Le recours fréquent à la notion de gentrification [1] pour décrire les processus de mutations sociales et urbaines des quartiers populaires centraux ou de proche banlieue tend à masquer la complexité des dynamiques de transformation en cours dans la diversité des espaces populaires de la métropole parisienne (Préteceille 2007 ; Oberti et Préteceille 2011). Dans le même temps, les travaux de recherche qui portent sur le rôle des classes moyennes et supérieures dans les processus de recomposition de ces quartiers ont encore relativement peu abordé la place centrale des politiques publiques locales (Fijalkow et Préteceille 2006). Les projets politiques locaux qui se réfèrent à la mixité sociale se traduisent pourtant par des logiques stratégiques de peuplement qui ciblent certaines fractions des classes moyennes et supérieures, en cohérence avec les modèles de développement que les municipalités mettent en place (Lambert 2013).
S’appuyant sur une campagne d’entretiens menés auprès des élus locaux au Plessis-Robinson (Hauts-de-Seine) et sur une analyse des archives municipales [2], cet article s’intéresse à la façon dont les politiques locales du logement, dont l’élaboration et la mise en œuvre se font à la rencontre de différents niveaux de l’action publique, agissent sur les évolutions socio-spatiales des espaces populaires. Il montre qu’elles ont des effets qui ne peuvent pas être systématiquement analysés dans les termes classiques de la gentrification, qui concernent avant tout les classes moyennes et supérieures des secteurs publics et culturels, attachées aux modes de vie urbains et portées à investir les logements anciens se prêtant à une réhabilitation (voir notamment Clerval 2013 ; Collet 2015).
Rupture politique et construction d’un projet de mixité sociale
Commune de l’ancienne banlieue rouge (Fourcaut 1995), Le Plessis-Robinson (figure 1) a longtemps été caractérisée par ses politiques en direction des classes populaires qu’elle accueillait. À partir de 1945, la municipalité communiste reprend ainsi la construction de la cité-jardin [3] amorcée dans l’entre-deux-guerres, et concentre son action autour du développement du logement social, qui marque profondément les dynamiques de peuplement et la structure urbaine de la ville. À la fin des années 1980, 53 % de la population du Plessis-Robinson appartient ainsi aux classes populaires (33 % d’employés et 20 % d’ouvriers), un niveau proche d’autres municipalités communistes telles que Malakoff ou Colombes (55 %). La moitié de la population locale vit dans le parc locatif social, principalement géré par l’office départemental HLM des Hauts-de-Seine (OPDHLM), situant Le Plessis-Robinson largement au-dessus de la moyenne départementale (23 %) et proche d’autres communes populaires comme Nanterre (50 %) ou Gennevilliers (53 %).
Source : Contours des départements en 2010, IAU‑ÎdF.
Au tournant des années 1980, une partie des logements de la cité-jardin nécessite une réhabilitation, mais l’office départemental HLM refuse de s’engager dans de telles opérations. La dégradation du parc de logements et l’opposition politique entre la ville et les instances départementales déstabilisent la gauche locale et provoquent son échec aux élections municipales de 1989. La victoire du candidat de droite Philippe Pemezec (RPR à l’époque) s’accompagne d’un renouvellement des appartenances sociales des élus locaux. La croissance de la représentation politique des classes moyennes et supérieures et la mise à distance progressive des classes populaires (figure 2) entraînent une réorientation profonde dans la conduite des politiques du logement, ainsi que dans les représentations et les objectifs qu’elles portent. Or, si les politiques du logement ne sont pas les seules à agir sur les évolutions socio-spatiales des territoires, elles ont un poids central dans les dynamiques de peuplement. Ce revirement repose également sur la réactivation du dialogue entre la municipalité et le département des Hauts-de-Seine, qui partagent désormais des intérêts communs, ce dernier étant dirigé par la droite depuis sa création en 1967. Le maire trouve dans les instances départementales un soutien qui confère une ampleur et une légitimité accrue à son projet de « mixité sociale ».
Source : Archives municipales du Plessis-Robinson.
