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Bordeaux, capitale de la Terre du Milieu ?

À Bordeaux, ville de tradition gaulliste au temps de Jacques Chaban-Delmas et laboratoire municipal de la droite modérée, Emmanuel Macron arrive nettement en tête de la présidentielle. Portée par un vote dont la géographie épouse les zones de force de la droite, sa percée contribue à fissurer le bloc social dominant qui avait garanti à la droite son hégémonie locale jusque-là.

Dossier : Présidentielle 2017. Les votes des grandes villes au microscope

Bordeaux est depuis quelques temps déjà la ville des paradoxes électoraux. [1] Alors qu’elle a pris l’habitude de voter en faveur des candidats de la gauche à la présidentielle, elle n’a jamais élu de maire appartenant à ces tendances depuis la Libération. Successeur de Jacques Chaban-Delmas (maire de 1947 à 1995), Alain Juppé y est ainsi élu et réélu premier magistrat depuis 1995 dès le premier tour de scrutin. Et comme à l’accoutumée, mais de façon plus accentuée encore, le candidat de la droite de gouvernement François Fillon a obtenu un score modeste lors du premier tour de l’élection présidentielle de 2017. Toutefois, à la différence des scrutins de 2007 et 2012, ce n’est pas le candidat de la gauche socialiste qui en a profité mais Jean-Luc Mélenchon et surtout Emmanuel Macron. Le premier est positionné à la gauche du PS ; le second est un concurrent d’une nature nouvelle semblant offrir aux groupes sociaux et aux élites politiques qui dominent la société locale le projet politique dont ils ont toujours rêvé : devenir le laboratoire d’un gouvernement au centre. Par ailleurs, cette élection confirme l’image d’une ville traversée par des clivages socio-politiques et socio-spatiaux plus marqués qu’on ne le pense souvent et dont la traduction en termes électoraux est nette, et ce en dépit des dynamiques de gentrification dont on dit souvent qu’elles aplanissent les fractures politiques au sein de la ville.

Macron et Mélenchon en tête sur fond de participation inégale

Un constat général tout d’abord. Avec 31,3 % des suffrages exprimés au premier tour (23,9 % des inscrits), Bordeaux apparaît, après Paris et tout juste avant Lyon, comme la deuxième grande ville où le score d’Emmanuel Macron a été le plus élevé. Comme Paris, Lyon, Nantes, Rennes et Strasbourg, mais à l’inverse de Marseille, Toulouse, Montpellier et Lille, Bordeaux fait partie des grandes villes qui ont préféré Macron à Mélenchon au premier tour. S’il ne faut pas exagérer des écarts entre grandes villes finalement assez ténus, la prime bordelaise au candidat Macron n’est pas une surprise quand on connaît la composition sociale de la ville-centre et la structure de l’électorat Macron, tous deux caractérisés par une surreprésentation de cadres supérieurs et d’électeurs à la fois diplômés et sensibles aux discours sur les perspectives positives offertes par la mondialisation. Au second tour, Bordeaux fait également partie du club des grandes villes dans lesquelles le score du candidat d’En marche (85,9 % des suffrages exprimés, 56,9 % des inscrits) est nettement supérieur à sa moyenne nationale (66,1 % des exprimés, 43,6 % des inscrits) [2]. Comme on pouvait s’y attendre, le chef-lieu de la Gironde se distingue aussi par le peu de succès remporté par Marine Le Pen, qui ne recueille que 7,4 % des suffrages exprimés au premier tour et 14,1 % au second (respectivement 5,6 % puis 9,3 % des inscrits). Seules les villes de Paris, Rennes et Nantes lui ont accordé moins de suffrages encore. En définitive, on constate que Bordeaux, comme la majeure partie des métropoles françaises, concentre deux populations que beaucoup de choses séparent mais qui s’accordent dans leur rejet du vote frontiste : la première est composée de catégories sociales supérieures gagnantes de la mondialisation au sens de Kriesi (2008) et perméables à la culture de la performance (Schwartz 2009) ; la seconde est plus populaire, voire plus précaire et critique à l’égard des politiques, qu’elle perçoit comme participant d’une mondialisation néolibérale.

