Accéder directement au contenu
Terrains

Terres coutumières et communs

Enjeux pour l’avenir de la Nouvelle-Calédonie
Au lendemain du référendum d’autodétermination de 2018, l’aménagement des terres coutumières s’affirme comme un enjeu majeur pour l’avenir de la Nouvelle-Calédonie. Cet article explore les dynamiques foncières au cœur des équilibres sociaux et territoriaux de l’archipel.

En Nouvelle-Calédonie, la reconnaissance du pluralisme culturel par l’accord de Nouméa (1998) a permis une tripartition des terres : la propriété privée, la propriété publique et les terres coutumières. La loi organique relative à la Nouvelle-Calédonie (1999) [1] définit les terres coutumières comme inaliénables, insaisissables, incommutables et incessibles (les « 4i ») et reconnaît la gestion coutumière de leurs usages. Le foncier coutumier ne peut être vendu, démembré ou hypothéqué. Malgré cela, des expériences d’aménagement foncier ont pris forme depuis les années 2000, articulant règles coutumières traditionnelles et outils contemporains d’aménagement issus du droit français. L’analyse de ces « montages » contribue à la réflexion sur les communs [2] (Schlager et Oström 1992). Elle questionne les rapports entre les communautés ayants droit et les acteurs privés, ainsi que le rôle de la puissance publique dans la valorisation d’un bien-jugé commun. Ces montages, spécifiques à la Nouvelle-Calédonie, sont au cœur d’enjeux locaux. Ils sont susceptibles de contribuer à la construction du « destin commun » néocalédonien prôné par l’accord de Nouméa, visant à réconcilier les intérêts des différentes populations habitant cet archipel [3].

La terre coutumière et les « communs » fonciers

La colonisation (1853-1946), en imposant la propriété privée individuelle, a rompu l’équilibre territorial préexistant dans lequel les usages des terres étaient répartis entre familles selon la coutume (Dauphiné 1987). C’est pourquoi, dès les années 1950, les indépendantistes kanak ont réclamé la reconnaissance du fonctionnement coutumier de la terre. La période de tensions politiques et ethniques intense entre 1984 et 1988 a conduit à l’accord de Nouméa qui reconnaît que « l’identité de chaque Kanak se définit d’abord en référence à une terre ». L’organisation clanique est encadrée d’instances coutumières qui répartissent les droits d’administrations et d’usages en s’appuyant sur des principes relevant du sacré, du non-marchand, de l’oralité, du consensus et de la transmission. La gestion du territoire maintient la cohésion sociale (Pantz 2017).

Ces caractéristiques de la gouvernance coutumière rapprochent la terre kanak de la notion de commun (Schlager et Oström 1992) : il s’agit d’un commun traditionnel redéfini par un encadrement institutionnel plus récent. Il permet un accès à la terre au sein d’une communauté, mais entre en discordance avec les mécanismes financiers et temporels actuels de l’aménagement (Herrenschmidt et Le Meur 2016). Or en 2018, les terres coutumières (figure 1) s’étendent sur près d’un tiers du territoire néocalédonien et appartiennent exclusivement aux populations autochtones, soit 40 % de la population (ISEE 2014). Elles constituent donc un enjeu important entre les populations kanak et non kanak.

Figure 1. Pourcentage de terres coutumières par commune

La colonisation, achevée depuis 1946, et la redistribution foncière en cours depuis 1978 ont déstructuré et restructuré de manière complexe le fonctionnement de la société kanak. En effet, spoliations foncières et cantonnements successifs ont regroupé cette population dans des réserves [4]. Celles-ci étaient localisées sur les terres les moins fertiles et les plus escarpées, au nord et à l’est de la Grande Terre et sur les îles Loyauté (figure 2). La réforme foncière a par la suite permis la redistribution de 167 000 hectares de terres domaniales ou privées aux Kanak, permettant de faire passer la part de terres coutumières sur le territoire à 27 % contre 16 % de propriétés privées et 56 % de domaine public. Cependant, les terres situées dans les plaines de l’ouest et dans les agglomérations urbaines ont été exclues de la redistribution en raison des coûts fonciers. En effet, la valeur monétaire de ces terres ne peut être absorbée par la puissance publique. Une grande part des terres coutumières reste donc en marge des zones de développement économique, connaît des difficultés d’aménagement et est parfois soumise à des risques naturels marqués, comme l’ont rappelé les inondations et les glissements de terrain meurtriers de Houaïlou en novembre 2016.

