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Essais

Les gares : matrices de l’imaginaire parisien du XIXe siècle

Comment le XIXe siècle inventa-t-il les gares, et que firent celles-ci à la société qui les imagina ? Ces « palais de la modernité » sont en effet devenus des marqueurs d’urbanité en une soixantaine d’années, réorganisant en profondeur les pratiques sociales et les usages de la ville.

De 1837 à 1914, Paris se couvre de gares de chemin de fer, un lieu inédit, mi-industriel, mi-urbain. Cette greffe transforme profondément le paysage, mais aussi la nature de la ville, ses fonctions et sa place sur le territoire national et international. Sous le Second Empire, la ville se reconfigure autour de ces nouvelles « portes » modernes qui n’ont fait l’objet que de très peu d’études scientifiques (Sauget 2009). Avant 1837, Paris est une ville sans aucune infrastructure ferroviaire. En 1840, elle ne compte que trois petits embarcadères en bois et en métal. Puis le nombre de gares passe de cinq en 1846 à sept en 1849 et à cinquante en 1900, si l’on prend en compte les grandes gares de voyageurs, les gares de marchandises et toutes les stations de la Petite Ceinture. D’abord excentrées, puis incorporées dans Paris au moment de l’annexion des communes suburbaines en 1860, elles se trouvent désormais au cœur de la ville. Des projets imaginent des gares souterraines ou des gares aériennes reliées entre elles par des tunnels ou des viaducs qui sillonneraient ainsi la capitale, marquant la ville de leur empreinte ferroviaire. Pendant ces trois quarts de siècle, les gares ont été transformées, agrandies, déplacées, ré-agencées pour s’adapter à une capitale qui se métamorphosait, se densifiait, se modernisait, s’agrandissait et voyait sa population doubler. Elles entrent également dans des parcours de voyages quotidiens ou au long cours : songeons que le trafic atteint 201 millions de départs et d’arrivées dans toutes les gares parisiennes en 1914. Les gares deviennent ainsi au début du XXe siècle des espaces très fréquentés par les Parisiens, les « banlieusards » mais aussi les provinciaux et les voyageurs étrangers.

Pour une histoire de l’imaginaire des gares

Pour autant, il serait réducteur de limiter la fonction sociale des gares à des phénomènes morphologiques, urbains et migratoires qui laisseraient de côté les effets que celles-ci ont eu sur la société, ses représentations et ses pratiques. À l’heure où l’on cherche à imaginer ce que pourraient être les gares d’un « Grand Paris », il peut être utile de se replonger dans l’histoire d’un siècle qui invente les gares et invente aussi un nouveau Paris, un plus Grand Paris.

Les gares parisiennes doivent être saisies comme un tout hétérogène. On peut aborder leur étude sous l’angle de l’histoire culturelle et sociale, à l’instar des travaux britanniques de Jeffrey Richards et John MacKenzie (1986), qui étudiaient la « gare » (sorte de réduction modélisée des gares anglaises) sous divers aspects jusque-là ignorés. En effet, si tout n’est pas culturel, comme l’a fort justement écrit Pascal Ory (Cohen et al. 2011), rien ne lui est entièrement étranger. Par culture, il faut comprendre ici non un domaine de production, déconnecté du réel, flottant dans le ciel abstrait des idées, mais une façon de considérer le monde et le réel. Penser la création des gares et des chemins de fer au XIXe siècle, c’est réfléchir à l’irruption de la nouveauté dans le monde social.

L’approche culturelle permet d’ouvrir le champ des curiosités et transforme les gares qui peuvent sembler aujourd’hui un lieu évident en objets mystérieux et énigmatiques. L’imaginaire devient dès lors l’un des moteurs de l’histoire. Il est ce qui nous relie au monde, ce qui lui donne sens, ce qui permet de le regarder, de le comprendre, de l’habiter. L’imaginaire ne siège pas que dans les œuvres littéraires. Il se trouve aussi, évidemment, dans les sources ferroviaires classiques (les archives privées des compagnies de chemins de fer ou celles du ministère des Travaux publics, des traités d’ingénieurs, d’architectes, la presse spécialisée), à condition de les croiser avec des archives de police, des guides touristiques, des romans, des documents iconographiques divers (cartes postales, photographies, films) – bref, avec tout ce qui permet de saisir en quoi les gares parisiennes ont pu être des matrices de la nouvelle société française qui émerge au XIXe siècle.

