agroalimentaire et le bois dans la construction temporaire, ainsi que l’énergie et la déperdition thermique du réseau de chauffage urbain. La technologie s’appuiera sur un ensemble d’indicateurs qui faciliteront la conception de modèles commerciaux innovants pour les pratiques circulaires au niveau de la ville (type de flux, emplacement d’origine, composition, quantité et qualité des ressources).
Les six villes pilotes tireront parti des technologies développées par le consortium pour suivre et tracer les flux de matériaux. REFLOW déploiera des pratiques circulaires à fort impact par le biais de plateformes mobiles et multicanaux adaptées au contexte local de chaque ville.
En apportant la preuve de l’impact économique des pratiques innovantes en matière d’économie circulaire, REFLOW montrera comment le repositionnement de la production dans les zones urbaines et périurbaines peut favoriser des résultats positifs et pertinents. Le projet associera des infrastructures d’information et de communication, un accès libre, la participation et l’inclusion des communautés par le biais de tiers-lieux participatifs, tels que des fab labs et des makerspaces (tiers-lieux de type atelier de fabrication numérique ouverts au public).
Le projet REFLOW démontre ainsi les mécanismes de l’initiative Fab City, puisqu’il : 1. met en place des outils pour repenser des stratégies urbaines dans six villes pilotes ; 2. développe des stratégies d’économie circulaire appliquées et locales ; 3. constitue une vision réplicable et accessible par tous ; 4. encourage les membres du consortium à partager leurs connaissances et expertises, permettant à chacun de gagner en compétences ; 5. fait collaborer les villes avec des acteurs productifs et locaux, et entre elles ; 6. soutient le développement économique local d’entreprises établissant leur modèle économique par le biais d’incubateurs.
À l’échelle du Grand Paris : Re-Store et la question du stockage
Le consortium parisien [3] participant à REFLOW s’appuie sur une multitude de partenaires. Il traite des gisements de bois dans la construction temporaire : événement, occupation temporaire, décor de cinéma…
Re-Store participe au projet REFLOW en prototypant les solutions envisagées par le consortium. C’est à la fois un collectif d’acteurs et un lieu d’expérimentation menant ensemble des projets communs, avec notamment pour objectif de développer des solutions d’économie circulaire technologique tout en s’insérant dans une réflexion au niveau européen.
© Superlune.
La réflexion a débuté lors d’un concours non-lauréat sur l’aménagement dans un complexe mixte intégrant dans le programme une « usine du réemploi », espace de 5 000 m² pour la fabrication d’objets ou de produits issus de la revalorisation, de la réutilisation et du réemploi. Quartus, le promoteur portant le projet, a souhaité continuer de soutenir l’idée en proposant à WAO Architecture [4] et R-Use, équipe en charge de cet aménagement, l’usage de l’Orfèvrerie, située à Saint-Denis sur l’ancien site des usines Christofle. Le projet Re-Store a ainsi été initié afin de réfléchir à l’un des freins à l’économie circulaire : le stockage. Comment repenser le stockage de façon intelligente pour pouvoir développer des projets d’architecture en économie circulaire ?
Plusieurs autres collectifs se sont constitués qui mettent en place des initiatives similaires : Bellastock, Minéka, Recyclo lab, Hangar 00, etc. Re-Store se positionne sur le terrain de l’open innovation. Cette culture est notamment développée par WAO Architecture qui a cofondé le fab lab WoMa et Fab City Grand Paris. Il s’agit de développer des outils, des données et des processus sous licence Creative Commons afin de les rendre partageables et réplicables, ce qui fait écho à la démarche Fab City.
Le collectif s’est étoffé grâce à une multitude d’acteurs de l’économie circulaire, aux profils et aux expertises variés, parmi lesquels architectes, designers, bureaux d’études, artisans, menuisiers, ébénistes, promoteurs immobiliers et industriels… Étant donné son champ de compétences et d’expertise, Re-Store se concentre pour l’instant sur le bois. Alors que la filière de recyclage est bien en place, celle du réemploi et de la réutilisation peine à se développer. De plus en plus d’acteurs cherchent à développer leur activité dans une démarche circulaire, mais les moyens et les outils restent émergents. Aujourd’hui, les difficultés rencontrées sont la disparité des éléments récupérés et la gestion des stocks et gisements dans le temps, leur forme, leur localisation, leur quantité et leur caractérisation, entre autres.
Le collectif travaille à lever ces freins par la conception de processus, comme la mise en place d’un stockage « intelligent » associé à un appareil de mesure semi-automatisé et de processus de standardisation afin d’optimiser la fabrication d’éléments utilisables dans les chantiers et en construction.
© WAO Architecture.
