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Une autre histoire urbaine de Séoul

Le développement urbain de Séoul se confond souvent avec l’essor économique de l’État sud-coréen. Jieheerah Yun dévoile une autre histoire de la capitale coréenne, attentive aux conflits et aux luttes pour la protection des multiples patrimoines de la ville.

Recensé : Jieheerah Yun, Globalizing Seoul. The City’s Cultural and Urban Change, Abingdon-New York, Routledge, « Planning, History and Environment Series », 2018, 184 p.
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Parmi les villes d’Asie nord-orientale, Séoul semble encore assez peu connue, si on se fie au nombre de travaux académiques qui sont consacrés à la capitale coréenne. Ce déficit relatif contraste avec l’engouement dont jouit la « vague coréenne » (hallyu) bien au-delà de ses frontières, portée par la puissance de firmes de télécommunications et par une stratégie étatique affirmée de promotion du soft power sud-coréen.

Dans ces conditions, la publication de Globalizing Seoul en 2018 aux éditions Routledge vient renouveler le regard porté sur cet espace urbain encore mal connu. Cette monographie réalisée par Jieheerah Yun, professeure associée à l’université de Hongik, est issue d’une thèse de doctorat menée sous la direction de Nezar Al Sayyad (université de Californie à Berkeley). Dans la filiation de l’approche élaborée par Ananya Roy, figure établie des études postcoloniales, l’ouvrage offre un regard décentré sur les lieux et les acteurs de la production urbaine contemporaine coréenne. Il part du constat que le gouvernement de Kim Young Sam au début des années 1990, puis celui de Lee Myung Bak à la fin des années 2000, se sont emparés respectivement des concepts de segyehwa et de global-hwa, soit deux traductions du mot mondialisation en hangeul. Le souci de relancer, par l’extraversion, un modèle d’économie politique sud-coréen qui semblait essoufflé avant et surtout après la crise asiatique de 1997, a entraîné ce que l’auteure appelle un « tournant culturel dans les discours et les dispositifs d’aménagement de Séoul », s’inspirant des politiques de régénération des villes européennes. La délimitation de Global cultural zones, ou bien des districts axés sur la préservation du patrimoine tangible et intangible de Séoul, a pour vocation de transformer son image de centre urbain « industriel “nouveau riche” issu du tiers-monde en pôle culturel et cosmopolite sophistiqué » (« from an industrial nouveau riche of the Third World to a sophisticated cosmopolitan cultural axis », p. 2-4), et de changer une ville marquée par l’industrie lourde en centre industriel high-tech.

Les tenants et aboutissants de cette transition sont examinés au travers de l’évolution de plusieurs de ces districts désignés, l’auteure prenant soin d’identifier les acteurs privés et publics, institutionnels ou associatifs, qui ont approuvé ou au contraire contesté ces évolutions. L’étude des différents projets illustre comment l’environnement bâti de Séoul a été reconsidéré dans cette transition politique et urbaine. Devenu un objet d’investissement pour des capitaux internationaux, l’environnement bâti devient, pour les pouvoirs publics, un instrument pour maintenir la compétitivité économique nationale, au détriment de son rôle social. On retrouve ici l’idée selon laquelle les grandes villes sont l’échelle privilégiée d’investissement d’un capitalisme financiarisé, où l’injonction au maintien de la compétitivité face à la globalisation a incité les pouvoirs publics à privilégier l’attractivité des cadres bâtis, au détriment de leur rôle social. On apprend ainsi que la municipalité a subventionné le Dongdaemun Design Plaza and Park, dont le chantier a coûté pas moins de 313 millions de dollars. Face à cette thèse devenue classique, l’originalité du travail de J. Yun vient justement du choix du terrain, car la trajectoire suivie par Séoul et l’État sud-coréen échappe aux schémas Nord/Sud et Est/Ouest, son classement parmi les « dragons de l’Asie » ne rendant pas compte d’une histoire tourmentée.