Ce qui frappe aussi à Bordeaux, c’est la faiblesse du score de François Fillon (21,8 % des suffrages exprimés, 16,6 % des inscrits [3]), qui obtient, certes, un score légèrement supérieur à sa moyenne nationale (à 20 % des exprimés, 15,2 % des inscrits), mais qui se place derrière Jean-Luc Mélenchon (23,4 % des exprimés, 17,9 % des inscrits). La performance de ce dernier [4] montre que, en dépit de l’hégémonie politique d’une droite bon teint sur la vie politique municipale et du PS sur la vie politique à l’échelle intercommunale (au moins jusqu’aux dernières municipales de 2014), la gauche radicale non socialiste bénéficie de soutiens non négligeables à Bordeaux. Une donne qui est appelée vraisemblablement à peser au cours des prochaines législatives dans une ville où deux des trois circonscriptions législatives sont contrôlées par le PS (la dernière revenant à l’écologiste Noël Mamère, maire de Bègles depuis 1989) [5].

L’abstention à l’échelle de la ville de Bordeaux au premier tour apparaît comparable à la moyenne nationale (22,4 % contre 22,2 %) mais supérieure à la moyenne départementale (19,5 %). Ce scrutin confirme dès lors le constat d’une surabstention urbaine, notamment du fait de phénomènes de mal-inscription sur les listes électorales touchant prioritairement une population plus mobile, déjà mise en évidence ailleurs (Braconnier et Dormagen 2007).

Sans surprise, la participation et l’abstention sont inégalement distribuées socialement et spatialement (carte 1). Les quartiers bourgeois, et pour certains vieillissants, de l’ouest bordelais ainsi que ceux occupés dans le centre-ville par les classes moyennes et supérieures s’avèrent plus participationnistes. Nous savons que les seniors (jusqu’à 70 ans environ) constituent de façon générale une catégorie plus sensible à la pression sociale à la participation et le plus souvent davantage concernée par la vie citoyenne (Jugnot 2007). À cet égard, les seniors bordelais ne font pas exception : la corrélation négative (r = – 0,32 pour les 65‑79 ans mais aussi pour les plus de 80 ans) [6] entre l’abstention et les quartiers de la ville fortement peuplés d’une population âgée le confirme. Mais surtout, l’importante corrélation négative (r = – 0,81) entre les bureaux de vote favorables à Emmanuel Macron et ceux au sein desquels l’abstention est élevée démontre que la forte mobilisation dans les quartiers bourgeois a très largement favorisé le futur président de la République. A contrario, l’abstention apparaît la plus élevée dans les quartiers du nord de la ville (les Aubiers, Bacalan, Grand Parc) et à la Bastide, où se concentrent les populations les plus fragiles et les ensembles d’habitat social, ainsi que dans les quartiers anciens, dégradés ou en voie de gentrification, du sud bordelais (Saint-Michel, Victoire, Gare), où se côtoient encore catégories populaires, minorités ethniques et étudiants. Il semblerait donc qu’à Bordeaux comme ailleurs, le caractère plus mobilisateur de l’élection présidentielle n’atténue qu’en partie les inégalités de mobilisation électorale. On peut y voir aussi le signe de l’incapacité de la gauche socialiste à remobiliser les milieux populaires et notamment les électeurs des grands ensembles comme elle l’avait fait en 2012 (Jardin 2014) – incapacité qui n’a été que partiellement compensée par le vote Mélenchon.

Carte 1. L’abstention à l’échelle des bureaux de vote bordelais

À gauche, une base électorale socialiste siphonnée par la France insoumise

Les scores des deux principaux candidats de la gauche, Benoît Hamon et Jean-Luc Mélenchon, sont à Bordeaux supérieurs à ceux qu’ils ont réalisé à l’échelle nationale. Au premier tour, J.‑L. Mélenchon rassemble 23,4 % des suffrages exprimés (17,9 % des inscrits), se plaçant en seconde position derrière E. Macron et dépassant de presque 4 points son score national (19,6 %). Benoît Hamon réalise également un score supérieur à sa performance nationale. Avec 10,1 % des suffrages exprimés (7,7 % des inscrits), il devance Marine Le Pen au premier tour (7,4 %, soit 5,6 % des inscrits). Ces deux phénomènes ancrent Bordeaux dans le club de ce que Fabien Escalona a appelé les « idéopôles », ces territoires urbains « concentrant les activités et les groupes sociaux typiques de l’économie postindustrielle et de la mondialisation » (Escalona et Vieira 2012, p. 2). Dans ces territoires, des caractéristiques socio-économiques (surreprésentation des diplômés, des étudiants, concentration des fonctions et emplois métropolitains, des activités et équipements culturels, etc.) sont corrélés à des comportements électoraux de plus en plus spécifiques et distincts d’autres types de territoires. Parmi ces traits, que confirment la présidentielle de 2017 (Escalona 2017), on retrouve une forte allergie au vote frontiste mais aussi une surreprésentation du vote de gauche et la montée en puissance d’un vote de centre-droit procédant davantage de cadres dirigeants et d’entrepreneurs que d’une bourgeoisie traditionnaliste et rentière.