La représentation de l’espace parisien renouvelé par les gares

L’étude des premières gares parisiennes à l’heure des compagnies privées et des grandes transformations de Paris (avant et pendant l’haussmannisation) montre d’abord que celles-ci réussissent à devenir des lieux, c’est-à-dire des espaces progressivement définis, avec des mots pour les décrire, une typologie architecturale, une géographie stabilisée, un accès repensé et une visibilité accrue. La question de l’identité des gares reste toutefois problématique durant tout le siècle tant ce lieu est double : mi-privé, mi-public ; mi-industriel, mi-urbain ; à la fois dans la ville et à ses frontières. À mesure que les gares prennent objectivement une place plus importante dans la ville et dans la vie sociale, politique et culturelle du pays, devenant des palais industriels mis à l’honneur à chaque grande exposition universelle, des voix s’élèvent contre cette prolifération ressentie désormais comme une menace pour la ville. Les critiques fusent avec une force décuplée par l’émergence d’une culture médiatique de masse qui leur donne un impact inédit. L’attaque porte à chaque construction d’une nouvelle gare dans le centre de la capitale et brandit le spectre de la défiguration de Paris, de son américanisation.

La question de la représentation des gares est donc centrale : ce nouveau bâtiment pose des problèmes nouveaux d’architecture et d’ingénierie. Vitrines des compagnies de chemin de fer, têtes de réseau dont elles doivent faire la promotion, elles sont aussi des espaces dont les citadins espèrent qu’ils vont attirer les richesses et favoriser le commerce. Mais en ce début de siècle, personne ne sait vraiment à quoi doit ressembler une gare. Les architectes se mettent tardivement et de mauvaise grâce à réfléchir à cet édifice qui rompt si fort avec ce qui fait la noblesse de leur art : dans les années 1840, seul César Daly publie quelques articles d’ingénieurs sur l’architecture des gares dans sa Revue générale d’architecture fondée en 1840, et il faut attendre que de grands artistes soient sollicités par les compagnies ferroviaires, dans les années 1850‑1860, pour que le débat s’installe et que de premiers traités soient publiés par des maîtres de l’art. Dans l’opinion commune – que relaie Émile Zola en défendant l’une des toiles de Manet qui en 1872 fait scandale, Le Chemin de fer, gare Saint-Lazare – c’est laid, une gare. Il faut donc toute la conviction de quelques architectes, proches du pouvoir et du milieu des entrepreneurs, et un contexte favorable à une conversion du regard, celle de l’art de percevoir et regarder le monde, pour que les gares entrent dans le paysage parisien.

Ce n’est qu’une fois appropriées, reconnues, ancrées dans le paysage sensible de la ville que les gares ont enfin produit et imposé de nouvelles normes : celles, par exemple, de la ponctualité à la minute près [1] ; celles d’une architecture du verre et de l’acier, des espaces ouverts mais spécialisés et nettement séparés. Les gares, à mesure qu’elles s’ancrent dans la ville, produisent des effets différents des cathédrales auxquelles elles ont souvent été comparées. Elles concentrent les activités et les hommes, contribuent (avec d’autres phénomènes) à orienter les circuits d’échange, à classer et déclasser les territoires en fonction de leur accessibilité, à dessiner, du coup, des pleins et des vides sur la carte, renouvelant complètement la signification de la centralité parisienne, introduisant un monde à plusieurs vitesses dont elles deviennent un des symboles, puisque c’est leur horaire qui finit par s’imposer à la fin du siècle à l’ensemble de la société française, « inventant » d’une certaine manière la notion d’heure légale en France [2] (Baillaud 2006).

Aujourd’hui encore, les gares de chemins de fer représentent un enjeu de modernité, d’identité urbaine et de mobilité. Il n’est qu’à voir les grands travaux de réhabilitation et d’ajustement des gares pour mesurer leur importance, leur centralité. Mais tandis qu’au XIXe siècle les gares eurent à faire la preuve de leur utilité et de leur capacité à devenir des monuments urbains, aujourd’hui on leur demande de « fabriquer » de l’identité urbaine à l’échelle du Grand Paris, alors qu’elles restent encore des lieux hybrides : elles doivent devenir l’un des marqueurs unifiant des territoires pourtant très contrastés.

Bibliographie

  • Baillaud, Lucien. 2006. « Les chemins de fer et l’heure légale », Revue d’histoire des chemins de fer, n° 35, 2006, p. 25‑40.
  • Cohen, Évelyne, Goetschel, Pascale, Martin, Laurent et Ory, Pascal (dir.). 2011. Dix ans d’histoire culturelle, Paris : Presses de l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques (ENSSIB).
  • Landes, David Saul. 1987. L’Heure qu’il est : les horloges, la mesure du temps et la formation du monde moderne, Paris : Gallimard.
  • MacKenzie, John et Richards, Jeffrey. 1986. The Railway Station : A Social History, Oxford : Oxford University Press.
  • Sauget, Stéphanie. 2009. À la recherche des pas perdus. Une histoire des gares au XIXe siècle, Paris : Tallandier.

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Pour citer cet article :

Stéphanie Sauget, « Les gares : matrices de l’imaginaire parisien du XIXe siècle », Métropolitiques, 14 mai 2014. URL : https://metropolitiques.eu/Les-gares-matrices-de-l-imaginaire.html

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