Dossier : Effervescences de l’habitat alternatif
En France, depuis la fin des années 1980, avec les dernières réalisations d’un ensemble d’expériences d’habitat participatif, l’engouement suscité par les expériences participatives dans le champ de l’habitat semblait être retombé. Qu’étaient devenues les idées nées autour de 1968 ? Les opérations naguère si commentées du Petit Séminaire de Marseille et de l’Alma-Gare à Roubaix, en passe de connaître une nouvelle réhabilitation, tendaient à être progressivement rangées dans le registre des curiosités de l’histoire de l’urbanisme français, tandis que le mouvement pour l’habitat groupé autogéré entamait une phase de déclin. Et pourtant, après quelques années, voire décennies, d’absence, la question de la participation habitante dans le champ de l’habitat semble faire son retour sur le devant de la scène publique et politique. Elle est saisie par des acteurs très différents, qu’il s’agisse de groupes d’habitants et de réseaux indépendants développant des formes d’habitat dites alternatif – cohousing, coopératives, habitat autogéré, écohabitat – ou d’acteurs institutionnels. Elle est investie également par quelques municipalités (Lyon, Nanterre, Montreuil pour ne citer qu’elles) qui font preuve d’un intérêt manifeste pour ces expériences. Quelques bailleurs sociaux enfin commencent à s’en emparer, voyant là la renaissance possible des coopératives d’HLM, ces héritières du mouvement coopératif institutionnel progressivement éteint depuis le début des années 1970, après qu’une loi en a limité la sphère d’action en 1971 (Maury 2009 ; Territoires 2010).
La recherche de propositions alternatives
En réponse aux nouvelles tensions qui marquent le champ de l’habitat, citoyens comme responsables institutionnels et politiques sont, en effet, à la recherche de solutions alternatives aux pratiques classiques de production de l’habitat. Les deux pôles de la promotion privée et du secteur social qui ont structuré traditionnellement le secteur du logement depuis les Trente Glorieuses en France peinent aujourd’hui à répondre à la demande, dans un contexte caractérisé par la recomposition des modes d’intervention de l’État et l’affaiblissement des protections sociales. Une nouvelle crise du logement se dessine ainsi pour les classes populaires et pour certaines fractions des classes moyennes en raison de la hausse des prix du marché immobilier dans le secteur privé. Quant au secteur social, il est traversé de vifs débats sur le rôle à accorder à l’habitat social. Il est ainsi pris entre deux injonctions, logement des plus pauvres et mixité sociale, au moment même où les crédits publics se réduisent fortement. Portée par des enjeux divers, à la fois managériaux, sociaux et politiques, la thématique participative a, par ailleurs, le vent en poupe au point d’être à la fois une injonction des politiques publiques et une revendication portée par les mouvements sociaux. Elle contribue à modifier la donne des modalités d’action publique.
Comment, dans ce contexte, mesurer la teneur et la portée de ce renouveau participatif dans le champ de l’habitat ? Voit-on renaître des idées tout droit sorties des années 1970 et 1980 et, dans ce cas, pourquoi ? Voit-on se former, au contraire, un nouveau mouvement dans la production de l’habitat ? Pour tenter de répondre à ces questions, il faut replacer ces expériences dans une histoire plus longue. Une enquête généalogique sur la participation dans le champ de l’habitat, s’attachant à suivre le fil de la notion dans le passé selon la démarche proposée par Robert Castel (1995), montre ainsi que la question de la participation, formulée de façons diverses selon les périodes, accompagne les débats sur la construction des politiques du logement. On peut ainsi dater ses débuts de la fin du XIXe siècle et non des décennies 1960 et 1970 comme on a tendance à le penser communément. Elle s’inscrit dans une longue discussion qui traverse le siècle, portant sur les types de relation à instaurer entre les bénéficiaires des logements et le pouvoir, et qui démarre au moment où la réforme de l’habitat populaire est investie par la sphère publique et politique. Le terme de « participation » est peu employé jusqu’aux années 1970. Néanmoins, on retrouve dans ces périodes plus éloignées des processus et des dynamiques dont la portée socio-politique se rapproche de celles des démarches actuelles, voire en constituent les prémisses : coopération et suppression des intermédiaires, implication et mobilisation des habitants, auto-construction, etc. (Bacqué et Carriou 2011).
Les trois formulations historiques de l’habitat participatif
Antérieurement à la période actuelle, trois grands moments peuvent être dégagés. La première période est celle du début du XXe siècle où la mise en place d’une première politique d’aide à la construction du logement populaire (loi Siegfried sur les habitations à bon marché, ou HBM, en 1894) est conçue comme un soutien à l’initiative privée. Le dispositif juridico-financier adopté est destiné non seulement aux investisseurs privés, industriels, philanthropes, mais aussi aux travailleurs eux-mêmes par la création de sociétés coopératives de construction. Les idées politiques sur « l’association » et la « coopération » des ouvriers, au cœur du projet « d’économie sociale » porté par une partie de l’élite réformatrice au pouvoir, suscitent alors un intérêt évident. Elles apparaissent au fondement du compromis républicain qui s’instaure entre le pouvoir et les mouvements ouvriers et assure la construction de la République encore fragile.