À son arrivée, la nouvelle équipe municipale dénonce une situation de ségrégation urbaine, dans laquelle la répartition spatiale des logements sociaux est identifiée comme « source de désordres sociaux et génératrice de ghettos » [4]. La concentration des logements sociaux est construite en problème social (Tissot et Poupeau 2005), faisant de la distribution spatiale des catégories populaires un enjeu pour la cohésion locale. Selon ces discours, la cité-jardin, qui représente 25 % du parc de logement communal, incarne le déclin urbain et le déséquilibre sociologique du Plessis-Robinson. Dans le même temps, le maire active un discours identitaire qui s’appuie sur une valorisation des « ressources locales et architecturales issues du passé » (Fijalkow 2007). En mobilisant certaines étapes de l’histoire municipale et des représentations d’une vie urbaine idéale renvoyant au modèle du quartier-village, il fonde une nouvelle légitimité locale qui relie les structures authentiques de la ville avec les objectifs des politiques locales.
La nouvelle politique du logement repose alors sur deux piliers. D’une part, la municipalité se tourne vers l’objectif de mixité sociale qui, dans le contexte du Plessis-Robinson, « requiert la réalisation de logements en accession à la propriété en nombre suffisant », le but étant « d’arriver à 30‑35 % de logements sociaux sans en diminuer le nombre » [5]. Deux arguments sont mobilisés pour justifier cette politique de mixité sociale par densification urbaine et construction de logements privés. D’abord, la municipalité souhaite « libérer des logements sociaux pour ceux qui en ont besoin et qui en sont privés » [6], révélant que la nouvelle offre de logements privés doit s’adresser prioritairement aux locataires les moins modestes des logements sociaux de la ville. Ensuite, faisant du logement social une contrainte économique, la municipalité veut « faire de la mixité sociale à l’envers » [7] en attirant des catégories de population « qui paient des taxes d’habitation, qui paient des taxes foncières, qui ont des revenus plus élevés » [8]. D’autre part, le maire fait le choix d’une architecture néo-classique, qui s’oppose à l’étalement pavillonnaire et aux grands ensembles, et insiste sur des formes traditionnelles et une densité « à échelle humaine ». Une telle architecture faciliterait la poursuite des parcours résidentiels en banlieue puisqu’elle « se veut avant tout rassurante » [9]. Ensuite, elle est l’instrument du « droit au beau pour tous » [10], c’est-à-dire d’une égalité de traitement architectural entre les différents types de logement. Cette démarche est au centre de la politique d’attractivité de la ville car elle accélère la rupture avec son passé communiste et ouvrier. L’architecture fonctionne comme le support de la distinction du Plessis-Robinson avec les autres banlieues (figures 3 et 4).
Crédits : Quentin Ramond, juin 2015.
Interventions sur la ville et groupes sociaux locaux
Le premier volet de la nouvelle politique du logement cible les attentes de certaines fractions des classes moyennes et supérieures qui se distinguent de celles rattachées à la gentrification au regard de leurs appartenances socio-professionnelles et de leurs stratégies résidentielles. Il met en relation une diversification du parc de logement par la construction de programmes immobiliers privés, des références architecturales, et une construction politique de nouvelles modalités d’appartenance à la localité fondée sur la promotion de l’« esprit village ». Entre 1990 et 2008, le nombre total de logements augmente sensiblement (+ 31 %), et les logements privés représentent 85 % de ces nouvelles constructions, concentrées principalement dans deux opérations : le centre-ville et la nouvelle cité-jardin (figure 5). Cette densification du tissu urbain entraîne une forte croissance démographique (+ 5 000 habitants, soit + 25 %).
Source : Archives municipales du Plessis-Robinson/Quentin Ramond.
Les réalisations du centre-ville (1993‑2002) et de la nouvelle cité-jardin (2004‑2008) se font dans le cadre d’une zone d’aménagement concertée (ZAC), et le choix de l’architecte dans le cadre d’un marché de définition [11]. L’aménagement est confié à la société d’économie mixte locale (la SEMPRO), ce qui permet à la municipalité d’orienter ces projets en cohérence avec le modèle de développement qu’elle privilégie. Sur les 1 149 nouveaux logements construits dans le centre-ville, seulement 108 sont des logements sociaux, dont plus de la moitié sont de type intermédiaire. La diversification et la montée en gamme de l’offre commerciale (fromager, marchand de vin), l’implantation de restaurants, de cafés, et la construction d’une crèche et d’une école maternelle sont représentatives d’une politique active en faveur d’une population de classes moyennes et supérieures, jeunes et avec enfants.
