Métropolitiques : Quand on observe les dynamiques électorales grenobloises à l’échelle des 86 bureaux de vote que compte la ville-centre (annexe 1), quelles leçons peut-on tirer des résultats du premier tour de ce scrutin présidentiel ?
Il y a bien sûr une spécificité de la ville, très ancrée à gauche. Avec respectivement 21,4 % et 8 % des suffrages des inscrits, Jean-Luc Mélenchon et Benoît Hamon sont bien au-delà de leurs scores à l’échelle du pays (14,8 % et 4,8 %). Emmanuel Macron aussi, avec 21,2 %, recueille un résultat au-dessus de sa moyenne nationale (18,2 %). François Fillon et Marine Le Pen sont, en revanche, sous-représentés, de quatre points pour le premier et de huit points pour la seconde.
La géographie du vote grenoblois, et les corrélations [1] entre le vote et les caractéristiques socio-démographiques des bureaux de vote, confirment en même temps toute une série d’observations au plan national. Ainsi, et sans surprise, l’abstention (carte 1) coïncide dans ses niveaux les plus élevés avec les quartiers les plus populaires au sud (Village olympique), et dans ses niveaux les plus faibles avec les quartiers les plus aisés du centre-ville (Championnet, Île-Verte). On observe, d’ailleurs, des corrélations particulièrement positives entre l’abstention et la présence d’habitants sans diplôme (0,83), ouvriers (0,73) ou chômeurs (0,76). Au contraire, ces corrélations sont particulièrement négatives en ce qui concerne les plus diplômés (– 0,75) ou les cadres et professions intellectuelles supérieures (– 0,78). On retrouve là des déterminants sociologiques très puissants (Braconnier et Dormagen 2017). Ceci dit, d’autres corrélations suggèrent une sous-mobilisation de l’électorat de François Hollande en 2012 (0,45) et une surmobilisation de l’électorat de François Bayrou cette même année (– 0,82).
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Une autre résonance nationale concerne justement la captation du vote en faveur de la gauche, globalement en diminution par rapport à 2012, par Jean-Luc Mélenchon (carte 2). Je note que l’électorat de ce dernier comprend une forte composante populaire à Grenoble. C’est ce dont attestent notamment ses scores les plus hauts dans les quartiers au sud de la ville. Hamon, de son côté, s’est replié sur un noyau électoral ultra-réduit, dominé par des actifs plutôt instruits et issus des classes moyennes, voire supérieures (carte 3).
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Ce trait est encore plus marqué pour l’électorat d’Emmanuel Macron, dont la variable la plus discriminante est le niveau de diplôme : plus celui-ci est élevé, plus le vote Macron l’est aussi, et inversement (carte 4). Logiquement, ses zones de force se situent là où réside une population active et relativement aisée, dans la mesure où elle exerce des fonctions métropolitaines, c’est-à-dire des fonctions de commandement et de pouvoir dans le tertiaire dit « supérieur », qu’il soit public ou privé (audit, conception–recherche, ingénierie…). Ces zones se situent dans l’hypercentre mais aussi à Europole, au nord-ouest de la ville, là où se trouvent la gare, l’école de commerce et la chambre de commerce et d’industrie de Grenoble.
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Macron a singulièrement mordu sur l’électorat de droite, dans cette ville où la gauche classique a plus résisté qu’ailleurs. Avec 11,2 % des suffrages des inscrits contre 16,7 % pour Nicolas Sarkozy en 2012, François Fillon s’est replié sur un cœur électoral plus résistant que celui du PS, à savoir celui d’une droite patrimoniale, âgée, aisée et souvent propriétaire de son logement (carte 5). Ce cœur est particulièrement présent dans les bureaux autour du Jardin de Ville, où Fillon obtient ses meilleurs scores, malgré la concurrence notable du candidat d’En marche.
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Métropolitiques : Depuis le scrutin municipal de 2014, Grenoble constitue un laboratoire de recomposition des gauches. Comment cela s’est-il traduit lors de cette élection présidentielle ?
Un point sur lequel on peut insister concerne les scores impressionnants obtenus par Mélenchon dans les quartiers populaires comme Teisseire, Arlequin ou Baladins, où réside une très forte proportion de Français immigrés et racisés [2] (carte 2). La singularité du cas grenoblois, c’est que ce recouvrement du vote PS – autrefois ultra-dominant dans ces quartiers –, par un vote de gauche alternative, a déjà pu être observé aux dernières municipales de 2014.
