Pas trop près de son voisin, pas trop loin de chez soi. La régulation des distances formate nos vies quotidiennes en ces heures de mise sous contrôle des interactions sociales. C’est aussi avec des mètres et des mètres carrés que les modèles épidémiologiques tentent d’expliquer la propagation du virus : densité des villes, intensité d’usage des espaces collectifs, occupation des logements.
Cette focale relationnelle n’a rien d’exceptionnel. L’ajustement des distances entre les lieux, entre les activités, entre les individus, est l’essence même du travail de l’urbaniste. Débattant de mixité, de densité, d’accessibilité, de voisinage, les politiques publiques locales s’essayent à modifier les espacements, à déplacer les curseurs du proche et du lointain.
Je commencerai par expliciter cette mission d’ajusteur des distances pour montrer en quoi l’urbanisme ainsi compris oblige à faire des compromis, m’inscrivant dans les pas de François Ascher (2008), qui mettait pour sa part en avant les contradictions entre logiques de consommateurs et logiques de citoyens. Je soulignerai ensuite que les marges de manœuvre dans cette élaboration des compromis sont à trouver dans la diversification de l’offre territoriale. Cet objectif de pluralité impose dès lors d’adresser, à toutes les catégories d’espaces, les aspirations exprimées durant la crise sanitaire. L’ambition est d’autant plus stratégique qu’elle s’aligne avec les préoccupations de résilience territoriale, potentiel fil rouge des transitions urbaines à mener.
À chacun ses distances
Les territoires existent parce qu’il y a des distances entre les lieux, parce qu’en géographie il n’y a pas de trou noir spatial, tels les trous noirs célestes des astrophysiciens, qui concentrerait tout un même point. Dès lors, toute décision liée à l’aménagement et au fonctionnement des territoires est un jeu avec ce qui va être rapproché ou éloigné. Par exemple, une grande ville propose beaucoup de commerces et services en bas de chez soi, le cinéma à moins d’un quart d’heure, mais les habitants à l’étage du dessus peuvent s’avérer un peu trop bruyants et le parc un peu loin ; ou encore des passants nombreux dans la rue, plaisants compagnons d’un instant ou foule stressante. Dans une maison du périurbain, il existera une « bonne » distance vis-à-vis du voisin, les équipements de la grande ville accessibles, mais un possible manque de services à proximité, en dehors de l’offre numérique ; et suivant les endroits, pas grand monde à croiser, ce que l’on peut apprécier ou regretter. L’urbain contemporain permet ainsi de dérouler une gamme étendue de modes de rapport aux autres : l’entre-soi, la sociabilité de voisinage, la reconnaissance dans la ville moyenne, le cosmopolitisme de la métropole.
Les compromis sont d’abord collectifs, liés aux processus de fabrication et de gestion de la ville. Ainsi, un lotissement rapproche des voisins mais les éloigne des équipements. Une trame verte paysagère traversant un quartier produit un effet de coupure pour certains résidents mais crée un lien pour d’autres. La tarification par zone d’un transport collectif rapproche les habitants du territoire concerné (une agglomération, un département), car il y a comme pour les tarifs postaux effacement économique de la distance, mais elle renchérit le déplacement pour les hors zones, donc les tient à l’écart. Les concentrations universitaires dans des campus « de taille mondiale » rapprochent des chercheurs, qui vont être plus innovants ensemble, mais obligent les étudiants à s’éloigner de leurs bases résidentielles. Les politiques de rénovation des quartiers d’habitat social cassent parfois des réseaux de sociabilité familiale pour faire cohabiter classes populaires et classes moyennes. Les uns sont éloignés, les autres rapprochés.
Mais il y a aussi les compromis individuels, par les modes d’emploi personnels de ces offres collectives, publiques ou privées. Dans les latitudes laissées par les déterminismes économiques et culturelles, les choix résidentiels, les comportements de mobilité et les pratiques urbaines sont pour les individus et les ménages autant de variables d’ajustement de leurs proxémies urbaines (j’emprunte la notion de proxémie à l’anthropologue américain Edward T. Hall, qui l’utilise de façon plus restrictive pour analyser les interactions physiques rapprochées).
