Ce petit livre (160 pages) sur papier glacé porte le même nom que l’exposition organisée en décembre 2013 au réfectoire des Cordeliers (Paris 6e), dont le commissaire était l’historien Thomas Le Roux, et qui faisait suite à un programme de recherche financé par la mairie de Paris. Au travers de textes synthétiques signés de l’auteur principal et d’une douzaine d’autres contributeurs, illustré par une très riche iconographie, l’ouvrage présente de manière accessible un point de vue très singulier sur l’histoire industrielle de la capitale de 1750 à 1920.
L’industrialisation comme avènement de nouveaux dangers
En effet, le propos tranche aussi bien avec les descriptions nostalgiques ou populistes des lieux de mémoire du mouvement ouvrier qu’avec les commémorations officielles centrées sur les innovations et les succès économiques des grandes entreprises. Les contributeurs choisissent plutôt de s’attacher à la question des dangers engendrés par l’industrialisation pour les ouvriers (accidents du travail, maladies professionnelles) comme pour les riverains (maladies liées à la pollution, risques d’incendies et d’explosions…). Ce faisant, ils mettent en lumière les modes de gouvernement, les discours de légitimation, en somme les petits et grands arrangements qui ont permis à l’industrie de s’implanter et de se développer dans Paris, en dépit de ces dangers avérés.
L’ouvrage permet ainsi de faire connaître à un large public le renouvellement important qui est en train d’avoir lieu dans l’historiographie consacrée à ces questions, autour d’une nouvelle génération dont Thomas Le Roux est un représentant éminent [1]. Tout en s’inscrivant dans la filiation d’une histoire sociale empirique et matérialiste, ces nouveaux travaux prennent en compte les questions de santé au travail et de pollution environnementale, en les considérant comme des angles particulièrement pertinents pour explorer la condition ouvrière et pour rendre tangibles les rapports de domination cristallisés dans le travail ou dans le lieu de résidence.
Des risques nombreux et durables
Les risques industriels n’affectent pas tout le monde et ne surviennent pas partout avec la même intensité : le livre montre les impacts durables et différenciés de l’industrialisation des XVIIIe et XIXe siècles sur la géographie physique et sociale de Paris et sa banlieue.
La Révolution est un moment d’accélération de cette industrialisation, par la libéralisation de l’économie qu’elle induit et par la reconversion des biens nationaux réquisitionnés en implantations industrielles. Par ailleurs, le développement de sources d’énergie ubiquistes comme la machine à vapeur, dont l’usage se diffuse après 1815, permet aux ateliers d’être installés en tout lieu et non plus seulement sur les bords des cours d’eau. Cependant, les quartiers bourgeois restent relativement à l’écart des nouvelles implantations, alors que les zones populaires deviennent les lieux d’ancrage de l’industrie insalubre. À partir des années 1820, on ouvre le canal Saint-Martin puis le canal de l’Ourcq pour faciliter le transport de marchandises. Vingt ans plus tard, ce sont les six grandes gares parisiennes qui sont construites ou agrandies. Leur localisation est décidée en accord avec les industriels, tandis qu’un réseau de voies secondaires les relie directement aux usines.
Ainsi, contrairement à ce que l’on pense, Paris ne repousse pas l’industrie hors de ses murs avant la fin du XIXe siècle. En particulier, l’haussmannisation, souvent présentée comme une entreprise visant à mettre fin à l’insalubrité de la capitale, s’accommode du maintien d’activités très polluantes en ville, comme les ateliers de métallurgie. Thomas Le Roux décrit différents « mondes du travail » industriels : celui du travail en chambre, celui des ateliers de taille intermédiaire, celui enfin des grandes usines. L’ouvrage montre également les liens nombreux tissés avec la banlieue parisienne, qui devient au début du XXe siècle (en particulier dans sa zone nord) le cœur de la grande industrie.
Le livre donne également une profondeur nouvelle à toute une géographie symbolique, par les portraits nombreux (et critiques) qu’il propose de personnalités honorées dans la toponymie parisienne. Guyton de Morveau, Berthollet, Chaptal, Monge, Carnot, Vauquelin, Seguin apparaissent, loin de l’hagiographie officielle qui les présente comme des découvreurs, inventeurs ou capitaines d’industrie, aussi comme des hommes activement occupés à euphémiser les risques et déminer les contentieux engendrés par leurs activités dangereuses.
