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Essais

Transports collectifs urbains : choisir entre deux modèles

Les transports collectifs jouent un rôle déterminant pour la transition écologique. Les acteurs du secteur continuent pourtant de privilégier des innovations techniques très consommatrices de ressources. Les auteurs invitent à puiser dans un répertoire d’expériences historiques pour trouver des solutions plus modestes techniquement et disponibles à plus court terme.

Les transports collectifs urbains (TCU) sont considérés comme un outil important pour les politiques publiques visant à favoriser la transition écologique et solidaire. En effet, les transports, notamment le transport routier, constituent le secteur qui émet le plus de gaz à effet de serre depuis 1998, avec 30 % des émissions françaises pour 2017, dont la moitié provient des voitures particulières (CGDD 2018a, p. 108).

La crise sanitaire de la Covid-19 pose des questions importantes sur le financement de ce possible développement de l’offre, du fait notamment de baisses de ressources conséquentes. Pour les recettes provenant des usagers, cette diminution est de l’ordre de 30 % en moyenne en 2020 (Duron 2021). Face à cela, la principale solution envisagée par les acteurs du transport (autorités organisatrices, exploitants) semble être la recherche d’un équilibre que l’on pourrait qualifier de haut régime, au sens où l’objectif est de produire une offre massive et de grande qualité, inspirée du schéma de la smart city et de ses systèmes réputés autonomes (véhicules autonomes, véhicules électriques à batterie), mais au prix d’une forte consommation de ressources, dont l’atteinte semble marquée par de grandes incertitudes et qui ne serait accessible qu’à long terme. Il serait caractérisé par un haut niveau de technologie et de dépense, nécessitant de nombreuses nouvelles ressources. Un autre choix nous semble toutefois possible : celui d’un équilibre de bas régime (avec une production plus limitée et peut-être plus en phase avec les besoins et une consommation de ressources bien plus faible), plus certain et disponible dans des temps courts, fondé sur des technologies anciennes mais revisitées, et nécessitant des ressources beaucoup plus faibles.

Le problème de financement ne date pas de la Covid-19

Le modèle de financement des TCU est considéré par les spécialistes du transport comme fragile depuis au moins les années 2000 (Faivre d’Arcier 2010). En effet, le besoin de financement n’a cessé d’augmenter avec le développement de l’offre, notamment lors de la mise en place de tramways par de nombreuses autorités organisatrices des transports devenues autorités organisatrices de mobilités (AOM). Les coûts d’exploitation en France se sont accrus constamment depuis le milieu des années 1990, d’environ 6 % par an en moyenne dans les réseaux des villes de 50 000 à 100 000 habitants et dans les plus grandes villes non équipées de métro ou tramway au cours de la période 2004-2015. Pour les plus grandes villes équipées de métro ou tramway, cette hausse est de 4,3 % (CGDD 2018b, p. 3). Cela résulte en partie de la mise en place de modes lourds (métro ou tramway) qui ont accru les coûts d’exploitation au kilomètre.

De leur côté, les recettes commerciales, composées des recettes tarifaires (qui en constituent la plus grande partie) et des recettes des activités annexes (publicité, par exemple), ont connu certes une hausse, mais trop faible pour couvrir les besoins de financement (ibid., p. 3). En conséquence, le taux de couverture des coûts de production totale des services de TCU (exploitation et investissement) par les recettes commerciales n’a fait que diminuer depuis les années 2000 pour tous les réseaux, à l’exception peut-être du réseau lyonnais. En 2015, ce taux de couverture s’établit, en moyenne, à moins de 14 % (Guelton et Poinsot 2020a et 2020b).

