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Débats

Urbanisme, écologie et pandémie : le retour du balancier ?

Le centre de Paris, un cas d’école

Hélène Rivière d’Arc et Marie-Odile Terrenoire portent un regard critique et subjectif sur la transformation de Paris. Ces deux habitantes de la capitale, l’une professionnelle de la politique de la ville, l’autre chercheuse émérite, pointent plus largement la prégnance de l’urbaphobie ou la « haine de Paris ».

Avant que le « Stop and Go », cette alternance de confinement et de déconfinement, change radicalement l’ambiance du centre de Paris, trois phénomènes entrelacés avaient déjà contribué à lui donner un nouveau visage urbain, pour ne pas dire un nouveau système urbain : la diminution de la population résidente [1], la marchandisation de la culture et le développement du tourisme de masse avec son corollaire, la multiplication des locations saisonnières par le biais des plateformes, notamment celle d’Airbnb [2]. Cette tendance, qui s’accompagnait de changements sociologiques et économiques spectaculaires, est-elle réversible [3] ? Nous avions évoqué le rôle historique de la centralité en passe de perdre de sa substance et la nécessité d’un équilibre entre la part de l’habitat et des activités et entre les activités elles-mêmes. Nous avions convenu que, nonobstant la logique du marché de l’immobilier tirant les prix vers des sommets, le repeuplement du centre de Paris était un objectif clef, prenant d’ailleurs le mot « repeuplement » au sens étymologique du terme, autrement dit faire revenir « le peuple » avec le maintien et/ou le retour de commerces de proximité.

La désertification du centre de Paris au prisme du Covid

La pandémie et le confinement ont agi comme des révélateurs. Il n’y a plus de touristes venus de loin. L’attractivité des rues s’étiole non seulement pour ceux qui ne viennent plus de l’étranger mais aussi pour ceux qui aimaient humer la nuit ce que l’histoire et l’art avaient à nous dire. Seul le commerce de fringues pendant les soldes attire du monde dans les rues du Marais, le faisant ressembler à un centre commercial à ciel ouvert. Des Parisiens se sont mis à rêver de campagne ou d’un logement moins exigu avec un jardin ou une terrasse. Le dépeuplement s’est accentué. Même les prix de l’immobilier ont commencé à baisser… Les préoccupations écologiques aidant, on parle de villes plus vertes à échelle humaine. Et l’on ne cesse d’entendre qu’il faut préserver la nature et la réintroduire au cœur même de la capitale.

Il y a dans ces propos un air de déjà entendu, les cœurs de ville sont à nouveau source de tous les maux alors que ces dernières années leur densité était vantée comme solution à l’étalement urbain destructeur d’espaces agricoles. Symbole de liberté pendant tant de décennies, la voiture individuelle est aujourd’hui vue sous l’angle de la pollution atmosphérique qu’elle génère. Et la circulation automobile incriminée pour ses bouchons.

Un retour de balancier ? Le nouvel âge des solutions radicales.

Avec la crise sanitaire, la peur du virus a télescopé le sentiment d’une urgence climatique. Dans les médias comme dans les discours politiques, il est tout le temps question de transition écologique. Mais le constat ne peut s’arrêter là, car les discours appellent l’action. Notre propos n’est pas climatosceptique [4], mais rappelons-nous qu’en matière d’aménagement urbain des erreurs monstrueuses ont été commises en soixante-dix ans ! L’âge a du bon car ayant vécu ces évolutions, nous pouvons en témoigner. Gare aux effets pervers de solutions trop radicales ! Nous avons vécu des revirements à 180 degrés ! Une des volte-face des plus notables fut le passage du « tout voiture » à Paris, avec l’ouverture d’une voie express rive droite en 1967, à l’interdiction pure et simple de la circulation des voitures privées sur l’une des plus grandes artères de la capitale en 2020 (axe Rivoli/Saint-Antoine). La réponse à un problème réel doit-elle consister à prendre une position exactement contraire à celle que l’on critique ? Telle est notre question.