Dans la continuité du centre-ville, la nouvelle cité-jardin totalise 1 600 logements dont 250 logements sociaux (15,6 %). La mise en scène de l’« esprit village » rattaché à ces deux opérations participe à la légitimation du style de vie de certaines fractions des classes moyennes et supérieures, fondé sur un goût pour « l’authentique » et une stigmatisation de la « banlieue », et fournit des repères et des références communes aux habitants des nouveaux logements. Dans le même temps, le maire présente la politique locale du logement comme garante de l’intérêt de tous les habitants. Il cherche ainsi à diminuer les effets de la politique du logement et des choix en matière de commerces qui ne favorisent ni l’installation des classes populaires, ni leur fréquentation et leur appropriation du territoire local.
Ces deux opérations accentuent les contrastes sociologiques entre les quartiers. Entre 1990 et 2008, la part relative des classes moyennes supérieures et supérieures double (de 17,8 % en 1990 à 33,6 % en 2008), tandis que les classes populaires ne représentent plus que 36 % de la population en 2008, contre 53 % en 1990. À l’échelle infracommunale, la présence des catégories moyennes et supérieures varie de 5 % à 50 % selon les IRIS [12] (figure 6), la part des catégories populaires de 21 % à 70 %, et celle de locataires HLM de 6 % à 99 %. Le premier volet de la politique du logement a ainsi encouragé une situation de fragmentation socio-spatiale, entre des espaces qui restent populaires (Joliot-Curie) ou mixtes (Hachette, Architecte), et des quartiers devenus nettement plus sélectifs socialement. Dans le quartier du nouveau centre-ville (Anatole France), la part des cadres a doublé et les cadres du secteur privé (ingénieurs et cadres d’entreprises) représentent 78 % d’entre eux, soit 37 % de la population active du quartier.
Source : Recensement de la population, INSEE, 1999 et 2008.
Le second volet de la nouvelle politique du logement porte sur le contrôle du peuplement du logement social. Dans une ville qui compte, en 2012, 43,2 % de logements sociaux dans lesquels réside 41,4 % de la population locale, soit une part nettement supérieure aux moyennes départementales et régionales (respectivement 24,5 % et 21,9 % d’habitants dans le parc social), la sélection des locataires est un enjeu fondamental. Cela se traduit par une vigilance accrue de la part du maire, qui récupère les attributions du contingent communal (retirées à la municipalité communiste par l’OPDHLM en 1986), siège à la commission d’attribution départementale, et rachète 70 % des droits d’attribution des logements sociaux du centre-ville à la société I3F [13]. Par ailleurs, en 2005, Le Plessis-Robinson est désigné ville pilote par le conseil général pour développer l’accession sociale à la propriété par vente de logements sociaux. La municipalité, qui entend favoriser la poursuite des parcours résidentiels de « tous les locataires HLM qui ont vocation, un jour ou l’autre, à devenir propriétaire » [14], trouve un moyen de retenir les catégories moyennes astreintes au surloyer. Elle cherche aussi à diminuer la visibilité du logement social dans la ville. Alors que les opérations de démolition permettent de disséminer la reconstruction des logements sociaux sur le territoire communal, l’égalité de traitement architectural dans les nouveaux quartiers empêche de distinguer les logements sociaux des logements privés (figure 7). Ne renvoyant plus à l’image repoussoir des cités d’habitat social, ces logements sociaux ne risquent pas d’entraver l’installation des classes moyennes et supérieures. L’égalité esthétique facilite la construction d’une inter-reconnaissance fondée sur l’appartenance au quartier, tout en minimisant symboliquement les écarts sociaux enregistrés dans la typologie des logements.