Le reste du financement est assuré par les deux autres grandes sources (hors emprunts), à savoir le versement transport, devenu avec la loi d’orientation des mobilités le versement mobilité (VM), et la contribution des institutions publiques. Le VM est un impôt local mis en place par décision de l’autorité organisatrice des mobilités et payé par les employeurs privés et publics disposant de onze salariés ou plus dans un territoire où existe un transport collectif urbain. Il est prélevé en pourcentage de la masse salariale. Le taux du prélèvement est défini par l’AOM dans des limites imposées par la loi. En moyenne, en 2015, il couvre 48 % de l’ensemble des dépenses pour les TCU. Le taux de versement mobilité est à son niveau maximum réglementaire dans presque l’intégralité des grandes agglomérations. La situation semble un peu moins problématique dans une partie des petites et moyennes agglomérations, qui disposent encore de marges de manœuvre (Richer 2017). Enfin, la contribution budgétaire des institutions publiques correspond à environ 38,2 % des dépenses totales. Comme le VM, sa proportion dans le financement des TCU augmente dans le temps et les perspectives d’accroissement futur sont loin d’être assurées dans un contexte de réduction des budgets publics locaux.

Cette tension générale sur le modèle de financement impose donc de regarder non seulement les ressources, mais aussi les dépenses, ce qui est moins courant dans le débat public.

Quels choix entre un équilibre haut et un équilibre bas régime ?

Si la recherche de nouvelles ressources paraît indispensable, le niveau qu’elles pourraient atteindre dépendra des systèmes de transports qui seront développés. Deux options se dessinent alors : un équilibre à bas régime et un équilibre à haut régime.

Le modèle à haut régime est incarné notamment par le véhicule ou la navette autonome. Est-il en mesure de réduire les coûts ?

Premièrement, il suppose des coûts d’investissements élevés : une navette Navya [1] de quinze personnes (250 000 euros) se positionne entre le coût d’investissement d’un autobus standard diesel (200 000 euros) et celui d’un autobus standard hybride (400 000 euros), tous deux à 80 places, soit de trois à six fois plus cher à la place. Ces coûts sont dus à la haute technicité des véhicules laissant présager un rythme de renouvellement plus fréquent. Deuxièmement, le véhicule autonome est un système dépendant d’un niveau de qualité élevé de l’infrastructure, pour son équipement comme pour sa maintenance, ce qui induit des coûts portés par d’autres structures que l’exploitant des transports publics (Sénat 2017). Ainsi, la signalisation verticale devrait être adaptée et la collectivité devrait déployer des capacités numériques (stockage de données et capteurs) pour atteindre un niveau total d’autonomie [2]. Troisièmement, les navettes actuellement en développement sont encore de petits modules, qui rappellent les solutions qui ont cherché depuis des décennies à se positionner entre le transport individuel et le transport collectif. Or, les expériences successives de ces solutions ont jusque-là toujours échoué, comme le cas célèbre d’Aramis dans les années 1980 (Latour 1992) ou celui, moins connu, des Spårtaxi en Suède (Rupeka 2021). Ces échecs sont notamment dus à leurs coûts élevés et à la fragilité de modules de petite taille, tandis que les recettes attendues paraissent faibles du fait d’une capacité réduite.

Croire que le véhicule autonome promet des baisses de coût n’est que l’expression contemporaine de ce qu’on pourrait qualifier de fuite en avant technique qui paraît caractériser le monde des mobilités de l’époque industrielle : les solutions de demain permettraient de s’émanciper de contraintes décrites comme temporaires, alors qu’elles sont souvent inhérentes au monde des mobilités. On peut penser ici à l’exemple récurrent des systèmes aériens de faible capacité, de La Sortie de l’Opéra en l’an 2000 d’Albert Robida (1902) aux taxis volants annoncés pour les Jeux olympiques de 2024. De façon systématique, cette dynamique se heurte à des limites, comme celle des vitesses, toujours faibles en ville, ou du temps passé à se déplacer, à peu près immuable.

