On attendait les Barto Boys, ces lieutenants de Claude Bartolone lancés à l’assaut des derniers bastions communistes de Seine-Saint-Denis, et ce furent les « hussards de la droite ».
À Montreuil et Saint-Denis, les jeunes députés socialistes Razzy Hammadi et Mathieu Hanotin ont été battus. Le premier était censé récupérer la mairie laissée par l’écologiste Dominique Voynet : il a été éliminé dès le premier tour avec seulement 9,8 % des voix et a dû se rallier à la tête de liste du Front de gauche. À Saint-Denis, Mathieu Hanotin, après avoir talonné au premier tour le maire communiste, a échoué au second malgré l’élimination des deux candidats de droite. À Aubervilliers, enfin, le PC a repris la mairie au socialiste Jacques Salvator qui l’avait conquise six ans plus tôt. Une seule ville de la banlieue rouge, Bagnolet, est passée du PC au PS.
C’est toute la stratégie de conquête, imaginée par le président socialiste de l’Assemblée nationale pour substituer à la banlieue rouge une nouvelle banlieue rose, qui a été mise en échec. Cette stratégie a été très intelligemment construite et patiemment mise en œuvre depuis la fin des années 1990 avec, d’abord, la prise de plusieurs cantons communistes par des candidats socialistes ou écologistes, puis, en 2008, celle du conseil général, lui permettant d’accéder à la présidence du département, et enfin celle, la même année, de deux villes de première importance dans le dispositif territorial du parti communiste, Montreuil et Aubervilliers. Fait significatif : l’offensive était d’abord dirigée contre les élus du Front de gauche modernisateurs, qui cherchent à renouveler le système géopolitique de la banlieue rouge, en élargissant sa base sociale et en transformant l’espace urbain (Subra 2012), comme Patrick Braouezec, le président de la communauté d’agglomération Plaine Commune – ces élus étant des concurrents directs du PS sur le créneau d’une gestion municipale dynamique et du vote des classes moyennes. Les élus communistes « orthodoxes », eux qui contrôlent la fédération de Seine-Saint-Denis et longtemps ont contrôlé le conseil général, ont été ménagés. Que se soit en 2008 ou en 2014, les socialistes se sont bien gardés, par exemple, de présenter des candidats contre les municipalités communistes du Blanc-Mesnil ou de Bobigny.
Devenu, à la suite de la victoire de la gauche aux législatives de 2012, président de l’Assemblée nationale, Claude Bartolone a cédé la présidence du conseil général à un autre élu socialiste, tout en restant à la manœuvre. La tactique a été à chaque fois la même : se maintenir au second tour face au sortant communiste en expliquant que, en l’absence d’un danger à droite, la discipline républicaine n’a pas lieu de s’appliquer et qu’il est normal que les électeurs de gauche aient le choix ; fédérer électeurs socialistes, écologistes et UMP pour passer en tête et remporter la mairie.
Cette tactique a été remarquablement efficace en 2008 et 2012, mais beaucoup moins en 2014, notamment parce que, entre-temps, les relations du patron des socialistes de Seine-Saint-Denis avec les écologistes locaux se sont dégradées : à Montreuil, les militants d’Europe Écologie ont décidé de partir sous leurs propres couleurs avant de se rallier au Front de gauche ; à Saint-Denis, ils ont préféré participer à la liste du maire communiste dès le premier tour.
Une nouvelle étape dans le lent déclin de la banlieue rouge
Le PS en échec, c’est la droite qui a marqué le plus de points. Sur l’ensemble de la petite couronne, elle s’est emparée de quatorze villes de plus de 10 000 habitants, dont huit aux dépens du PS et des divers gauche (dont Asnières-sur-Seine, Clamart et Colombes dans les Hauts-de-Seine, Aulnay-sous-Bois, Livry-Gargan et Villepinte en Seine-Saint-Denis). Elle l’a emporté à la surprise générale dans quatre villes emblématiques du communisme municipal : Bobigny, communiste depuis 1920 et ville préfecture ; Le Blanc-Mesnil, qui est la ville d’une des deux dernières députées communistes d’Île-de-France, Marie-George Buffet, ancienne secrétaire nationale ; Saint-Ouen, communiste depuis 1945 ; et Villejuif, dont Georges Marchais fut le député. Pour la première fois, la droite détient davantage de mairies que la gauche en Seine-Saint-Denis (21 sur 40), un département qui avait voté à 65 % pour François Hollande en 2012.