À bien y regarder, les arbitrages ainsi opérés se résument à deux questions. La première est celle posée aux hérissons de Schopenhauer (1851) : s’ils s’isolent, ils ont froid, s’ils se rapprochent, ils se piquent. Concentration ou dispersion. Les deux opérations ne vont d’ailleurs pas l’une sans l’autre : séparer et agréger. La seconde interrogation tient aux techniques de l’interaction entre les individus. Et il n’y en a que trois : la coprésence (être dans le même lieu), la mobilité (se déplacer pour se retrouver), la télécommunication (« à distance »). En quoi la crise sanitaire modifie-t-elle les termes de ces interrogations ? Temporaire, la réduction des interactions pourrait-elle perdurer ? Et l’interaction dans la proximité pourrait-elle gagner du terrain ?
Des tendances plurielles et contrastées pour la ville qui vient
Comme toute crise, la pandémie renforce et accélère des tendances préexistantes, en exacerbant des aspirations, en déclenchant des passages à l’acte. Tout d’abord, le désir de nature s’est avivé chez les citadins confinés. Les candidats aux élections municipales avaient chauffé les esprits, promettant arbres, potagers urbains, sols vivants. Il reste à savoir pour quoi faire et comment faire : on ne verdit pas de la même façon selon qu’il s’agit de dessiner des trames propices à la biodiversité, de désimperméabiliser des surfaces artificialisées, de créer des jardins de quartiers ou des forêts urbaines, etc. Il reste aussi à inventer les modèles économiques aptes à valoriser le vide plutôt que le plein. Mais l’affaire est adjugée : le futur urbain sera plus vert. Plus vert dans les villes qui réapprendront à faire place au vivant, dans des périphéries retrouvant les pépites maraîchères ou forestières de leur passé, dans un périurbain recréant des liens avec une nature perturbée par le productivisme agricole. La demande de nature s’adresse à toutes les catégories d’espaces.
Deuxième tendance attisée par ces deux mois de chants d’oiseaux, le rejet de la multitude : trop de monde dans les transports, trop d’usagers sur les trottoirs, trop de touristes… Congestion, saturation, la surcharge sensorielle évoquée en sociologue par Simmel (1903) à propos du Berlin de la fin du XIXe siècle paraît insupportable à certains. Mais d’autres se disent heureux de retrouver animation et côtoiement, après des semaines de confinement. Jusqu’à cet arrêt forcé, les grands rassemblements événementiels se portaient bien. Là encore, le curseur va du moine chartreux taiseux au disc-jockey polyglotte, mais les arbitrages individuels savent jouer avec les espaces et les temps. Aux responsables locaux d’ouvrir l’éventail des possibles. Une grande ville peut avoir ses lieux et ses moments de silence, un bourg rural connaître foule et animation, à ses rythmes. Il y a moult façons de conjuguer les gradients d’intensité.
Dans cette ambiance de temps suspendu, s’est enfin amplifié l’éloge du voisinage. Les convergences stupéfiantes – du Rassemblement national aux écologistes anticapitalistes – de cette vision localiste du monde laissent dubitatif. Pour quoi faire, là encore ? Rester entre soi et ne pas dépendre des autres ou réinventer des solidarités, se déplacer moins par souci de sobriété énergétique ou mimer des vies de quartier fragmentées ? N’oublions pas que le confinement a été rendu possible par la fiabilité des systèmes techniques (eau, assainissement, déchets, énergies, télécommunications, réseaux numériques, logistique), par ces fournisseurs des services de « la ville à domicile » plus que par ce que l’on trouvait en bas de chez soi, même si les balades de quartier ont pu révéler de bonnes surprises. Il n’y a donc pas d’échelle a priori condamnable, le global pas plus que le local. En urbanisme – comme en matière économique et politique du reste – l’essentiel est de garder l’appréhension de la multiplicité des échelles et de traiter leurs articulations, dans l’espace et dans le temps.
On l’aura compris, aucune tendance ne devrait à elle seule épuiser la créativité des prospectivistes professionnels ou amateurs. « La ville qui vient », expression empruntée au philosophe Marcel Hénaff (2008), devra compter avec le renforcement de ces appels à la nature, mais aussi à l’intensité urbaine ; à un voisinage rassurant, mais aussi connecté au monde ; à des villes à « échelle humaine », mais de toutes tailles.