Une deuxième période démarre avec l’entre-deux-guerres et s’étend jusqu’à la fin des Trente Glorieuses. Traversée par deux conflits mondiaux, elle est marquée par une intervention croissante des pouvoirs publics et une affirmation de plus en plus forte de l’État dans la production du logement et, ce faisant, par un reflux des approches coopératives portées par les travailleurs. Des mouvements de contestation comme le phénomène des squats ou de l’auto-construction font surface en réaction aux lenteurs ou incompréhensions suscitées par l’action de l’État, mais ils restent marginaux. Le néo-corporatisme [1], en revanche, repose sur une participation des salariés, notamment dans le champ de l’habitat par la gestion du 1 % logement.
Enfin, la dernière période est celle, mieux connue, des années 1970 marquées par une double critique : critique politique et sociale à l’encontre de l’interventionnisme public des années précédentes, qui voit l’affirmation de la thématique participative, et critique culturelle à l’encontre des principes de l’architecture et de l’urbanisme moderne. En parallèle aux mouvements urbains sociaux, les projets d’habitat alternatif se constituent en contestation des modes de production antérieurs du logement.
La participation, une question enchâssée
À la lumière de cette histoire, la question de la participation apparaît très imbriquée à celle de l’État social, dont les politiques de l’habitat constituent en France une des dimensions fortes. La thématique participative est présente aux différents moments de sa construction (Draperi 2007) : comme composante édificatrice de la réforme sociale au début du XXe siècle, comme alternative ou accompagnement de l’appareil d’État avec le 1 % logement après la Seconde Guerre mondiale, ou comme contestation dans les années 1970. Elle réactive, à chaque période, des questions relatives à la démarcation des sphères d’action entre le privé et le public et à la prise en charge de l’intérêt général. De ce point de vue, les expériences actuelles d’habitats alternatifs semblent engager une reconfiguration des rapports entre citoyens et pouvoirs publics. Des partenariats nouveaux, en particulier avec les collectivités locales, prennent effet, par exemple, dans la recherche du foncier et des financements. Cette articulation nouvelle augure-t-elle de recompositions à venir plus vastes dans le système de protection sociale à la française et dans les façons de concevoir ce qui fait société ? La question reste ouverte.
Cette perspective historique met également en relief la diversité des projets, des pratiques et des positionnements politiques que l’on qualifierait aujourd’hui de « participatifs ». Ces démarches participatives concernent des publics divers : salariés, citoyens, habitants, usagers, locataires, propriétaires. Elles engagent des acteurs divers (habitants, concepteurs, bailleurs, responsables politiques) qui poursuivent, par ailleurs, des objectifs multiples (mieux (se) loger, mieux concevoir, mieux gérer, créer de nouveaux rapports sociaux et économiques). Les expériences actuelles d’habitat alternatif sont nourries de ces différents héritages. Certaines privilégient la tradition alternative issue de la mouvance de 1968, valorisant l’expérimentation et le développement de nouveaux rapports collectifs. D’autres posent la question de la création d’un nouveau produit immobilier, entre secteur public et marché. À ces deux perspectives s’ajoute la thématique plus nouvelle du développement durable (voire parfois de la décroissance). La rencontre de ces trois références idéologiques conduit à interroger ensemble les politiques du logement, les modes de vie et la qualité environnementale de l’habitat. D’où une nébuleuse plus qu’un mouvement, portée par des acteurs divers investis dans des réseaux aux influences et aux intentions plurielles et un certain flou conceptuel. Mais aussi peut-être la perspective de pouvoir penser la création d’un véritable tiers secteur du logement porteur des valeurs de la solidarité et de l’écologie.
Bibliographie
- Bacqué, Marie-Hélène et Carriou, Claire. 2011. « Participation et politiques du logement en France. Un débat qui traverse le XXe siècle », in Bacqué, Marie-Hélène et Sintomer, Yves (dir.), La Démocratie participative. Histoire et généalogie, Paris : La Découverte, p. 155-174.
- Castel, Robert. 1995. Les Métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris : Fayard.
- Draperi, Jean-François. 2007. Comprendre l’économie sociale. Fondements et enjeux, Paris : Dunod.
- Maury, Yann (dir.). 2009. Les coopératives d’habitants. Méthodes pratiques et formes d’un autre habitat populaire, Bruxelles : Bruylant.
- Territoires. 2010. « Habitat coopératif : une troisième voie pour l’accès au logement ? », dossier thématique, mai, n° 508.