Une histoire culturelle du développement urbain de Séoul

L’ouvrage adopte d’abord une perspective temporelle longue et montre comment les notions de « société multiculturelle », d’ouverture et de tradition, qui parsèment les documents de planification d’une métropole à l’autre, sont ici chargées d’enjeux géopolitiques et mémoriels singuliers. Les acteurs des politiques culturelles mobilisent ces termes sans toujours anticiper leurs effets sur la construction de l’identité de Séoul. En effet, les initiatives de protection des « richesses » de Séoul sont régulièrement associées à la quête inassouvie d’une identité coréenne indépendante et réconciliée. Les initiatives évoquées dans l’ouvrage témoignent d’une relation ambiguë aux manifestations successives du développement de la capitale, celui-ci visant autant à sortir la société coréenne de la pauvreté qu’à étouffer les contestations sociales et politiques.

À partir de 1394, la dynastie des Chosun choisit Séoul comme capitale palatiale, l’aménage suivant des règles issues de la cosmologie chinoise et gouverne le royaume selon la doctrine confucéenne. Son organisation hiérarchique est bouleversée par l’occupation japonaise (1910-1945). L’importation du style occidental imposant qui caractérise les espaces peuplés de colons japonais et d’une élite coréenne des affaires contraste avec la dépréciation de l’architecture vernaculaire. Après la libération, Séoul se retrouve empêtrée dans un conflit entre capitalisme et communisme, tandis que sa population passe de 250 000 en 1919 à 900 000 en 1945, puis à 2,4 millions en 1960, sous l’effet de l’exode rural et d’une forte natalité. Amplifiée par les destructions liées à la guerre de Corée, la crise du logement s’ajoute aux besoins de réhabilitation d’innombrables infrastructures. Le régime dit républicain répond à cette situation chaotique par des plans d’extension administrative et de verticalisation urbaine, qui font rimer l’objectif de rattrapage économique avec « l’efficacité » des complexes d’appartements, des autoroutes, des zones spécialisées dans l’industrie légère. Les années 1980 marquent l’apogée et le déclin d’un État développementaliste, tourné vers l’exportation mais au marché intérieur protégé, et faisant taire les opposants.

Après l’assassinat de Park Chung-hee [1] en 1979, les dégâts environnementaux et les scandales de corruption révélés par l’effondrement d’immeubles stimulent les revendications démocratiques. La classe moyenne éduquée s’investit dans ce mouvement, tandis que la spéculation foncière, démarrant depuis les quartiers huppés créés au sud de la rivière Han (comme Gangnam), stimule les délocalisations et suscite une sévère critique du matérialisme « gagnant » de la flambée immobilière. L’émergence concomitante d’une économie de la connaissance et d’une société civile défendant ses droits nourrit une sensibilité esthétique et morale aux espaces avec lesquels les habitants de Séoul peuvent ressentir un « lien sentimental » (p. 42). Ce type de révolution expérientielle existe aussi en Europe, mais le cas sud-coréen se distingue par la condensation de cette transition urbaine sur une période courte.

Derrière le discours apaisé d’une identité réconciliée, des patrimoines urbains en conflit

Le rejet des « forêts d’appartements », qui avaient symbolisé l’accès au confort jusque dans les années 1990, participe d’une revalorisation des hanoks (maisons avec cours intérieures) de l’ère préindustrielle, remodelés pour accueillir des logements, bureaux, restaurants, voire des cabinets médicaux. D’abord spontanée, cette redécouverte est institutionnalisée par des projets de régénération qui rompent avec une politique gouvernementale jusque-là insuffisante, grâce à une coopération directe entre la municipalité et les associations de quartier. Mais la promotion du hanok en parangon d’une culture nationale longtemps bafouée et la mise en tourisme prosélyte du village de Bukchon, « banque de la mémoire coréenne » (p. 49), comportent de nombreux revers. Des savoir-faire valorisés par les agences de voyages sont ainsi revivifiés, mais aussi essentialisés, et la romanticisation de la vie en hanok alimente tous les travers de la gentrification : effacement des formes d’habitat populaire au profit d’un idéal bourgeois (la maison du noble lettré yangban, construite sur une division sexuée de l’espace), conflits de voisinage, guides de réparation s’adressant aux seules maisons avec toits de tuiles, dénonciation de l’opportunisme des ONG ou des entrepreneurs misant sur les aides à la réhabilitation.