L’urbaniste et les territoires « capables »
Comment dès lors penser l’urbanisme d’après ? Les pronostics vont bon train sur la ville post-Covid. Chacun y trouve de faciles inspirations pour conforter ses propres visions du monde : tous à vélo dans des rues apaisées, tous à la campagne en télétravail, tous dans les villes moyennes, tous avec de grands balcons, entre néo-hygiénisme et green deal, smart city et démétropolisation. Mais dans notre vieille Europe en tout cas, le temps n’est plus où, comme l’écrivait Baudelaire dans Les Fleurs du mal, la forme d’une ville changeait plus vite que le cœur d’un mortel. Aujourd’hui comme hier, les mutations urbaines majeures n’ont pas la visibilité du bâti que l’on détruit ou érige. Ce sont les pratiques qui évoluent, les manières de faire usage de l’offre urbaine et territoriale, les modes et les rythmes de vie. Il n’est plus possible d’affirmer : dis-moi où tu habites, je te dirai comment tu vis.
Aucun agencement spatial, aucun schéma type proposé ici ou là – de la petite ville très dense à la métropole apaisée, du périurbain polycentrique à la biorégion urbaine durable – n’est a priori vertueux ou néfaste, qu’il s’agisse d’évaluer son empreinte écologique ou d’apprécier les qualités de vie de ses habitants. Considéré de manière unitaire, chaque modèle n’est plutôt qu’un mauvais compromis.
Entre une offre aux évolutions nécessairement incrémentales et une demande toujours hétérogène, la réponse pertinente est dans la démultiplication des propositions urbaines et territoriales ; pas dans la promotion d’une panacée spatiale. Des compromis sur mesure, entre le proche et le lointain, pourront ainsi s’élaborer de façon souple pour répondre à des pratiques et des aspirations différenciées.
Trois exemples donneront chair à cette proposition. Le télétravail deux jours par semaine dans une maison du périurbain autorise une proximité avec la nature, payée par un éloignement relatif du lieu de travail statutaire, éloignement rendu néanmoins financièrement et écologiquement acceptable si le déplacement concerné s’effectue à vélo et transport collectif. L’entre-deux (ni ville ni campagne) des faubourgs du XIXe siècle et des banlieues du XXe siècle devient espace convoité si l’on sait y développer une densité raisonnée, procurant tout à la fois une tranquillité et une présence de verdure supérieures aux situations urbaines classiques. L’entre-soi résidentiel, aspiration largement partagée dans toutes les catégories sociales, ne contredit pas l’ambition du vivre-ensemble si chacun se sent à sa place dans les espaces publics de la grande ville.
Le travail de l’urbaniste n’est alors plus de continuer à courir après un idéal urbain univoque mais de faciliter des transformations pour rendre les territoires, tous les territoires, plus « capables ». J’emprunte ce qualificatif aux architectes construisant des habitations conçues pour pouvoir être flexibles dans leurs aménagements et leurs usages. Des territoires seront « capables » parce que plus aptes à accueillir la diversité des usages effectifs et potentiels (Scherrer et Vanier, 2013), dans leur expression comme dans leur régulation.
La résilience par la diversité et la générosité
Cette défense de la pluralité se trouve par ailleurs en phase avec les réflexions sur la résilience, que la diversité favorise. Car penser des villes et des territoires plus résilients, c’est faciliter les alternatives, les adaptations ; anticiper des réécritures de scénarios. C’est promouvoir la variété dans les moyens de transport (contre-exemple du RER comme moyen quasi exclusif d’accès à La Défense), dans les types d’habitat, dans les sources d’approvisionnements, dans les formes d’espaces publics. Cette diversité trouve une efficacité supplémentaire lorsque l’adaptabilité voire la polyvalence des équipements et infrastructures sont intégrées dès la conception. Une voie routière transformée en zone piétonne, un gymnase devenant hôpital, des appartements faisant office de bureaux, une école pour accueillir des personnes âgées, etc. Et les équipements « forains », mobiles, chers à Patrick Bouchain (2020).