Toutefois, comme l’a montré Frédéric Sawicki (2017) sur l’ensemble des grandes villes françaises, les électorats de J.‑L. Mélenchon et de B. Hamon n’ont à Bordeaux ni la même morphologie ni la même géographie. Certes, on constate de prime abord une nette corrélation positive (r = 0,69) entre le vote Hamon et le vote Mélenchon : un bureau dans lequel les électeurs ont « survoté » pour l’un a de fortes chances d’avoir également « survoté » pour l’autre, manifestant ainsi le signe d’une complémentarité entre ces deux courants. La corrélation entre le vote pour François Hollande lors du premier tour de la présidentielle de 2012 et le vote pour le candidat de la France insoumise en 2017 est à cet égard particulièrement élevée (r = 0,80), bien plus étroite, d’ailleurs, que celle observée entre le score de F. Hollande en 2012 et B. Hamon en 2017 (r = 0,57). Mais les choses se compliquent lorsque l’on regarde les corrélations avec les autres candidats. Les bureaux de vote où il existe un survote Mélenchon sont caractérisés par des scores en deçà de la moyenne pour Macron (r = – 0,62) et surtout Fillon (– 0,89). On y observe également un léger survote Le Pen (0,13). Concernant les bureaux qui ont survoté Hamon, la répulsion pour le vote Fillon est également forte mais moindre (– 0,60), et celle pour le vote Macron est aussi présente mais beaucoup moins forte (– 0,18). En revanche, les bureaux favorables à Hamon présentent une certaine aversion pour le vote Le Pen (– 0,29). Ces nuances se perçoivent sur les cartes (cartes 2 et 3) : la géographie bordelaise du vote Mélenchon recoupe ainsi partiellement celle du vote Le Pen et de l’abstention, dans les quartiers du nord de la ville (Bordeaux-Lac), de la rive droite (la Bastide) et de l’extrême sud. Ailleurs, comme dans le quartier Saint-Michel où cohabitent étudiants, classes moyennes, minorités ethniques et groupes précarisés, on observe une réalité différente : ici, le survote Mélenchon va de pair avec des scores très faibles de Marine Le Pen. Quant au vote pour B. Hamon, il présente une géographie légèrement différente : s’il est tout aussi présent que le vote Mélenchon dans les quartiers de Saint-Michel, de Nansouty et de la Bastide, qui correspondent aux lieux d’installation privilégiés des classes moyennes progressistes souvent liées au secteur public, il est en revanche plus prononcé dans le quartier plus bourgeois des Chartrons et moins présent dans les quartiers nettement plus populaires du nord et de l’extrême sud de la ville.

Carte 2. Le vote Mélenchon à l’échelle des bureaux de vote bordelais
Carte 3. Le vote Hamon à l’échelle des bureaux de vote bordelais

En fin de compte, à Bordeaux, les électorats Hamon et Mélenchon se recoupent, mais en partie seulement. Les deux réunissent des votes plutôt jeunes, typiques de bureaux où les étudiants [7], les chômeurs et les précaires sont surreprésentés. Les deux candidats ont, en outre, séduit largement les mobiles, ceux qui sont inscrits dans leur bureau depuis moins de quatre ans. Toutefois, le vote Mélenchon a davantage mobilisé les ouvriers et les employés et plus généralement les personnes peu diplômées, alors que le vote Hamon est moins marqué de ce point de vue. Sans doute pouvons-nous déceler ici la composante communiste du vote en faveur de la France insoumise. Pour autant, le vote Hamon n’est pas un vote de « bobos » comme on l’a souvent entendu. Il n’est pas surreprésenté chez les cadres et professions intellectuelles supérieurs (CPIS) et les professions intermédiaires. À moins que cela ne soit un effet écologique de la mixité sociale qui caractérise les lieux de résidence des gentrifieurs (Chabrol et al. 2016) : l’absence de surreprésentation des catégories moyennes et supérieures dans les bureaux qui votent Hamon peut s’expliquer par le fait que des populations moins nanties votent également dans ces mêmes bureaux. En tout état de cause, ces constats conduisent à nuancer les discours trop rapides sur la gentrification dont serait saisie la partie sud du centre de Bordeaux et sur ses effets électoraux. Sur le court terme, en tout état de cause, cette gentrification supposée ne se traduit ni par un regain notable de la participation, ni par un survote du candidat décrit comme le moins critique à l’égard de la mondialisation et de ses effets spatiaux, Emmanuel Macron.