La liste socialiste menée par Jérôme Safar, successeur de Michel Destot, y avait alors enregistré des reculs spectaculaires de plus de 15 points des suffrages exprimés. Par contraste, des progressions symétriquement inverses avaient été réalisées par la liste écologiste et citoyenne d’Éric Piolle, l’actuel maire de la ville. À l’époque, ces évolutions avaient été mises sur le compte d’un double effet : la déception de l’électorat de gauche vis-à-vis des premières années de la présidence Hollande ; et le travail militant réalisé par les associatifs et les membres des partis qui s’étaient coalisés dans la liste du Rassemblement citoyen (le Réseau citoyen, l’ADES [3], les Alternatifs, Europe Écologie–Les Verts, la Gauche anticapitaliste, le Parti de gauche). Entre les deux tours, le succès inédit des « rouges-verts » locaux avait été amplifié alors que Safar, arrivé deuxième, avait refusé l’offre de fusion de Piolle. Les électeurs avaient sanctionné le candidat socialiste pour son obstination, laquelle lui avait d’ailleurs valu de perdre l’investiture du PS national. À l’échelle de la ville, la liste menée par Piolle avait progressé de 7 000 voix, contre seulement 2 500 pour celle de Safar. Le vote pour le PS, une fois celui-ci devancé par autant sinon plus progressiste que lui, avait tout simplement perdu de son caractère naturel et incontournable à gauche.
Mutatis mutandis, on a assisté au même type de phénomène dès le premier tour de l’élection présidentielle, médiatisé par les sondages nationaux faisant état d’un écart croissant entre le vote Hamon et le vote Mélenchon, ce dernier devenant un candidat de plus en plus crédible pour l’accès au second tour. L’équipe municipale, confrontée à une situation budgétaire difficile, faisant planer la menace d’une mise sous tutelle du préfet, a certes fait des choix controversés localement. Un « plan de sauvegarde des services publics locaux », annoncé en juin 2016, comprenait des restrictions et des fermetures de structures symboliques, comme des bibliothèques de quartier. La situation ne semble cependant pas avoir gêné le candidat de la France insoumise, la dimension nationale du scrutin ayant visiblement tout emporté [4]. Cet équilibre des forces ne fait donc que renforcer le dilemme déjà existant des socialistes grenoblois, condamnés soit à l’opposition, soit à collaborer avec des forces centristes d’un côté ou écolo-citoyennes de l’autre pour prétendre participer à nouveau à l’exercice du pouvoir local.
Métropolitiques : Le FN est-il pour autant absent du jeu politique local ?
Le vote FN (carte 6) est d’un niveau faible par rapport à la France entière. Ceci n’est pas une surprise, dans la mesure où Grenoble fait partie des grandes villes et plus spécifiquement de l’archipel des idéopoles, ces métropoles aux avant-postes de la mondialisation économique comme culturelle (Escalona et Vieira 2012). Depuis 1995, le FN y est toujours plus sous-représenté (Escalona 2017). Il est le plus fort dans le pourtour des quartiers populaires que nous avons déjà évoqués, là où la population originaire du Maghreb et d’Afrique subsaharienne est sans doute la plus concentrée. Ce n’est pas à l’intérieur, mais à proximité immédiate de ces quartiers que préjugés et ressentiments sont politisés et exprimés par un vote FN. Sans surprise, ce vote est en revanche particulièrement faible dans les quartiers de l’hypercentre, là où triomphent Macron et Fillon. Les niveaux de revenu et de diplômes jouent ici à plein. De tous les candidats, Marine Le Pen est, par exemple, celle pour qui la corrélation entre la présence de bac + 3 et le vote en sa faveur est la plus négative (– 0,54). Cela confirme que le vote FN n’est pas faible dans les grandes villes parce qu’y régnerait comme par magie un ethos de tolérance universaliste, mais bien parce que des caractéristiques sociologiques fortes y contribuent (Bussi et Badariotti 2004 ; Delpirou 2017).
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Notons également que dans le bureau Beauvert‑2, signalé sur la carte 6, Marine Le Pen fait l’objet d’une surreprésentation atypique parmi les inscrits comme parmi les suffrages exprimés (28,1 %). Il s’agit, en fait, d’un bureau où se situe une caserne de gendarmerie. Or, le tropisme frontiste de cette catégorie d’agents publics, qui présente l’avantage méthodologique de vivre casernés avec leurs familles, a déjà été identifié et documenté.