Crédits : Quentin Ramond, juin 2015.
Cette politique architecturale conduit à une stigmatisation accrue des autres logements sociaux, qui incarnent encore l’héritage populaire de la commune. Ainsi, la distribution des logements dans la cité-jardin illustre une forte ségrégation urbaine, entre des espaces encore totalement composés de logements sociaux et de pavillons ouvriers, et les nouveaux ensembles immobiliers privés.
Les transformations des espaces populaires au-delà de la gentrification
La traduction locale de l’objectif de mixité sociale dans les politiques du logement ne favorise donc pas nécessairement la diffusion du processus de gentrification. Ces politiques peuvent porter d’autres dynamiques de transformation, au regard du type d’intervention sur la ville, de la gestion des populations présentes et des fractions des catégories moyennes et supérieures qui s’installent dans les anciens espaces populaires. Au Plessis-Robinson, elles appartiennent majoritairement au secteur privé et se sont installées dans des ensembles immobiliers neufs. Les processus en cours ne correspondent pas à un investissement d’un tissu bâti ancien dans des quartiers centraux ou de très proche banlieue conduisant au déplacement progressif des classes populaires. La construction des logements privés a favorisé une situation de fragmentation socio-spatiale, à la fois du point de vue de la ségrégation urbaine mais aussi en privilégiant les attentes résidentielles et en mettant en scène les pratiques de l’espace urbain propres aux fractions des classes moyennes et supérieures qui se sont installées. Les dynamiques de peuplement et de changement urbain se rapprochent ainsi du modèle des quartiers de refondation (Cousin 2013), caractérisés par de vastes opérations immobilières privées investies par les cadres supérieures. Le cas du Plessis-Robinson complète, en même temps, ces études en montrant le poids fondamental des dynamiques politiques locales, qui sont un facteur de différenciation des évolutions socio-spatiales des quartiers populaires.
Bibliographie
- Clerval, A. 2013. Paris sans le peuple. La gentrification de la capitale, Paris : La Découverte.
- Collet, A. 2015. Rester bourgeois. Les quartiers populaires, nouveaux chantiers de la distinction, Paris : La Découverte.
- Cousin, B. 2013. « Ségrégation résidentielle et quartiers refondés. Usages de la comparaison entre Paris et Milan », Sociologie du travail, n° 55, p. 214‑236.
- Fijalkow, Y. et Préteceille, E. 2006. « Introduction. Gentrification : discours et politiques urbaines (France, Royaume‑Uni, Canada) », Sociétés contemporaines, vol. 3, n° 63, p. 5‑13.
- Fijalkow, Y. 2007. « Construction et usages de la notion de quartier-village. Village de Charonne et Goutte d’Or à Paris », in Authier, J.‑Y., Bacqué, M.‑H. et Guérin-Pace, F. (dir.), Le Quartier. Enjeux scientifiques, actions politiques et pratiques sociales, Paris : La Découverte, p. 75‑85.
- Fourcaut, A. 1995. « Banlieue rouge », in Sirinelli, J.-F. (dir.), Dictionnaire historique de la vie politique française au XXe siècle, Paris : Presses universitaires de France.
- Lambert, A. 2013. « La gauche et le périurbain : les ambiguïtés de la politique de “mixité sociale” dans une petite commune pavillonnaire et ses effets sur le peuplement », Politix, vol. 1, n° 101, p. 105‑131.
- Oberti, M. et Préteceille, E. 2011. « Les cadres supérieurs et les professions intermédiaires dans l’espace urbain : des dynamiques résidentielles divergentes, entre séparatisme et mixité sous contrôle », in Bouffartigue, P., Gadea, C. et Pochic, S. (dir.), Cadres, classes moyennes : vers l’éclatement ?, Paris : Armand Colin, p. 202‑212.
- Préteceille, E. 2007. « Is gentrification a useful paradigm to analyse social changes in the Paris metropolis ? », Environment and Planning A, vol. 1, n° 39, p. 10‑31.
- Tissot, S. et Poupeau, F. 2005. « La spatialisation des problèmes sociaux », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 4, n° 159, p. 4‑9.