Poser le problème en sens inverse paraît donc être une piste à interroger : il ne s’agit pas de chercher toujours plus de ressources pour financer une nouvelle technique, mais d’adapter la technique aux ressources disponibles, financières ou de matériaux et d’énergie. Ce sont alors des solutions à basse technicité qui peuvent être envisagées. Au terme de la grande vague d’équipements en tramways qu’a connue la France des années 1990 aux années 2010, une telle voie a d’ailleurs été ouverte par Besançon, lorsque cette ville a cherché à se doter d’un tramway à moindre coût, face aux projets précédents qui, pour être de grande qualité urbaine, n’en étaient pas moins très onéreux.

L’option de solutions techniques simples, visant la maîtrise des coûts, ne semble pas pouvoir être écartée, au prétexte d’une nécessaire innovation. Le monde des transports est un cimetière de solutions révolutionnaires, leurs promoteurs ayant trop souvent pensé que l’innovation devait résider dans les objets techniques, en oubliant les contraintes puissantes propres au secteur des TCU (fiabilité, sécurité, massification, insertion urbaine…). Ce constat invite à revisiter des solutions anciennes ayant fait face à ces contraintes à l’aune des enjeux contemporains (Passalacqua 2011).

Pour traiter d’un exemple concret, on peut s’interroger sur la manière de décarboner les réseaux d’autobus. Plusieurs solutions s’ouvrent, dont la principale actuellement promue est l’autobus électrique à batteries, tel qu’il est généralisé à Eindhoven, régulièrement citée comme la ville préfigurant les autres réseaux européens. L’autobus électrique est toutefois une solution mise au point il y a un siècle, avec le trolleybus, mais peu compétitive à l’époque face aux solutions thermiques, moins onéreuses. Son esthétique a aussi souvent fait l’objet de critiques, du fait de son alimentation aérienne (Passalacqua 2012). Ce système semble quelque peu oublié aujourd’hui en France, à l’exception de quelques villes qu’il a marquées ou qu’il marque toujours, comme Grenoble, Lyon et Limoges (Soulas 2015). Il porte l’image de l’Europe de l’Est soviétique, alors qu’il roule aussi à Lausanne ou Genève, des villes riches inscrites dans des paysages loin d’être négligés.

À l’opposé du véhicule autonome, le trolleybus assume une forme de dépendance au réseau. Pourquoi faudrait-il la nier si ce n’est pour prolonger ce rêve de la mobilité illimitée par la fuite en avant technique ? Ce sont plutôt des solutions d’hybridation entre véhicules à batterie et véhicules à alimentation aérienne qu’il semble nécessaire de rechercher, si l’on souhaite préserver certains espaces urbains de la présence de lignes d’alimentation aériennes. Un tel choix est envisagé à Berlin pour le quartier de Spandau, afin d’y réduire le coût global du service de transport. Contrairement aux autobus électriques qui doivent rester au dépôt pour se recharger pendant le service ou disposer de batteries très grosses (Fraunhofer 2019), les trolleybus hybrides limitent les coûts d’exploitation et d’investissement en diminuant la flotte de véhicules à mobiliser.

Des mesures à faible coût peuvent aussi permettre de faire gagner en attractivité les transports collectifs. On peut penser ici à celle qui consiste à généraliser en ville la diminution de la vitesse maximale autorisée à 30 km/h. En diminuant l’intérêt de l’automobile, elle pourrait appuyer l’essor des transports publics. En constatant que la vitesse de l’automobile a conduit à dilater les agglomérations tout en rendant ces territoires nouveaux inadaptés aux transports publics, la réduction généralisée de la vitesse est l’une des clés de l’émergence d’une forme urbaine plus compacte et bien plus susceptible d’être desservie par les transports publics à des coûts raisonnables.