Les risques industriels sont, en effet, nombreux et divers. Une contribution de Jean‑Baptiste Fressoz décrit les ateliers d’eau forte (où l’on pratique la terrible distillation des vitriols), qui se répartissent dans les années 1750‑1760 autour de la porte Saint-Denis et de la place Maubert. Claire Barillé et Marie Thébaud-Sorger reviennent sur l’explosion de la poudrerie de Grenelle le 31 août 1794, premier grand accident industriel de l’histoire de Paris, qui fit près de 600 morts et plus de 800 blessés. Au-delà des manufactures de munitions et poudreries, les risques d’explosion sont vite multipliés par la présence en ville de gazomètres [2] et par les machines à vapeur mal sécurisées. Citons encore les incendies innombrables, les accidents des carrières à plâtre, l’intoxication par le plomb dans les usines de céruse [3], les usines à gaz (sans doute les établissements les plus insalubres qu’ait connu Paris), les pics de pollution atmosphérique des années 1880…
Comment les activités dangereuses se perpétuent
L’un des principaux intérêts du livre est d’expliquer comment certaines activités industrielles ont pu s’implanter et se perpétuer à Paris malgré leurs conséquences dramatiques sur la santé des travailleurs et des riverains. Ce développement n’est certainement pas lié à l’ignorance des risques. Le danger de certains procédés était souvent facilement perceptible au travers de la pénibilité ressentie (par exemple, la difficulté à respirer en présence d’émanations acides) et pouvait être expliqué par la théorie populaire des miasmes. Paradoxalement, c’est l’avènement de nouvelles formes d’expertise scientifique qui a contribué à obscurcir ces questions. L’expert habilité à se prononcer se démarque du citoyen incompétent, le manque d’une preuve scientifique devient une preuve d’innocuité jusqu’à nouvel ordre, cependant que l’amélioration technique des procédés est toujours préférée à la suppression de l’activité dangereuse. Dans la mesure où ces modes de pensée fondent les institutions de régulation qui se mettent en place au début du XIXe siècle, on peut dire qu’ils ont contribué au maintien des activités polluantes. De la même façon, le calcul précis des risques d’incendie par les assureurs, reflété dans des cartes et des formules mathématiques, crée une fausse impression de sécurité et permet le maintien d’entreprises dangereuses dans les centres urbains.
La régulation permissive de l’industrie, principalement destinée à rassurer le public et à limiter les risques de recours contentieux contre les employeurs, émane d’individus qui incarnent la collusion des intérêts. « Pollueur, expert commandité pour évaluer cette pollution et enfin administrateur en chef de ces questions, Chaptal fonde la régulation environnementale de l’industrie pour les deux siècles à venir en France et en Europe » résume ainsi Thomas Le Roux avec une ironie cinglante. Lorsque les problèmes ne peuvent être niés, les experts préconisent le perfectionnement des procédés plutôt que l’arrêt de l’activité de l’usine. Un prolongement de cette conception est le développement de l’hygiénisme, « projet politique au sens fort, visant la poursuite d’une industrialisation dont on découvre, tout au long du XIXe siècle, les revers en termes de coûts humains et d’atteintes portées à l’environnement ».
Le livre évoque la Grande Guerre, qui est un moment de développement de l’automobile et de l’aéronautique. Elle est aussi synonyme d’intensification des cadences, d’abandon des mesures de sécurité, de réduction des exigences de formation et de fabrication de produits qui sont par définition dangereux, avec des conséquences dramatiques sur la santé des travailleurs de la région parisienne.
L’actualité de ces questions passées ?
La seule frustration dans la lecture de ce livre tient à sa fin abrupte, les événements des années 1920 (mise à l’écart de la production d’énergie grâce à l’électricité, puis désindustrialisation de Paris) étant seulement suggérés dans une conclusion elliptique. Certes, les travaux historiques présentés ont un intérêt immense dans la mesure où ils contredisent le sens commun selon lequel les problèmes d’environnement ou de santé au travail seraient des « nouveaux risques », apparus dans les dernières décennies. Cependant, à l’inverse, le découpage retenu ne devrait pas laisser accroire auprès du grand public l’idée que les conséquences sanitaires de ces « paris » industriels seraient simplement une affaire du passé. Quid de l’héritage de terrains extrêmement pollués, ou encore des nappes phréatiques et cours d’eau durablement contaminés ? De manière complémentaire, il aurait été intéressant qu’un élu fasse connaître le point de vue officiel de la mairie de Paris, financeur de ces recherches, à la fois sur le passé (au-delà de la célébration esthétisante ou de la reconversion financièrement intéressante du « patrimoine industriel »), et sur ses ramifications et échos actuels dans la vie et la santé des Parisiens.