La financiarisation [1] du capitalisme urbain est souvent présentée comme une contrainte pour les collectivités, renforçant leur dépendance aux acteurs financiers dans le développement des projets urbains (Adisson 2018 ; Lorrain 2011). Pour les projets d’immobilier locatif, elle peut impliquer des arbitrages défavorables aux objectifs sociaux des collectivités, l’intérêt des investisseurs allant de préférence à la construction de surfaces de bureaux supplémentaires standardisées plus rentables (Guironnet 2021). Néanmoins, la montée en puissance des acteurs financiers peut également être accueillie par les élus comme une aubaine (Weber 2010). Ceux-ci peuvent trouver auprès d’eux l’acteur idéal pour conduire un projet risqué, trop long et dispendieux pour une collectivité, et accroître ses rentrées fiscales. Si ces alliances peuvent permettre aux élus d’accomplir leurs projets d’aménagement, l’équilibre des pouvoirs dans leur pilotage reste source d’interrogation. L’étude du projet de réhabilitation de la tour Pleyel située en marge de la « ZAC Pleyel » du quartier permet de revisiter cette question.
Le quartier Pleyel à Saint Denis et le Grand Paris Express
Les quartiers situés à proximité des gares en construction voient fleurir les projets de densification urbaine. Destinés à ériger ces quartiers en pôles d’attractivité, ils concentrent les intérêts d’investisseurs privés, des collectivités et de l’État. Parmi l’ensemble des chantiers du Grand Paris Express (GPE), la Plaine Saint-Denis se démarque par l’ampleur des transformations urbaines planifiées en lien avec les Jeux olympiques et paralympiques de Paris (2024) et la mise en service du réseau de transport (échelonnée entre 2024 et 2030).
Le carrefour Pleyel de Saint-Denis accueillera à l’horizon 2024 l’une des plus grandes gares du GPE. Il est ainsi l’emplacement privilégié d’anticipation et d’investissements d’acteurs financiers (sociétés de gestion d’actifs immobiliers, investisseurs institutionnels) impliqués dans l’immobilier locatif et capitalisant sur les investissements publics dans les transports en commun du quartier (Llorente et al. 2020). Le carrefour constitue donc un terrain d’étude privilégié pour évaluer la place prise par les acteurs financiers dans les mégaprojets urbains contemporains.
Ce projet en cours de développement est issu de la rencontre entre les élus municipaux de Saint-Denis – communistes dits « rénovateurs [2] » – soucieux d’implanter un hôtel-centre de conférences à proximité du Stade de France, et un gestionnaire d’actifs – la Financière des Quatre Rives (FQR) – développant le projet pour le compte d’un investisseur institutionnel, la compagnie d’assurances Afi-Esca. À partir d’une recherche sur des archives, une campagne d’entretiens et des documents publiés par les collectivités [3], cet article analyse les rapports de force aboutissant au développement d’un nouveau centre Paris-Pleyel conçu pour répondre aux critères sélectifs des investisseurs financiers (Decker 2021).
Un héritage encombrant : l’obsolescence de la tour d’affaires de 1973
Inaugurée en 1973 [4], la tour Pleyel est le seul édifice achevé d’un projet prévoyant la construction d’un important centre d’affaires entamée en 1963. Portée par une filiale d’investissement de la banque Rothschild (Cogifrance), cette opération envisageait initialement la construction de quatre tours de bureaux. La commercialisation de la première tour est un échec (faible occupation des locaux, isolement du centre de Paris, aménagements urbains du quartier Pleyel défaillants), stoppant pour un temps les projets de développement tertiaire de la Plaine portés par les élus de la majorité communiste de Saint-Denis.
Source : Archives municipales de Saint-Denis (45 Fi 3/210).
Jusqu’au milieu des années 1990, la tour connaît des difficultés chroniques, handicapée par sa trop faible attractivité en comparaison des bureaux parisiens et de La Défense (Adda et Ducreux 1979). Cogifrance prend alors la décision de vendre à la découpe les étages de la tour. Désormais détenue par divers copropriétaires (investisseurs financiers, entreprises privées, administrations), la santé de la tour continue de se dégrader. En 2005, les services de Plaine Commune font état de nombreux départs d’entreprises (Crédit Lyonnais, Siemens) et le taux d’occupation des locaux chute à moins de 45 %. Le « mitage [5] » de la propriété de la tour, ainsi que sa désaffectation croissante, commencent à préoccuper la direction du développement économique de Plaine Commune.
Pour la collectivité, le cœur du problème réside dans sa multipropriété, qui rend plus complexe tout projet de restructuration. Au début des années 2000, elle essaie ainsi d’obtenir des copropriétaires un projet de reconversion d’ensemble susceptible d’éviter l’« enfrichement tertiaire [6] » de la tour. Faute de capacité ou de volonté d’investir, ces derniers ne parviennent néanmoins pas à s’entendre sur un projet commun de rénovation. La tour devient donc un obstacle important que les services de la collectivité proposent de surmonter en réorganisant sa propriété.