Augmenter le niveau de financement, mais en réinterrogeant le besoin d’innovation technique

Notre époque doit revoir nombre de ses choix techniques du fait des enjeux de ressources comme de climat. Peut-elle encore se fonder sur la logique implicite de la fuite en avant technique ? Ne reflète-t-elle pas aussi une forme de croyance dans la technique comme solution à des blocages relevant en fait de configurations socio-territoriales ? Les promesses portées par les objets techniques ne doivent pas faire oublier le rythme de leur éventuel déploiement – une trentaine d’années dans le cas des navettes et véhicules autonomes – et les fortes incertitudes quant aux résultats qu’ils peuvent produire.

Se joue ainsi l’opposition entre un modèle dit de smart city, dont le point d’équilibre est clairement élevé, et une logique invitant à réinventer la ville des réseaux par un rapport plus pragmatique à la technique. L’intérêt de cette perspective low-tech, ou basse technicité, est de pouvoir puiser dans un vaste répertoire d’expériences historiques des villes déjà desservies par des transports collectifs avant la diffusion massive de l’automobile.

Bibliographie

  • Commissariat général au développement durable (CGDD). 2018a, Les Comptes des transports en 2018, 56e rapport de la Commission des comptes des transports de la Nation.
  • CGDD. 2018b. « Transport collectif urbain : malgré la croissance des coûts d’exploitation, la participation financière des usagers diminue », note du CGDD, septembre 2018.
  • Duron, P. 2021. Rapport sur le modèle économique des transports collectifs, rapport pour le ministère de la Transition écologique, juillet 2021.
  • Faivre d’Arcier, B. 2010. « La situation financière des transports publics urbains est-elle “durable” ? », Les Cahiers scientifiques du transport, n° 58, p. 3-28.
  • Fraunhofer, 2019. Machbarkeit eines Hybridoberleitungsbus-betriebs – „Berlin-Spandau“.
  • Guelton, S. et Poinsot, P. 2020a. « La gratuité des réseaux de transports collectifs urbains : un modèle de financement particulier ? », Transports urbains, n° 136, p. 12-17.
  • Guelton, S. et Poinsot, P. 2020b. « Mobilités urbaines : quels modèles de financement ? », L’Économie politique, n° 85, p. 36-46.
  • Latour, B. 1992. Aramis ou l’amour des techniques, Paris : La Découverte.
  • Richer, C. 2017. « Le financement des transports collectifs à l’heure de la mobilité durable : quel avenir pour le versement transport ? », Métropolitiques, 20 novembre 2017.
  • Passalacqua, A. 2011. « Un monde qui bégaye ? Quelques réflexions sur le sentiment de répétition que suscite l’histoire des transports publics urbains », in N. Stoskopf et P. Lamard (dir.), Transports, territoires et société, Paris : Picard, p. 15-24.
  • Passalacqua, A. 2012. « De la relégation à l’engouement : l’alimentation électrique des transports urbains de surface et le paysage français (XIXe-XXIe siècles) », in C. Bouneau, Y. Bouvier, L. Laborie, D. Varaschin et R. Viguié (dir.), Les Paysages de l’électricité. Perspectives historiques et enjeux contemporains, Bruxelles : Peter Lang, p. 37-49.
  • Rupeka, M. 2021. La Ville et le bien-être : 1900-2000. Généalogies plurielles de la doctrine socio-économique dans l’innovation pour les déplacements à La Rochelle, Eindhoven, Milton Keynes et Göteborg, thèse de doctorat en architecture, Université Paris-Est.
  • Sénat, 2017. Rapport d’information fait au nom de la Commission des affaires européennes sur la stratégie de l’Union européenne pour le véhicule autonome.
  • Soulas, C. 2015. « Quelles innovations et quelles perspectives pour le trolleybus ? », Transports urbains, n° 127, p. 24-29.

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Pour citer cet article :

Arnaud Passalacqua & Philippe Poinsot, « Transports collectifs urbains : choisir entre deux modèles », Métropolitiques, 5 décembre 2022. URL : https://metropolitiques.eu/Transports-collectifs-urbains-choisir-entre-deux-modeles.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.1862

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