Une droite centripète

Bordeaux présente un paradoxe qui se renforce d’élection en élection. La vie politique municipale y est dominée par la droite depuis l’après-guerre. Jacques Chaban-Delmas y a régné de 1947 à 1995. Alain Juppé lui a succédé ensuite sans interruption, à l’exception de la période d’inéligibilité qui l’a contraint à céder son fauteuil à Hugues Martin entre décembre 2004 et octobre 2006. Cette domination politique de la droite gaulliste s’appuie et conforte l’hégémonie économique, sociale et symbolique d’un bloc social composé pour l’essentiel des descendants d’une bourgeoisie ayant construit sa fortune et son statut patricien dans le commerce triangulaire, le négoce portuaire et viticole et ayant partiellement reconverti ses capitaux dans les professions libérales (Lagroye 1973 ; Victoire 2014). Ce bloc social marque l’espace de ses goûts et pratiques. Cette hégémonie n’a pas été balayée par la vague municipale de l’Union de la gauche en 1977, contrairement à ce qui a pu se passer à Nantes, Rennes, Montpellier ou Grenoble (Pinson 2014) [8]. Si ce bloc hégémonique et la majorité d’Alain Juppé comportent des fractions traditionnalistes, celles en particulier qui fréquentent l’église Saint-Éloi en plein centre-ville et ont participé à la Manif pour tous [9], l’attitude politique qui domine au sein de la droite bordelaise est plutôt modérée et en affinité étroite avec le MoDem.

Ce fond idéologique modéré, associé au caractère très divers de la structure sociale de la ville, a entraîné des traductions électorales frappantes. En effet, depuis 2007, Bordeaux a toujours placé le candidat de gauche en tête des premiers et seconds tours des présidentielles [10]. La même chose vaut pour les élections régionales. Par ailleurs, François Bayrou a depuis 2002 toujours fait à Bordeaux des scores supérieurs à ceux réalisés au niveau national. Enfin, ce modérantisme a condamné, comme nous l’avons déjà souligné, le Front national à des scores quasi anecdotiques à Bordeaux. En 2017, après avoir obtenu 7,4 % des suffrages exprimés au premier tour (5,6 % des inscrits), Marine Le Pen a atteint 14,1 % au second (9,3 % des inscrits, 13 773 voix), ne faisant que très modestement progresser le score de 11,8 % des exprimés (8,9 % des inscrits, 10 260 voix) réalisé par son père en 2002 au second tour. Les quartiers où la candidate de l’extrême droite obtient ses scores les plus élevés sont ceux où l’abstention atteint ses niveaux les plus hauts (r = 0,45). Il s’agit des quartiers où se concentrent les locataires du parc HLM (r = 0,67). Ici, peut-être faut-il relever une spécificité bordelaise : les grands ensembles localisés dans la ville-centre accueillent toujours une forte proportion de personnes âgées « autochtones » ou issues des immigrations européennes (espagnole et portugaise notamment) qui cohabitent avec des populations issues d’une immigration plus récente extra-européenne. C’est notamment le cas du Grand Parc, des Aubiers, mais également du quartier de la Benauge sur la rive droite. Il faut néanmoins nuancer : les bureaux de votes bordelais sensibles au discours frontiste sont également ceux qui présentent une part d’ouvriers, d’employés, et de salariés stables plus importante (corrélations respectives de 0,75, 0,76, 0,66). C’est ce que l’on constate pour des quartiers comme Bordeaux-Lac, Bacalan et la Bastide, et l’on peut imaginer que le vote FN (carte 4) est ici le fait de résidents des nombreuses zones pavillonnaires sises au voisinage des grands ensembles. Ceci confirme ce qui a été démontré par ailleurs, à savoir que les populations les plus précarisées ne sont pas celles qui votent le plus volontiers pour le Front national. Les groupes les plus enclins à voter FN sont ceux qui se situent juste au-dessus sur l’échelle sociale : la population des « petits-moyens » qui entretiennent le sentiment d’être lésés vis-à-vis des groupes qui se situent immédiatement en dessous dans la hiérarchie sociale (Cartier et al. 2008 ; Schwartz 2009) et se sentent exposés à la menace du déclassement et de la précarité (Pelletier et Mauger 2016 ; Mayer 2016).