De l’opportunité d’investissement au remembrement foncier des étages de la tour
La concentration des droits de propriété de la tour dans les mains d’un seul propriétaire présente de nombreux avantages pour la collectivité. Elle permet d’abord d’outrepasser le problème de l’accord des copropriétaires sur l’élaboration d’un plan commun de restructuration et d’éviter ainsi des délais supplémentaires. Elle rend également possible la délégation de la conduite du projet à un opérateur choisi par ses soins, sachant qu’il est inenvisageable pour la collectivité de porter en autonomie un projet aussi risqué par l’intermédiaire de sa société d’aménagement (Plaine Commune Développement) dont la capacité de financement est trop faible [7].
La délégation du projet à un acteur privé apparaît donc comme la solution la plus prometteuse. Missionné par les élus municipaux, le service Immobilier d’entreprise de Plaine Commune dispose d’une marge de manœuvre importante pour négocier la revente des titres de propriété. Jusqu’en 2011, l’intention de la collectivité n’est pas tant que ce propriétaire unique soit également capable de prendre en charge en autonomie l’ensemble du projet, qu’un intermédiaire facilitant la revente de la tour à un autre promoteur. Néanmoins, la rencontre décisive avec un investisseur finit de convaincre ses représentants de l’intérêt du remembrement foncier.
Petit opérateur concentré sur un nombre restreint de projets, la Financière des Quatre Rives (FQR) fait son entrée lorsqu’elle rachète en 2008 à une société d’investissement neuf étages de la tour [8] pour le compte d’une compagnie d’assurances (Afi-Esca). En tant que gérant d’actif immobilier, l’objectif de la FQR est de rémunérer son client-investisseur, dans un premier temps à travers l’encaissement des loyers [9]. Prenant acte du désintérêt des autres copropriétaires pour la tour et de son emplacement stratégique sur le tracé annoncé du réseau de transport (GPE), elle entreprend progressivement le rachat de l’intégralité des étages de la tour jusqu’en 2015. La valeur potentielle de la tour croît alors à mesure que cette concentration des droits de propriété rend envisageable un projet de restructuration d’ensemble.
Dans son entreprise de rachat, la FQR, à la réputation de gestionnaire établie, peut compter sur le soutien des services de l’intercommunalité qui vont lui déléguer l’entreprise de revalorisation de la tour. La FQR est en effet connue des services immobiliers de l’intercommunalité pour sa « capacité à faire tourner les bilans [10] » de surfaces de bureaux détenues dans le secteur Landy-France et jouit ainsi d’un crédit certain auprès de la collectivité qui entreprend de l’« apprivoiser [11] ». Joint à l’absence de concurrents potentiels disposés à conduire un projet aussi risqué, ce crédit amène les élus à mener les négociations de rachat des derniers étages de la tour de concert avec la FQR.
Propriétaire à 85 % de la tour en 2014, la FQR bute cependant sur les projets d’un pôle mutualiste et de petits propriétaires qui entendent monnayer la vente de leurs surfaces. À ce stade, la collectivité ne peut plus faire marche arrière et doit à tout prix inciter ces derniers copropriétaires à vendre. Pour cela, les responsables du service Immobilier d’entreprise envisagent l’usage du droit de préemption, normalement conditionné à la définition d’une zone d’aménagement différé (ici absente). Cette menace de préemption permet à la vente d’aboutir et ouvre la voie au développement de l’hôtel-centre de conférences.
La marge d’appréciation limitée des élus sur le projet
Avec cette vente, les élus parviennent à déléguer le risque de portage d’une opération à un investisseur privé tout en levant un obstacle à la redynamisation du quartier Pleyel. De son côté, l’opérateur peut envisager le développement d’un hôtel-centre de conférences rémunérant, à la date de sa commercialisation [12], son client investisseur. La programmation du projet, comme la taille de la surface allouée aux bureaux, à l’hôtel ou aux commerces, répond directement aux exigences de rentabilité définies par ce dernier [13].
Mais les conséquences de l’alignement du projet sur une matrice risque-rendement sont-elles entièrement anticipées par les représentants de la collectivité ? En 2018, le projet a été modifié pour inclure la construction d’une seconde tour [14]. Faisant son apparition en fin de montage du projet, elle sert principalement de garantie financière par la programmation de surfaces de bureaux supplémentaires permettant de diversifier les risques liés à la monofonctionnalité de l’hôtel. L’opérateur mise en effet sur le dynamisme tertiaire croissant du secteur Pleyel avec la mise en service de la gare du GPE et sa visibilité accrue par les Jeux olympiques de 2024. D’après ses estimations, ces surfaces de bureaux supplémentaires faciliteront à terme le remboursement des montants empruntés auprès d’investisseurs bancaires finançant le portage de l’opération.