Le bilan pour le Front de gauche est, en apparence, presque à l’équilibre. Cinq villes perdues (trois en Seine-Saint-Denis, deux dans le Val-de-Marne). Deux reconquises, Aubervilliers et Montreuil, plus peuplées. Et trois sauvées, Saint-Denis, Stains et Champigny-sur-Marne. Patrick Braouezec a non seulement conservé mais renforcé sa majorité dans Plaine Commune, la reconquête d’Aubervilliers compensant largement la perte de Saint-Ouen. Ailleurs, les villes communistes ont plutôt bien résisté, de nombreux maires étant réélus dès le premier tour (Nanterre, La Courneuve), parfois avec plus de 60 % des suffrages exprimés (Bagneux, Malakoff, Gennevilliers). La présence d’une liste socialiste n’a pas empêché la nette victoire des sortants communistes à Tremblay-en-France (au premier tour), Ivry-sur-Seine et Chevilly-Larue (au second). Mais les victoires à Saint-Denis et Stains ont été acquises d’extrême justesse : 181 voix à Saint-Denis (1 % des suffrages exprimés), 353 à Stains. Le boulet est passé tout près et pour les socialistes la prochaine échéance, 2020, pourrait être la bonne. Les municipales ont, en effet, témoigné d’un fort désir de changement dans des villes communistes depuis plusieurs décennies. À Villejuif, la volonté de tourner la page du communisme municipal a été telle que les militants écologistes et socialistes ont choisi de s’allier à un candidat UMP arrivé en seconde position derrière la maire communiste, quitte à se faire exclure de leurs partis respectifs. Ailleurs, comme à Villeneuve-Saint-Georges (Val-de-Marne), la reconduction du sortant communiste s’est jouée à trente voix ou n’a été possible que grâce à une triangulaire avec le FN (Champigny-sur-Marne). Le délitement de la banlieue rouge se poursuit donc. Mais il s’est fait, cette fois, davantage au bénéfice de la droite que du PS.
Le rôle de l’abstention et des candidats « de la diversité »
Le niveau de l’abstention est resté extrêmement élevé dans toute une série de communes populaires où il est une constante depuis de nombreuses années (Braconnier et Dormagen 2007). En 2014, l’abstention n’a réellement baissé qu’à Saint-Denis (55,2 % contre 58 % en 2008) sous l’effet d’une campagne de mobilisation très ciblée des militants du Front de gauche dans une série de quartiers populaires qui s’étaient massivement abstenus aux législatives précédentes – avec un effet sans doute décisif : ces 2,8 % de participation supplémentaire ont représenté dans cette ville plus de 500 voix. Comme dans le reste du pays, on vote moins dans ces communes aux municipales qu’aux présidentielles, mais le déficit de votants entre ces deux scrutins est ici considérable : 10 000 à Saint-Denis, par exemple, sur 43 000 inscrits. Lorsqu’elle dépasse 45 % ou 50 % (dans treize villes de petite couronne, ayant principalement des maires sortants PC, EELV ou PS), l’abstention pose un problème politique majeur : celui de la légitimité politique des élus. À Aubervilliers, Saint-Denis, Stains, Sevran, Champigny-sur-Marne, Ivry-sur-Seine ou Vitry-sur-Seine, le maire a été élu par moins d’un quart (parfois même moins d’un cinquième) des inscrits et un huitième, voire un dixième, des habitants de la commune en âge de voter, sous l’effet conjugué de la forte proportion d’étrangers extra-européens, de non-inscrits, d’abstentionnistes et de la faible avance en voix de la liste victorieuse.
La place croissante des candidats issus de l’immigration constitue un facteur nouveau dans l’histoire politique de la banlieue, et assez remarquable, bien qu’elle reste limitée dans la plupart des villes. Le premier maire « beur », Azzédine Taïbi, a été élu à Stains (34 000 habitants), après avoir été désigné tête de liste à l’issue d’une primaire interne au PC. Il était déjà vice-président du conseil général depuis 2008. À Nanterre, le nouveau conseil municipal compte sept adjoints originaires du Maghreb ou d’Afrique noire sur un total de quinze. À Bobigny, c’est le cas de huit adjoints sur douze. La victoire du nouveau maire UDI, Stéphane De Paoli, s’est d’ailleurs construite sur une alliance avec les militants d’une liste citoyenne de 2008 animée par des militants des « quartiers ». Quel rôle la présence de ces candidats a-t-elle réellement joué dans la victoire de leurs listes ? Faut-il y voir seulement un choix tactique de la part des partis concernés, de droite, comme de gauche, ou un tournant stratégique ? La meilleure coïncidence entre le profil des élus et celui de la population aura-t-elle un effet sur la participation électorale, et plus largement politique, dans ces villes ? Autant de questions sur lesquelles les futurs travaux de recherche auront à se pencher.