Les controverses sur ce que seraient une ville et une culture coréennes prennent un tour plus alambiqué à Insadong. Cet espace centré sur une place de marché, à la trame viaire labyrinthique, est perçu comme l’un des plus authentiques de Séoul. Accueillant de nombreux festivals, il a reçu le titre de « Culture Street ». La fermeture de certaines de ses rues à la circulation automobile, la hausse des prix des terrains et le rajeunissement de la clientèle ont accompagné la mutation de ses scènes de consommation : moins de galeries et d’artisanat, plus de bars et de souvenirs fabriqués à la chaîne. Les campagnes pour un droit à un meilleur accès pédestre (boheng-gwon) ont d’abord été vues positivement, puis ont cristallisé la colère des commerçants, inquiets d’une perte d’identité (p. 71). L’auteure remet ici en question des attaques fondées sur une dichotomie entre cultures légitimes et illégitimes, qui sous-estiment l’influence des conditions socio-économiques sur la formation du goût. On découvre ainsi que la vente d’œuvres d’art par des aristocrates appauvris prend son envol lors de la colonisation japonaise. C’est aussi à cette époque qu’Insadong, du fait de sa réputation sulfureuse, devient un lieu d’éclosion de courants politiques et artistiques avant-gardistes, dans le domaine du théâtre en particulier. Or cet aspect de son cachet, moins « commodifiable », se perpétue sans doute davantage dans le « mauvais goût » des publics jeunes. Dans la même logique, la diversification des pratiques alimentaires a fait d’Insadong une place gastronomique, où se sont démocratisées les maisons de thé et une cuisine raffinée (hanjongsik), tout comme la restauration étrangère, de sorte que l’on ne peut considérer l’une comme traditionnelle et exclure l’autre « sans ossifier l’identité » (p. 89-94).

Légitimités et illégitimités des cosmopolitismes urbains

L’ouvrage s’intéresse ensuite aux interactions entre les stratégies d’internationalisation de Séoul, les usages quotidiens des projets urbains et les conflits que suscite une appropriation sélective de la mémoire par les institutions en charge du redéveloppement. À l’inverse de Bukchon et Insadong, les politiques de rénovation de Dongdaemun sont structurées par l’image d’une modernité en mouvement perpétuel, justifiant la mise en œuvre de mégaprojets visant à créer un hub de la mode et du design. Les shopping malls se substituent aux ateliers d’après-guerre où des réfugiés travaillaient dans des conditions illégales. Dans les années 1990, les PME entrent en crise, le maintien de faibles coûts de production reposant toutefois sur l’arrivée de migrants, notamment coréens-russes et chinois. Les nouveaux codes du travail, qui s’appliquent aux conglomérats mais peu aux PME, augmentent le temps de loisir et la fréquentation des centres commerciaux.

Fort de ces changements, le projet Design Seoul montre des partenariats public-privé qui peinent à se départir d’un développementalisme peu soucieux du maintien des bases productives d’un grand marché textile de l’Asie. Ici, l’auteure met à jour les risques d’échec que pourrait comporter une stratégie qui sous-estime le rôle joué par la diversité migratoire de Dongdaemun dans son succès économique, ce qu’illustre le taux de vacance commerciale dans certains shopping malls. Une tension majeure concerne la démolition en 2008 du stade de Dongdaemun (fig. 1), auquel les résidents sont attachés : après avoir été édifié pour célébrer le mariage de l’empereur Hirohito au début des années 1920, il accueillit des événements sportifs populaires et on y célébra la victoire de 1945, avant de servir de marché aux puces durant ses dernières années d’existence. En remplacement, le brandscape, conçu par Zaha Hadid (fig. 2), devait intégrer les découvertes issues de fouilles archéologiques, mais les commanditaires et le cabinet d’architecture n’ont pu s’entendre sur certains aspects fonctionnels, et l’histoire sportive populaire de ce stade n’a fait l’objet d’aucune politique d’archivage sérieuse. La campagne « Caring for citizens » louant les vertus de Design Seoul a quant à elle été détournée par des groupes d’artistes qualifiant leur action de guerilla design (p. 98-113, fig. 3 et 4) : sur les campagnes publicitaires étalant « jusqu’à la nausée » des citadins heureux et confiants dans la transformation de Séoul en capitale du design, ils superposent aux propos laudatifs (« J’adore Design Seoul ! ») des critiques sur la dureté des conditions de vie des classes populaires.