Prenons justement l’exemple de l’axe Rivoli/Saint-Antoine. En mai 2020, au sortir du premier confinement, Anne Hidalgo a annoncé la fermeture de la rue de Rivoli à la circulation automobile privée. En septembre, elle a confirmé que les voitures des particuliers ne passeront plus sur ce grand axe est-ouest que constituent la rue Saint-Antoine et son prolongement par la rue de Rivoli jusqu’à la place de la Concorde [5]. La maire de Paris n’est pas la seule à faire le choix d’un aménagement conciliant plusieurs possibilités de déplacement tout en éliminant la circulation de transit. Les « zones de circulation apaisée » se multiplient dans les villes de France. Notre souci, c’est qu’elles puissent se révéler anti-urbaines, comme autrefois tant et tant de mesures qu’on a connues depuis que le terme même d’urbanisme existe.

Notre point de vue n’est pas dogmatique. Le retour à une piétonnisation des berges de Seine fut une décision très heureuse, permettant la promenade le long du fleuve. Oui, il faut préserver les arbres et même en planter d’autres et pourquoi pas en planter sur le parvis de l’hôtel de ville, mais pourquoi parler d’une forêt place de Grève ? Oui pour aménager des corridors biologiques de manière à favoriser la circulation des espèces animales et végétales. Oui pour mieux isoler les logements. Oui pour maintenir des petits coins de nature et en ouvrir d’autres. Oui pour supprimer la circulation de transit, mais non pour supprimer la circulation de passage qui permet de s’arrêter en ville. Oui pour diminuer la part de la voiture et laisser plus de place aux vélos et aux piétons, mais préservons les qualités qui font qu’une ville est une ville, oublions l’histoire de la campagne à la ville qui a fait tant et tant de dégâts au XXe siècle. Et surtout, renonçons à dépouiller la rue Saint-Antoine et ses pareilles de leur vocation multiséculaire de passage. La rue Saint-Antoine, une voie romaine qui conduisait de Melun à Senlis, la voie Royale au XVIIe siècle, l’axe historique.

La vie urbaine, le droit à la ville et la circulation

L’essence même de la ville, c’est d’être un lieu de passage, de croisements et même d’embouteillage. Les voitures individuelles ne doivent pas uniquement être vues comme des pots d’échappement. L’épisode gilets jaunes l’a amplement prouvé. L’immense majorité des gens utilisent leur voiture pour les trajets quotidiens. Même si une majorité des Parisiens s’en passent, il en existe encore de nombreux pour lesquels l’alternative n’existe pas. Pour exemple, ces jeunes femmes avec plusieurs enfants en bas âge circulant loin de chez elles pour leur travail. La vie sans possibilité de stationner près de chez elles, comme c’est le cas aujourd’hui dans le Marais [6], est devenue source de tourments quotidiens. De toute façon, Paris appartient à tout le monde. L’emploi de la capitale est occupé pour moitié par des travailleurs de la banlieue. Pour une part d’entre eux, il n’y a pas non plus d’alternative à la voiture. Le centre de Paris a besoin de cette population active extérieure pour fonctionner. La ville a besoin d’eux. Gare à l’écologie punitive. Interdire le passage des voitures, c’est se priver d’une dimension essentielle de la ville.

L’histoire nous dit que le centre est un carrefour ou n’est pas ; qu’il n’est pas un village habité seulement par « les gens du coin » heureux de se côtoyer. C’est un carrefour de voies et d’axes. C’est aussi un carrefour qui permet aux habitants de la périphérie de sortir de leur « ghetto ». C’est un lieu de brassage d’une quantité de métiers dont beaucoup sont inadaptés au télétravail. Il faut donc laisser vivre ce foisonnement et ne pas détruire plus encore la diversité en freinant la mobilité de ceux qui apprécient la mixité sociale. Les transports en commun, aussi performants soient-ils, n’offrent pas cette mobilité souple de la voiture individuelle. On nous annonce pour bientôt la fin des voitures thermiques. On nous promet même des moyens de transport individuels révolutionnaires. Étudions en attendant les moyens de diminuer la pollution sans interdire purement et simplement le passage.