L’urbaniste doit alors ne pas se préoccuper seulement de la localisation des équipements (établissements scolaires, bureaux, services publics, commerces, etc.) mais aussi de leurs horaires d’ouverture, régulateurs des vécus quotidiens, et des capacités de passage au numérique ; des rythmes urbains. Mais il faut des situations extraordinaires pour rappeler l’évident intérêt à ce que tout le monde ne soit pas en même temps au même endroit ! Que des lieux peuvent changer d’usage selon les moments de la journée ou de la semaine. Que l’on peut donc aménager les temps pour gagner de l’espace.
Les politiques temporelles participent, avec les expériences d’urbanisme transitoire, de cette capacité à mutualiser les espaces, les équipements et les voiries, à les affecter à des usages et des services différents selon les moments. Une plus grande générosité dans les espaces alloués, qu’il s’agisse des pièces et des annexes des appartements, des lieux collectifs pour les immeubles, des trottoirs et des zones de rencontre, de la nature en ville, constituera un atout pour faciliter cette flexibilité de l’offre urbaine.
Gestion urbaine, enfin !
La mise en œuvre du déconfinement souligne l’importance des mesures de gestion organisant au quotidien le fonctionnement des villes : répartitions de l’espace public selon les usages, mobilisations inédites du mobilier urbain, priorités selon les motifs de déplacement, régulation des horaires. L’ordinaire devient stratégique. C’est vrai pour aujourd’hui comme cela peut l’être pour demain. Le souci de résilience suggère de valoriser politiquement autant que professionnellement les missions de la gestion urbaine (Bourdin 2020), parent pauvre d’une action publique qui préfère trop souvent le hard au soft, l’investissement au fonctionnement, les éclats du grand projet aux ennuis du banal.
La boîte à outils de la résilience urbaine et territoriale est plus qu’une trousse de secours. Sa contribution au nécessaire aggiornamento (Offner 2020) de l’action publique locale peut être majeure. En encadrant nos vies quotidiennes dans un déploiement spatial à géométrie réglementée, la crise sanitaire a laissé entrevoir les arbitrages opérés trop implicitement par les actuelles politiques publiques de l’habitat, des déplacements, de l’environnement, qui formatent les échelles des activités humaines. Pour y voir plus clair dans les inégalités sociales comme dans les injustices spatiales, il convient de passer des arbitrages discrets aux compromis explicites, d’évaluer les gagnants et les perdants potentiels de ces jeux avec les distances.
La préparation de l’après-Covid (ou de l’avec-Covid) mais aussi et surtout la mise en œuvre de la transition écologique nécessitent débats et négociations sur les nouveaux compromis à élaborer en la matière. Qu’est-il possible et justifié de relocaliser ? Peut-on démocratiquement hiérarchiser l’utilité socio-économique des déplacements ? Tout quartier de gare mérite-t-il densification ? Quel maillage d’espaces verts organiser pour en faciliter l’accès au plus grand nombre ? Autant de questions apparemment techniques, qui s’éclairent de manière plus citoyenne au prisme de la distance. La régulation et l’ajustement des distances ne peuvent pas être le produit d’un « prêt-à-porter » urbanistique de catalogue mais l’expression de trajectoires territoriales diversifiées et négociées. Le vœu est pieu, mais l’ampleur du défi vaut le coup d’approfondir la suggestion.
Bibliographie
- Ascher, F. 2008. Les Nouveaux Compromis urbains, La Tour d’Aigues : Éditions de l’aube.
- Bouchain, P. 2020. « Covid #7 Avec et pour les habitants », Topophile [en ligne], 29 mai.
- Bourdin, A. 2020. « La ville malade du coronavirus », RIURBA. Revue internationale d’urbanisme [en ligne], 2 avril.
- Hall, E. 2014 [1966]. La Dimension cachée, Paris : Éditions Point.
- Hénaff, M. 2008. La Ville qui vient, Paris : Éditions de l’Herne.
- Schopenhauer, A. 2005 [1851]. Parerga et paralipomena, Paris : Éditions Coda.
- Simmel, G. 2007 [1903]. Les Grandes Villes et la vie de l’esprit, Paris : Éditions de l’Herne.
- Offner, J.-M. 2020. Anachronismes urbains, Paris : Presses de Sciences Po.
- Scherrer, F. et Vanier, M. (dir.). 2013. Villes, territoires et réversibilité, Paris : Les Éditions Hermann.