Carte 4. Le vote Le Pen à l’échelle des bureaux de vote bordelais

Nous verrons plus loin que le modérantisme ambiant, teinté de sensibilité catholique et humaniste, qui caractérise Bordeaux a surtout favorisé la candidature d’Emmanuel Macron. Toutefois, il importe de noter qu’il a également sans doute évité l’évasion d’un certain nombre d’électeurs de droite vers la candidature Le Pen (attesté par le coefficient de corrélation négative de – 0,40 entre les votes Fillon et Le Pen). En effet, comme on l’a vu, François Fillon réalise à Bordeaux, le fief de son principal concurrent à la primaire de la droite, un score légèrement supérieur à son score national (21,8 % contre 20 % des suffrages exprimés, 16,6 % contre 15,2 % des inscrits). Comment faut-il interpréter cette relative bonne tenue du candidat LR ? Un certain loyalisme d’Alain Juppé a, pour l’heure, et malgré les circonstances de la campagne de François Fillon, réussi à contenir les tentations d’évasion des cadres locaux et de l’électorat traditionnel de Les Républicains. Plus fondamentalement, on peut y voir l’effet de la composition de la bourgeoisie bordelaise. Le cas bordelais se rapproche, en effet, des cas parisiens (Fillon à 26,5 % des exprimés, soit 21,9 % des inscrits) ou lyonnais (23,4 % des exprimés, soit 18,5 % des inscrits), deux villes où l’on peut penser que, comme à Bordeaux, une bourgeoisie économique puissante a pu voir dans la fidélité au candidat LR une manière de préserver son hégémonie sociale et son magistère moral. Ces trois cas peuvent être confrontés à ceux de Rennes et Grenoble, où l’hégémonie est davantage exercée par une bourgeoisie liée aux services publics et où François Fillon a réalisé des scores très faibles (16,5 % pour la première, 15,1 % pour la seconde, respectivement 12,9 % et 11,2 % des inscrits).

La géographie du vote Fillon (cartes 5 et 6) est sans surprise. Ses zones de force vont de l’hypercentre jouxtant la Garonne (Quinconces, Grand Théâtre, Grands Hommes, cours de l’Intendance, Jardin public) en partant vers l’ouest et les boulevards (Fondaudège, Saint-Seurin) puis, au-delà des boulevards, vers Caudéran et le Parc bordelais. Elle reproduit assez exactement la géographie du Bordeaux bourgeois, riche et propriétaire historiquement acquis à la droite (Le Hay et Sineau 2010). En partant du centre-ville et en allant vers le sud se distingue nettement sur la carte les marches de la ville bourgeoise. Au nord d’une ligne formée par le cours de l’Intendance et la rue Judaïque, le vote Fillon dépasse systématiquement les 20 % et parfois les 40 % des inscrits dans certains bureaux de vote. Au sud de cette ligne se distingue une partie ouest (Hôtel de Ville, Gambetta) où le vote Fillon reste élevé mais dans une moindre mesure, et une partie Est (Saint-Pierre) au tissu urbain médiéval où dominent les petits logements, propices à la présence d’une population d’étudiants et de jeunes salariés moins tentée par le vote Fillon. Plus au sud encore, le cours Victor Hugo constitue une vraie frontière urbaine, à la fois ethnique et sociale – qui n’est pas sans rappeler la Canebière à Marseille. Au-delà de ce cours, le vote Fillon tombe à des niveaux quasi anecdotiques. Ses zones d’ancrage sont celles d’un Bordeaux aux antipodes de celui qui vote pour Mélenchon (le coefficient de corrélation entre les deux votes est de – 0,89, le plus élevé relevé entre deux candidats). Ce sont des zones très participationnistes (coefficient de corrélation de – 0,70 entre vote Fillon et abstention), qui ont voté massivement pour Sarkozy en 2012, peuplés d’habitants plutôt âgés, installés depuis longtemps à Bordeaux, propriétaires de leur logement, possédant un haut niveau de qualification et occupant des emplois de cadres et professions intellectuelles supérieures ou de professions intermédiaires. Enfin, la proximité entre les géographies du vote Fillon et du vote Macron, confirmée par un coefficient de corrélation assez élevé entre les deux votes (r = 0,59) et déjà observée dans l’Ouest – par exemple, à Nantes –, apparaît de façon saisissante.