Métropolitiques : En quoi le cas grenoblois permet-il de comprendre l’émergence des deux candidats (Jean-Luc Mélenchon pour la France insoumise et Emmanuel Macron pour En marche) qui se sont hissés autour de 20 % des suffrages exprimés sans s’appuyer sur des partis classiques ?
Je dirais que le profil de Grenoble, à savoir celui d’une grande ville plutôt bien insérée dans la mondialisation et l’économie et de la connaissance, rend tout à fait logique la surreprésentation de la gauche et d’Emmanuel Macron qu’on y observe, laquelle s’inscrit, par ailleurs, dans des tendances lourdes repérables depuis de nombreux scrutins. En comparaison d’autres villes comme Paris, Lyon, Bordeaux ou Aix-en-Provence, la proportion de la population bourgeoise au sens traditionnel du terme, « possédante », est cependant moins élevée à Grenoble, au contraire de la proportion de milieux populaires. En conséquence, le poids de la droite s’y révèle singulièrement faible.
Au contraire, Jean-Luc Mélenchon est arrivé en tête dans cette ville, réalisant la synthèse entre un électorat instruit mais contestataire, et un électorat modeste d’origine immigrée, traditionnellement aligné sur la force lui apparaissant comme le meilleur rempart face à l’ethnocentrisme et à la violence économique. Le candidat de la France insoumise a ainsi bâti une coalition à la fois métropolitaine et populaire, qui avait déjà supporté en 2014 une « alternance au sein de la gauche » à Grenoble. Piolle a d’ailleurs soutenu Mélenchon quelques jours avant le premier tour. Ceci dit, Macron a obtenu un score quasi équivalent à ce dernier, à partir d’une base sociologique plus aisée mais active et culturellement libérale, typique du secteur d’activités high-tech dont Grenoble est un site d’accueil bien connu.
Annexe 1. Quelques précisions méthodologiques Comme l’ensemble des articles de ce dossier thématique « Élection présidentielle : le vote des grandes villes françaises au microscope », les analyses proposées par les auteurs sont appuyées sur des cartes réalisées par Christophe Batardy (ingénieur d’études CNRS – UMR ESO) à l’échelle des bureaux de vote [5]. Les fonds de carte des bureaux de l’ensemble des villes au sommaire du dossier ont été produits grâce au travail d’actualisation de la base de données CARTELEC mené par Céline Colange (ingénieure de recherche CNRS – UMR IDEES). En complément de ces cartes, les auteurs ont pu mobiliser une matrice des corrélations statistiques (annexe 2) entre les comportements électoraux au premier tour du scrutin présidentiel de 2017, les votes observés au premier tour de la présidentielle de 2012 (de manière à pouvoir resituer politiquement les résultats), et quelques variables socio-économiques diffusées par l’INSEE (de manière à pouvoir éclairer sociologiquement les résultats). Le problème d’inadéquation entre ces trois fonds de carte (découpage des bureaux en 2017, tracé des bureaux en 2012, périmètre des IRIS de l’INSEE en 2014) a été résolu par la ventilation de l’ensemble des données dans la maille spatiale des bureaux millésimés 2017, en s’inspirant de travaux développés dans le cadre de l’ANR CARTELEC (Beauguitte et Colange 2013) [6]. La production des matériaux cartographiques et statistiques a été coordonnée par Jean Rivière. Annexe 2. Matrice des corrélations |
Bibliographie
- Beauguitte, Laurent et Colange, Céline. 2013. Analyser les comportements électoraux à l’échelle du bureau de vote, mémoire scientifique de l’ANR CARTELEC.
- Braconnier, Cécile et Dormagen, Jean-Yves. 2007. La Démocratie de l’abstention, Paris : Gallimard.
- Bussi, Michel et Badariotti, Dominique. 2004. Pour une nouvelle géographie du politique : territoires, démocratie, élection, Paris : Economica.
- Delpirou, Aurélien. 2017. « L’élection, la carte et le territoire : le succès en trompe-l’œil de la géographie », Géoconfluences, 30 mai.
- Escalona, Fabien. 2017. « Les idéopôles s’affirment entre Macron et Mélenchon », Mediapart, 4 mai.
- Escalona, Fabien et Vieira, Mathieu. 2012. « La social-démocratie des idéopôles », in J.‑M. De Waele et M. Vieira (dir.), Une droitisation de la classe ouvrière ?, Paris : Economica, p. 121‑141.