Depuis que la ville existe, elle a été tout autant louée que critiquée. La littérature abonde en descriptions. Victor Hugo, Eugène Sue, Émile Zola, Jules Michelet et bien d’autres ont décrit l’intensité des relations sociales née de l’encombrement misérable du centre de Paris. Aujourd’hui, quelque chose a disparu. On s’est beaucoup plu à décrire le centre comme un secteur privilégié. C’est faux. Allez dans les faubourgs parfois décriés retrouver le sens de la rue où tout se bouscule et se bouchonne [7]. La vie s’y offre dans sa diversité. On n’y connaît pas le mot exclusion. Malgré la beauté sublime et royale des pierres et des lignes courbes des siècles passés, malgré le charme des bicyclettes qui filent, malgré le chic des boutiques de luxe, on sent que l’esprit s’en est allé de la belle rue Saint-Antoine. Le corps est vide. Haussmann avait commencé à vider le cœur de Paris de ses habitants : à quelques embrasures de la rue Saint-Antoine, l’île de la Cité n’a jamais retrouvé ses effluves d’antan. La spéculation foncière a poursuivi ce travail de dépeçage dans toute l’étendue du vieux Marais.

Impliquer les Parisiens hors les murs dans le destin du cœur de Paris

Concilier l’inconciliable ? L’architecture compte, mais elle n’est pas suffisante. Pour allier les qualités de convivialité, de fouillis et de fourmillement des rues populaires avec l’objectif d’un environnement durable, des véhicules qui ne produisent pas beaucoup d’émissions polluantes sont certes nécessaires, mais il faut aussi consulter l’ensemble des usagers du Paris historique [8], qui pâtissent de ce dépérissement du centre de la capitale : les Parisiens vivant intra-muros, bien sûr, mais aussi les Parisiens banlieusards tout aussi parisiens que les premiers. Le projet urbain du cœur de Paris doit irriguer la métropole. Lors du colloque sur la centralité organisé en 2019 à la mairie du 4e arrondissement, une des intervenantes, Jacqueline Lorthiois, proposait de mettre en place une gouvernance démocratique complexe qui ne serait pas seulement centrée sur les besoins de la population résidente. Il est d’ailleurs question d’intégrer des personnes qui travaillent à Paris dans les conseils de quartier de Paris Centre [9].

Quelles alliances entre l’entité Paris Centre, les arrondissements périphériques, la banlieue et la région ? A-t-on résolu la question du mille-feuille ? Pourrait-elle l’être par une élection au suffrage universel d’un décideur élu à l’échelle de l’agglomération, un maire du Grand Paris ? En tout cas, il nous semble qu’il faut changer le regard porté sur le centre historique et réintroduire l’idée d’une centralité unificatrice qui lui est propre, un centre appartenant à tous. Le centre peut être vu comme le cœur battant de la cité au sens grec du terme : lieu du pouvoir et lieu de la contestation, lieu d’Histoire et de symboles, lieu de travail et lieu de fêtes, lieu de rencontre et lieu d’une foule solitaire et anonyme, de passage et de brassage, où tout le monde se sent chez soi, l’inverse de la centralité touristique et quasi monofonctionnelle – devenue le destin de Venise – vers laquelle nous allions avant la pandémie.

Pour aller plus loin :

  • Godin, J. B. A. 1871. Solutions sociales, Paris : Éditions Le Chevalier.
  • Lefebvre, H. 2009 [1968]. Le Droit à la ville, Paris : Economica.
  • Mumford, L. 2011. La Cité à travers l’histoire, Paris : Agone. [Traduction de The City in History. Its Origins, its Transformation and its Prospects, 1963].
  • Sidor, F. et Depaule, J.-C. 2010. « Rue », in C. Topalov et al. (dir), L’Aventure des mots de la ville. À travers le temps, les langues, les sociétés, Paris : Robert Laffont.

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Pour citer cet article :

Hélène Rivière d’Arc (†) & Marie-Odile Terrenoire, « Urbanisme, écologie et pandémie : le retour du balancier ?. Le centre de Paris, un cas d’école », Métropolitiques, 2 décembre 2021. URL : https://metropolitiques.eu/Urbanisme-ecologie-et-pandemie-le-retour-du-balancier.html

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