Figures 1 et 2. Le stade Dongdaemun avant sa démolition en 2008 et le Dongdaemun Design Plaza conçu par Zaha Hadid

Source : Jun Michael Park, « Deconstruction – The Dongdaemun Design Plaza », Impakter, 18 mars 2015, https://impakter.com/deconstruction-dongdaemun-design-plaza.

Figures 3 et 4. La campagne Design Seoul affichée dans les trains de la ville et son détournement par des artistes engagés, en 2009

Source : J. Yun, Globalizing Seoul. The City’s Cultural and Urban Change, Abingdon-New York, Routledge, « Planning, History and Environment Series », 2018, p. 110 et 112.

Enfin, Itaewon entretient une renommée de zone la plus « exotique » de Séoul, un quartier composé de club et de restaurants multi-ethniques, dont le parcours est imbriqué à celui d’une base militaire états-unienne. La présence de GIs est en effet associée à l’essor d’une industrie du sexe recrutant des femmes pauvres et migrantes, mais aussi à la possibilité de défier les normes sociales et les punitions que la dictature sud-coréenne réservait aux « conduites déviantes » jusque dans les années 1980. De moins en moins bien perçue, la présence des soldats est peu à peu mêlée à celle d’autres minorités sexuelles, religieuses (musulmanes notamment) et ethniques. Or, la reconnaissance du caractère global et touristique de cette zone pourrait nuire à sa mixité, dans la mesure où la gentrification en cours n’est pas atténuée par des mesures de contrôle des loyers.

En définitive, l’auteure lève le voile sur les débats constants qu’implique la globalisation de Séoul, derrière le « miracle sur la rivière Han », même et surtout quand ses grands acteurs institutionnels ou économiques cherchent à modeler son image internationale. L’ouvrage s’inscrit dans une tendance à utiliser la rue en tant que loupe privilégiée d’observation du processus négocié qu’est la métropolisation. Sa taille modeste (150 pages sans les annexes) ne l’empêche pas d’être très pourvu en illustrations. Sa lisibilité est cependant amoindrie par la petitesse de la typographie et des images en noir et blanc à la résolution médiocre, malgré un prix élevé, fidèle aux us de Routledge. Il s’agit d’ailleurs de documents pour la plupart inédits et assortis d’une riche bibliographie vernaculaire. De cette efficacité viennent ses forces et ses limites : le mérite de J. Yun consiste en une analyse de géographie culturelle concrète, avec un regard acéré qui évite l’écueil des abstractions théoriques sur les worlding cities. Sa faiblesse réside dans l’absence de comparatisme et sa rédaction un peu précipitée : quelques termes demeurent inexpliqués (minjung), pas de schémas résumant les relations entre acteurs ou leurs compétences, la question de la circulation des modèles entre villes d’Asie n’est pas abordée, l’auteure ne disant rien des coopérations/rivalités entre Séoul et Tokyo au-delà de la période coloniale, encore moins des échanges qui peuvent se tisser avec les villes chinoises par le jeu du tourisme et des migrations. L’ouvrage constitue donc une introduction fort utile sur Séoul et son économie politique urbaine, en complément de lectures plus amples sur l’histoire économique et urbaine des deux Corées, ou sur l’hybridation néolibérale des États développeurs d’Asie.

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Pour citer cet article :

Sophie Buhnik, « Une autre histoire urbaine de Séoul », Métropolitiques, 12 octobre 2020. URL : https://metropolitiques.eu/Une-autre-histoire-urbaine-de-Seoul.html

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