Le stockage mis en place à Re-Store est géré en temps réel. Les éléments entrants sont caractérisés, répertoriés et renseignés sur une base de données qui sera accessible à tous. Une étiquette avec un code QR, un identifiant et un descriptif codifié est apposée sur l’élément. L’élément est ensuite sorti du stock lorsqu’il est utilisé. La base de données pourra ensuite alimenter des plateformes telles que Cycle-up ou Bakacia…
Un label est en cours de développement via REFLOW pour que le produit obtenu puisse être à nouveau étiqueté et continuer le traçage des éléments qui le constituent. La mise en place de ce processus est importante car il forme la base nécessaire pour réussir à développer des solutions d’économie circulaire.
Les outils et solutions mis en place par le projet REFLOW ainsi que le collectif Re-Store permettent aux architectes et aux designers de développer des projets d’économie circulaire dans la construction, en commençant par le bois. Ces outils sont partagés au niveau européen, favorisant l’essaimage de ces solutions sur d’autres territoires.
L’exemple de l’Ombrière des Canaux
L’Ombrière des Canaux est une preuve de concept à la fois structurelle et architecturale qui démontre un triple succès : celui d’un collectif, d’une démarche d’économie circulaire et d’une mise en pratique du mouvement international Fab City.
Commanditée par « Les Canaux, la maison des économies solidaires et innovantes », l’ombrière avait pour but de protéger les activités de l’association du soleil durant l’été avec une ambition toute particulière : utiliser uniquement des matériaux de réemploi ou de réutilisation et concevoir, sourcer et construire l’installation en seulement deux mois.
© Aurélien Chen.
Prouesse de revalorisation, avec environ 8,4 tonnes de bois revalorisés – soit 90 % du bois qui constitue la structure –, le projet a fait appel à la communauté de Re-Store et s’est appuyé sur un réseau d’acteurs partenaires pour la fourniture des matériaux et la fabrication. Il a servi de projet test à la base de données et illustre la démarche développée à Re-Store. L’architecture de l’ombrière étant temporaire, elle a été conçue pour exposer les matériaux de divers gisements et le stock de bois emmagasiné à Re-Store, ce qui reprend l’idée développée par Bellastock d’une « architecture de stock ». L’une des plus grandes difficultés a été de trouver les gisements de matière à exploiter. Bien que Re-Store ait un stock, celui-ci était insuffisant pour l’ouvrage, mais d’autres sources ont été trouvées : Valdelia pour les plateaux de bureau, Actlab/Bellastock pour des planches de bois, Mada pour les madriers, La réserve des Arts pour des éléments qui ont servi de base pour les bacs, Réavie pour les éléments de toiture ; Remake pour compléter les besoins et Le Bon coin pour des apports ponctuels. Le projet a été conçu par WAO et Super Cube à partir des éléments réunis et de façon à intégrer les éléments trouvés, notamment ceux durant la phase de chantier. Cela illustre l’idée de conception inversée, c’est-à-dire basée sur ce qu’il y a en stock, tout en étant dynamique et flexible. Tous les assemblages étaient réversibles afin de pouvoir démonter entièrement l’ombrière et récupérer ses éléments pour les réutiliser ou réinstaller la structure ailleurs. L’architecte devra de fait de plus en plus intégrer dans sa démarche conceptuelle les gisements disponibles pour construire une ville plus circulaire.
L’architecte comme maillon stratégique du mouvement Fab City
La Fab City est basée sur un réseau qui partage ses expériences, ses outils et développe des solutions. Cette mise en commun permet de développer en parallèle les outils, d’élargir les expérimentations, les échanges, les contextes et surtout de démultiplier les acteurs souhaitant participer au développement des différentes stratégies et lever les freins qui empêchent l’économie circulaire d’être mise en place.
L’architecte en tant que prescripteur peut faire le lien entre la production à petite échelle et celle du bâtiment, voire de la ville. C’est dans cette capacité à faire changer d’échelle des démarches expérimentales en produits que l’architecte peut jouer un rôle déterminant dans le mouvement. Il n’est toutefois que le maillon d’une longue chaîne et de nombreux défis restent encore à relever pour favoriser la promotion du modèle Fab City. L’architecte est aussi à l’intersection des divers acteurs, il est celui qui traduit les programmes des maîtrises d’ouvrage, celui qui fait appliquer aux entreprises la direction conjointement décidée avec les politiques tout en intégrant les attentes des usagers et habitants. Il a cette capacité à gérer la complexité des envies et à dialoguer avec tous les acteurs. C’est parce qu’il crée de la cohésion qu’il peut mettre en œuvre la vision de Fab City.
Comment faire collaborer des acteurs de nature extrêmement différente (collectivités, acteurs privés et industriels, société civile) ? Comment faire circuler les données publiques (et parfois privées) afin de remodeler nos schémas de production, et comment réguler ce partage d’informations ? Le principal défi est de favoriser la compréhension et l’engagement d’un public large et non initié. Pour le dire autrement, de faire sortir l’initiative Fab City du cercle restreint des acteurs de l’économie sociale et solidaire et des fab labs afin qu’elle devienne une réalité largement partagée. C’est à ce niveau que l’architecte peut aussi avoir un rôle, en appliquant les idées et les solutions du mouvement dans ses projets.