La future métropole de Paris aux mains de la droite
La principale conséquence de la victoire de la droite aux municipales de 2014 en Île-de-France ne sera visible que début 2016, mais elle sera capitale. La loi MAPTAM (Modernisation de l’action publique territoriale et affirmation des métropoles) du 27 janvier 2014 a décidé la création d’une métropole de Paris, réunissant la capitale et les 123 communes des trois départements de petite couronne, soit 6,7 millions d’habitants. Cette nouvelle intercommunalité héritera de compétences stratégiques, jusqu’ici exercées par les communes et les intercommunalités, dans le domaine de l’aménagement de l’espace, du logement, du développement économique et de l’environnement. Elle sera dirigée par un conseil de la métropole, composé dans un premier temps de représentants des conseils municipaux qui viennent d’être élus.
Ce nouveau dispositif de gouvernance, imaginé et imposé par les députés socialistes en juillet 2013, vise à doter l’agglomération parisienne, ou plus exactement sa zone dense, d’une instance capable de mener des politiques urbaines audacieuses et efficaces, dépassant les égoïsmes locaux et le morcellement actuel (une vingtaine de communautés d’agglomération et de communes en petite couronne et une quarantaine de communes hors intercommunalité, dont Paris). Accessoirement, il pouvait avoir pour effet d’offrir à la gauche un « refuge géopolitique » en cas de défaite aux régionales de 2015, en créant de toutes pièces un nouveau lieu de pouvoir, détenant des compétences particulièrement importantes.
Avant le premier tour des dernières élections municipales, les spéculations allaient bon train sur le nom du futur patron, nécessairement socialiste, de la nouvelle métropole : Claude Bartolone, redescendu du perchoir de l’Assemblée nationale avant une possible défaite de la gauche aux législatives de 2017, ou Anne Hidalgo, réélue maire de Paris ? À moins que ce ne soit le député du 13e arrondissement, Jean-Marie Le Guen... Cette belle construction stratégique vient de s’effondrer : grâce aux villes qu’elle a conquises, à ses excellents résultats dans celles qu’elle détenait déjà et à ses progrès à Paris, la droite sera nettement majoritaire dans le futur conseil de la métropole, avec près de quarante sièges d’avance. Le futur président du Grand Paris s’appellera donc Nathalie Kosciusko-Morizet, Philippe Dallier (sénateur-maire des Pavillons-sous-Bois) ou, plus vraisemblablement, Patrick Ollier (député-maire de Rueil-Malmaison) ou Jean-Christophe Lagarde (député-maire de Drancy), candidats plus consensuels.
Les effets politiques de la création de la métropole seront d’autant plus importants que la loi MAPTAM a prévu la disparition de toutes les intercommunalités de premier rang, dont plusieurs sont dirigées par la gauche, comme Plaine Commune ou Est Ensemble. La totalité de la proche couronne sera réorganisée en « territoires », sans personnalité morale et sans autonomie fiscale, donc d’un niveau juridique et d’un degré d’autonomie politique inférieur aux actuelles communautés d’agglomération et de communes. Les territoires compteront au moins 300 000 habitants et géreront des compétences déconcentrées par la métropole, avec des budgets et du personnel accordés par celle-ci. Les communes membres de ces territoires pourront se doter de syndicats intercommunaux, pour gérer certaines compétences communales. Mais ceux-ci, contrairement aux communautés d’agglomération ou de communes, ne sont pas des EPCI (établissements publics de coopération intercommunale) « à fiscalité propre ».
La disparition des départements, annoncée pour 2021 par le Premier ministre, Manuel Valls, risque d’affaiblir encore plus la gauche, qui en préside trois sur quatre (Paris, la Seine-Saint-Denis et le Val-de-Marne), sauf si elle prend la forme d’une fusion des quatre départements pour créer un nouveau département de la Seine (ou de Paris) sur le même territoire que la métropole. Mais la gauche (et singulièrement le PS) a beaucoup à perdre, en termes de positions de pouvoir, dans les deux autres scénarios : fusion des quatre départements avec la métropole, qui en récupérerait les compétences, comme à Lyon, ou disparition pure et simple avec répartition des compétences entre l’État (le RSA), la région (les collèges et les routes) et les communes (la petite enfance).
La défaite subie par la gauche aux élections municipales de 2014, parce qu’elle se combine avec une réorganisation radicale de l’organisation territoriale, va donc se traduire, au-delà des municipalités perdues, par un basculement majeur des équilibres politiques dans le centre de l’agglomération parisienne.
Bibliographie
- Braconnier, Céline et Dormagen, Jean-Yves. 2007. La Démocratie de l’abstention : aux origines de la démobilisation électorale en milieu populaire, Paris : Gallimard.
- Subra, Philippe. 2012. Le Grand Paris. Géopolitique d’une ville mondiale, Paris : Armand Colin.