Cartes 5 et 6. Le vote Fillon à l’échelle des bureaux de vote bordelais

Macron chez lui en pays juppéiste

La géographie du vote Macron laisse penser qu’il s’agit d’un vote de droite. Les bureaux de vote qui lui ont accordé un nombre important de suffrages ont de fortes chances d’avoir, par ailleurs, bien placé Fillon. Les bureaux de vote qui ont choisi Macron en 2017 sont aussi ceux qui ont plébiscité Sarkozy (r = 0,63) et plus encore Bayrou (r = 0,73) en 2012. Contrairement à ceux qui voient dans Macron une sorte d’hologramme du François Hollande de 2012, on constate un lien de corrélation négatif entre le vote Macron 2017 et le vote Hollande 2012 (r = – 0,43). À l’image du vote Fillon, le vote Macron (carte 7) est un vote lié à la présence de cadres (r = 0,74) et de diplômés (r = 0,55 avec les bac + 2 ; r = 0,59 avec les bac + 3 et plus). En revanche, il n’est pas un vote d’autochtones (les corrélations sont nulles avec l’ancienneté dans le quartier), ce qui confirme l’existence de fractures idéologiques au sein des bourgeoisies urbaines (Andreotti, Le Galès et Moreno Fuentes 2016).

Si, en adoptant une vue rapide et lointaine, l’homologie entre les géographies des votes Fillon et Macron est saisissante, une vision plus précise révèle des nuances non négligeables. Emmanuel Macron a fait de meilleurs scores que Fillon dans les quartiers du Lac et de Bacalan, qui ont été transformés dans les dernières années par de vastes opérations d’urbanisme (éco‑quartier Ginko pour le premier et opération des Bassins à flot pour le second) qui ont eu pour particularité de cibler des primo-accédants à la propriété. Le vote Macron semble aussi avoir effectué une percée dans le quartier de Nansouty, connu pour héberger de nombreux salariés de l’université travaillant sur le campus sis sur les communes de Talence et Pessac, plus au sud. Autre élément instructif, on constate que dans certaines zones de concentration des fractions les plus hautes de la bourgeoisie locale, un net survote Fillon (entre 30 % et 43,5 % des inscrits au premier tour) a pour effet corollaire un vote Macron bien en deçà de son score communal de 31,3 % des suffrages exprimés (23,9 % des inscrits). C’est le cas de la zone des Quinconces et de ce que l’on appelle à Bordeaux le Triangle d’or, l’ensemble urbain classique délimité par le cours Clemenceau, le cours de l’Intendance et les allées de Tourny. C’est aussi le cas des zones situées de part et d’autre du boulevard Wilson, fraction du boulevard de ceinture où se concentrent des équipements essentiels de la sociabilité bourgeoise et aristocratique bordelaise tels que les ensembles scolaires privés de l’Assomption et de Saint-Joseph-de-Tivoli ou le club de tennis de Primrose. En ces lieux, le vote Macron ne dépasse pas les 22 % des inscrits.