Les élus sont moins convaincus que les promoteurs par l’utilité de surfaces supplémentaires de bureaux dans un secteur relativement atone. Faute d’outils réglementaires supplémentaires, ils sont néanmoins contraints d’accepter cet ajout pour ne pas contrarier l’unique investisseur disposé à porter le projet, avec lequel ils estiment par ailleurs avoir établi une véritable relation de confiance. Ils préfèrent ainsi taire ces réticences au cours des négociations et insister sur un « invariant [15] » : la mise en service d’un hôtel à proximité du Stade de France, opérationnel pour les Jeux de 2024. Le permis de construire modifié est approuvé par la municipalité de Saint-Denis le 13 février 2018.
Les représentants administratifs de la collectivité estiment par ailleurs avoir levé un obstacle au développement tertiaire de la Plaine en concentrant la propriété du « centre Paris-Pleyel » dans les mains d’un investisseur unique. Suivant leurs anticipations, l’opération peut ainsi accompagner durablement la transformation d’ensemble du quartier Pleyel avec l’arrivée du GPE et la tenue des JO 2024. En revanche, la collectivité et le bon déroulement du projet demeurent soumis à la conjoncture immobilière et aux stratégies d’investissement de l’assureur : « la compagnie d’assurance est intéressée par les flux financiers. Aujourd’hui, elle voit vingt-quatre ans de flux financiers garantis. Elle est donc partie pour rester propriétaire. Après, si demain on venait lui faire un chèque au-delà de ses espérances [16]… ». Ainsi, la visibilité des élus sur la gouvernance (propriétaires, orientations stratégiques, etc.) du projet à long terme reste faible. Quel serait l’effet sur le développement d’ensemble du secteur produit par le retrait de l’investisseur si les tours ne s’avéraient pas assez attractives ?
Une alliance opportune mais risquée
La vente à la découpe des étages de la tour dans les années 1990, conséquence d’une mise en gestion active du patrimoine de Cogifrance conjointe à la vague de financiarisation de l’immobilier tertiaire parisien (Nappi-Choulet 2013), mène donc à la dégradation progressive de la tour faute d’entretien et d’accord des copropriétaires sur un projet de reconversion d’ensemble. Les élus héritent d’une infrastructure urbaine obsolète, risquant d’handicaper le développement tertiaire du secteur Pleyel, alors même que les chantiers du GPE créent un appel d’air pour attirer les capitaux privés permettant de financer la réhabilitation de quartiers entiers. Pour lever un obstacle au développement urbain, les communistes « rénovateurs » peuvent ainsi être tentés de nouer des alliances de circonstance avec des investisseurs financiers disposés à s’impliquer dans des projets risqués. La collectivité agit ainsi en amont du projet, par la redéfinition des droits de propriété.
Les perspectives de valorisation générées par les chantiers du GPE peuvent renforcer l’intérêt des élus pour ces alliances de circonstance, à mesure que l’attractivité des territoires pour les investisseurs financiers croît avec l’investissement public. Dans le cas de la tour Pleyel, elles représentent une opportunité de résoudre les dysfonctionnements générés par la financiarisation de l’immobilier tertiaire parisien des années 1990, tout en nouant un nouveau partenariat avec un acteur financier. Pourtant, à plus long terme, la conformité des projets avec les orientations tracées dans les schémas de développement des collectivités reste sujette aux rapports de force entre élus et investisseurs.
Bibliographie
- Adda, S. et Ducreux, M. 1979. « L’usine disparaît. L’industrialisation remise en question. Saint-Denis, Aubervilliers », Les Annales de la recherche urbaine, vol. 5, n° 1, p. 27‑66.
- Adisson, F. 2018. « L’action publique urbaine transformée par les méthodes d’évaluation financière. Le cas de projets urbains en Italie », Espaces et sociétés, n° 174, p. 87‑103.
- Decker, M. 2021. « Recomposition et permanence dans l’aménagement économique du carrefour Pleyel de Saint-Denis. De l’opération d’urbanisme au projet de centre Paris-Pleyel dans le capitalisme urbain (1958-2020) », mémoire non publié, Université Paris-Dauphine, EHESS, Mines ParisTech.
- Guironnet, A. 2021. « Faire et défaire les métropoles. Comment la financiarisation transforme les projets de renouvellement urbain des premières couronnes dans le Grand Paris et le Grand Lyon », Métropolitiques.
- Llorente, M, Drozdz, M. et Vila Vázquez, J. I. 2020. « L’aménagement urbain, une nouvelle étape de la diversification d’actifs ? Les investisseurs dans les projets du Grand Paris », Université Paris Est Gustave Eiffel, chaire Aménager le Grand Paris/LATTS.
- Lorrain, D. 2011. « La main discrète. La finance globale dans la ville », Revue française de science politique, vol. 61, n° 6, p. 1097‑1122.
- Nappi-Choulet, I. 2013. « La financiarisation du marché immobilier français : de la crise des années 1990 à la crise des subprimes de 2008 », Revue d’économie financière, n° 110, p. 189-206.
- Weber, R. 2010. « Selling City Futures : The Financialization of Urban Redevelopment Policy », Economic Geography, vol. 86, n° 3, p. 251‑274.