Si la montagne est belle, comme disait le poète, elle est – ou était, encore plus certainement – éprouvante, jusqu’à l’impossibilité même d’une vie qui vaille la peine d’être vécue, en tout cas à « Chaudun, la montagne blessée ». Ce village des Hautes-Alpes (altitude moyenne : 1 900 m), aujourd’hui effacé du paysage, est l’objet d’une enquête implacable sur la désertion d’une communauté rurale à la fin du XIXe siècle, contrainte par la rudesse excessive de la vie montagnarde, comme un grand nombre de villages des Alpes du Sud, d’où émigre en masse la jeunesse en direction des Amériques et des colonies d’Afrique du Nord [1].
Le récit prend appui sur les ruines du village que l’auteur – Luc Bronner, journaliste grand reporter au Monde – sillonne depuis l’enfance, cette connivence avec les lieux donnant toute l’intimité au texte. Le point de départ et d’arrivée de l’enquête est la tombe de Félicie Marin, morte le 30 avril 1877 à l’âge de 17 ans, que l’auteur découvre au détour de ses excursions. En cherchant à retrouver l’identité de la jeune femme, il déplie méticuleusement toute la vie villageoise grâce à un travail d’archive rigoureux, comme en témoignent les sources méthodiquement exposées en fin d’ouvrage [2]. Ni pathos ni romantisme dans la reconstitution de la vie quotidienne de ce village d’un peu plus d’une centaine d’habitants… qui meurent jeunes, lorsqu’ils survivent à leur naissance. « Tous les foyers sentent la mort », écrit Luc Bronner, qui nous apprend aussi qu’un « marché parallèle de l’enfant et de l’enfance » se développe dans ces vallées des Hautes-Alpes : tout en étant une terre d’exil, elles deviennent aussi un berceau d’accueil des nourrissons « illégitimes » issus le plus souvent des grandes villes voisines et placés dans les familles pour quelques sous [3]. « En cette fin de siècle, la morale réprouve les relations sexuelles hors mariage et, plus encore, les enfants qui en sont la preuve biologique. Les mères, seules, en portent la responsabilité, comme si les mâles n’en avaient aucune. La morale en revanche ne condamne pas de gagner de l’argent avec ces nourrissons, ni même de les laisser mourir » (chap. 1).
Une réflexion sur notre condition anthropocène
La force de l’écriture tient à la faculté de l’auteur à concilier le réalisme historique et sociologique propre au regard journalistique, avec la grande sensibilité de l’écrivain aux lieux, aux ambiances et aux paysages qui lui sont familiers. Car il faut avoir le sens de l’observation et l’âme du poète pour réussir à décrire la danse des flocons et faire entendre le silence de la neige. Au fil des neuf chapitres, cette écriture croisée maintient savamment l’équilibre entre la visée documentaire et littéraire sans que jamais l’une s’impose sur l’autre. Luc Bronner provoque même le vertige en donnant à son récit rétrospectif une dimension prospective (« Chaudun raconte notre passé, et notre futur probablement »). Sans tirer de leçon moralisatrice, en évitant tout catastrophisme, ses observations devant la nature qui reprend ses droits donnent à réfléchir sur notre présent et notre futur dans la mesure où « il est arrivé, il arrive, il arrivera que les hommes et les femmes doivent fuir les catastrophes écologiques qu’ils ont eux-mêmes engendrées » (prologue). Sans que cela soit explicite, son objectif – à partir de l’échelle locale – est de monter en généralité pour anticiper un futur proche, voire des situations déjà actuelles sous d’autres latitudes : dès aujourd’hui, le changement climatique pousse à l’exil des communautés villageoises qui ne parviennent plus à tirer les bénéfices suffisants de leurs terres, à l’image de Chaudun il y a un peu plus d’un siècle. Il est probable que cette mise en perspective soit aussi une façon pour l’auteur de questionner les conditions d’accueil des migrants dans les Hautes-Alpes [4]. Enfin, la description finale du chapitre 9 (« L’Homme qui plantait des arbres ») exploite le potentiel réflexif du paysage, tel un miroir réfléchissant nos actions présentes et passées, pour questionner les conséquences des activités humaines sur leur environnement. En effet, la disparition du village englouti sous la forêt ne résulte pas seulement de la capitulation des pauvres paysans devant la nature hostile mangeuse d’hommes et de terres. Elle est le fruit de la décision collective prise par ces villageois pour changer de vie et, en conséquence, vendre leurs biens à l’État. En réponse, le projet de l’administration des Eaux et Forêts de déployer sur leurs terres soudainement libérées la politique de Restauration des terrains de montagne (RTM) [5] est présenté avec beaucoup de nuances par l’auteur, sans jugement sur les gagnants et les perdants d’une opération d’aménagement qu’il serait tentant de disqualifier pour ce qu’elle dissimule (l’exil forcé d’une communauté villageoise) ou d’idéaliser pour ses bienfaits sur une nature « sauvage » (les guillemets sont nécessaires car il s’agit bien d’un reboisement). Toujours de façon nuancée et fidèle à l’hybridité de son récit, il décrit cette entreprise à la fois dans ses finalités techniques et dans sa charge symbolique, comme une parabole de l’ambivalence de l’action humaine sur la terre.
Quand le lecteur aura la chance de retrouver la montagne, avec ce livre en tête, il ne manquera pas de se souvenir de son message : « On ne peut comprendre la montagne sans penser à la sueur de ceux qui l’ont occupée, exploitée, vécue », et c’est certainement le tour de magie du paysage que de se présenter à nous sous la figure aimable d’un tableau qui occulte souvent les conditions sociales et économiques de sa fabrication.