Carte 7. Le vote Macron à l’échelle des bureaux de vote bordelais

Ainsi, l’élection présidentielle de 2017 semble avoir révélé la césure qui traverse le bloc social sur lequel repose le pouvoir de la droite locale en général, et d’Alain Juppé en particulier. Ce bloc s’est scindé en une fraction traditionnaliste et très conservatrice, très localisée dans les beaux quartiers de la ville, qui s’est rangée derrière Fillon au premier tour et une fraction plus centriste et plus ouverte sur les questions culturelles habitant des quartiers plus mélangés (Chartrons, Chartreuse, Tondu) où voisinent les différentes strates des couches moyennes mais aussi des étudiants et des fractions des catégories populaires. Cette cohabitation est restée pacifique le temps des primaires de la droite, mais un certain nombre de signes permettent de penser que des fractures se font jour dans le bloc social qui soutient le pouvoir d’Alain Juppé et que, après l’expérience traumatisante de la campagne de François Fillon, Bordeaux est prête à devenir le laboratoire d’un macronisme de droite. Certains mouvements dans le milieu politique local rendent crédible cette hypothèse. Certains adjoints au maire de Bordeaux se sont ralliés avant le premier tour au mouvement En marche [11]. Si le maire-président de la métropole a un temps tenté de contenir les initiatives individuelles, la perspective d’une captation du parti Les Républicains par le trio Sarkozy–Wauquiez–Ciotti l’a amené à assouplir sa position et à ne rien s’interdire dans la perspective des législatives. Il a même donné sa bénédiction à Édouard Philippe, maire du Havre et très proche de lui, pour créer un nouveau rassemblement du centre et de la droite et accepter la fonction de Premier ministre du président Macron. Fidèle à sa ligne loyaliste et légaliste, et soucieux de ne pas endosser le costume de celui qui briserait l’unité d’un parti qu’il a contribué à créer, Alain Juppé a écarté toute idée d’alliance avec La République en marche (REM) pour les législatives. Il soutiendra les candidats LR tout en militant en interne pour une ligne de coopération constructive avec les députés REM au sein de la future assemblée.

Il fut un temps où, faute d’un leader incontesté au sein de la gauche bordelaise, la rumeur courait d’un parachutage d’Emmanuel Macron à Bordeaux pour les municipales de 2020. Ce ne sera finalement pas sous cette forme que la ville se donnera au jeune premier de la politique, mais par l’intermédiaire d’une droite locale qui a toujours rêvé d’incarner le centre. À défaut d’avoir vu son maire devenir président de la République, Bordeaux peut encore se rêver en capitale de la Terre du Milieu.

Annexe 1. Quelques précisions méthodologiques

Comme l’ensemble des articles de ce dossier thématique « Élection présidentielle : le vote des grandes villes françaises au microscope », les analyses proposées par les auteurs sont appuyées sur des cartes réalisées par Christophe Batardy (ingénieur d’études CNRS – UMR ESO) à l’échelle des bureaux de vote [12]. Les fonds de carte des bureaux de l’ensemble des villes au sommaire du dossier ont été produits grâce au travail d’actualisation de la base de données CARTELEC mené par Céline Colange (ingénieure de recherche CNRS – UMR IDEES). En complément de ces cartes, les auteurs ont pu mobiliser une matrice des corrélations statistiques (annexe 2) entre les comportements électoraux au premier tour du scrutin présidentiel de 2017, les votes observés au premier tour de la présidentielle de 2012 (de manière à pouvoir resituer politiquement les résultats), et quelques variables socio‑économiques diffusées par l’INSEE (de manière à pouvoir éclairer sociologiquement les résultats). Le problème d’inadéquation entre ces trois fonds de carte (découpage des bureaux en 2017, tracé des bureaux en 2012, périmètre des IRIS de l’INSEE en 2014) a été résolu par la ventilation de l’ensemble des données dans la maille spatiale des bureaux millésimés 2017, en s’inspirant de travaux développés dans le cadre de l’ANR CARTELEC (Beauguitte et Colange 2013) [13]. La production des matériaux cartographiques et statistiques a été coordonnée par Jean Rivière.

Annexe 2. Matrice des corrélations

Bibliographie

  • Andreotti, A., Le Galès, P. et Moreno-Fuentes, F.-J. 2016. Un monde à la carte. Les villes européennes des cadres supérieurs, Paris : Presses universitaires de France.
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  • Braconnier, C., Dormagen, J.-Y., Gabalda, G. et Niel, X. 2016. « Sociologie de la mal-inscription et de ses conséquences sur la participation électorale », Revue française de sociologie, vol. 57, n° 1, p. 17‑44.
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Pour citer cet article :

Viviane Le Hay & Gilles Pinson, « Bordeaux, capitale de la Terre du Milieu ? », Métropolitiques, 19 mai 2017. URL : https://metropolitiques.eu/Bordeaux-capitale-de-la-Terre-du.html

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