Figure 2. Pourcentage de population de communauté d’appartenance kanak par commune de résidence

Inégalités socio-ethniques et disparités géographiques

Par conséquent, la géographie du développement économique de la Nouvelle-Calédonie dessine une fracture entre les régions aux terres majoritairement coutumières et celles constituées de terres domaniales et privées. Cela entraîne des pratiques de multirésidentialité et parfois un exode rural des populations kanak depuis la côte est et les îles Loyauté vers les pôles urbains de l’ouest, le Grand Nouméa et la zone Voh Koné Pouembout (VKP) (Geronimi 2016). Les disparités sont aussi sociales : le taux de pauvreté est de 46 % en zone tribale contre 15 % en zone rurale et 7 % en zone urbaine. Dans ce contexte, pour le Front de libération nationale, kanak et socialiste, « après la lutte politique, l’accession à l’indépendance passe désormais par la gestion et l’aménagement du territoire » (David et al. 1999).

De nouveaux modes de valorisation des terres coutumières

Depuis le début des années 2000, différentes stratégies de valorisation sont mises en place pour aménager et urbaniser des terres que les communautés kanak cherchent à se réapproprier.

Ces projets répondent tout d’abord à un besoin important de construction de lotissements tribaux pour les populations kanak. En effet, les logements kanak sur les terres coutumières sont principalement autoconstruits, établis loin des réseaux, et près d’un tiers présente une suroccupation (Broustet 2015). Les communautés font face à des difficultés, par manque de documents de planification et de mécanismes financiers permettant de construire. Des municipalités ont donc créé de nouveaux types de documents d’urbanisme, non opposables, tels que la « cartographie des risques », développée en réponse à la catastrophe de Houaïlou de 2016 ou les « Modalités d’application des règles provinciales d’occupation et d’utilisation des sols » (Marpous). Ceux-ci constituent des supports de négociation entre les acteurs coutumiers et de droit commun public et privé pour définir le dessin et le financement de projets de lotissements. D’autres communautés kanak ont, quant à elles, négocié la mise à disposition temporaire de foncier ou la permission d’aménagement dans une zone d’influence pour financer la réalisation de leurs propres lotissements tribaux. C’est le cas du clan Waka à Dumbéa (figure 3). Dans ces deux types de situation, le foncier coutumier semble préserver sa fonction de bien commun, géré collectivement par la communauté, et visant directement les besoins de la communauté (ici, le logement).

Figure 3. Lotissement Waka, Dumbéa (2018)

© C. Cassourret, C. Sachot, I. Salenson

Cependant, les mises à disposition de foncier et les délégations de droits d’usages opérées en faveur d’acteurs publics et privés impliquent des aménagements sur terres coutumières à destination de populations exogènes à la communauté ayant droit.

Sans remettre en cause la règle des « 4i », une part des terres coutumières de la communauté devient une ressource économique. Pour cela, les pouvoirs publics s’impliquent pour garantir les accords et les communautés kanak s’organisent en Groupement de droit particulier local (GDPL) [5]. Cette structure juridique souple permet à la communauté d’être représentée par une personne morale, de négocier avec les acteurs de l’aménagement et d’utiliser des outils de droit commun tout en retranscrivant la gouvernance coutumière. En effet, la structure traditionnelle de la société kanak permet la représentation de toutes les familles par un système de chefferies de clans, tribus et districts, construisant le chemin coutumier. Ce dernier est le garant de la construction et du maintien du consensus : les GDPL les retranscrivent.

Figure 4. L’organisation coutumière et la gestion des droits d’administration et d’usage

Ainsi structurées, des chefferies profitent alors de la proximité de leurs terres avec des espaces urbains dynamiques pour proposer l’aménagement de zones artisanales ou d’activité. C’est le cas de la tribu de la Conception au Mont-Dore, dont les clans se sont organisés en un GDPL nommé Yanna. 4,5 hectares ont été aménagés pour accueillir notamment une station-service et des commerces. C’est également le cas des clans de la tribu de Baco, dans la zone VKP. 36,6 hectares ont été aménagés pour construire un centre commercial, une station-service, des bureaux, des ateliers. D’autres projets sont dédiés au tourisme, comme dans le district du Wetr sur l’île de Lifou. La Grande Chefferie du Wetr, regroupant 17 tribus, s’est organisée en GDPL pour préparer l’aménagement d’un village mélanésien (figure 5), d’un ponton et de bureaux sur 5 hectares. Enfin, des bailleurs sociaux publics, tels que la Société immobilière de Nouvelle-Calédonie, et privés, tels que le Fonds social de l’habitat, ont passé des accords afin de construire sur terrains coutumiers des logements sociaux non spécifiquement destinés aux populations kanak. Ces projets ont pu être réalisés via des délégations temporaires de droit d’usage allant jusqu’à 30 ans. Cette évolution a amené les communautés kanak à s’organiser, à trouver un consensus dans une répartition de leurs terres en intégrant des éléments exogènes et à trouver les passerelles pour concilier la gestion d’un bien commun et le développement économique. Il a notamment fallu décider de la distribution des bénéfices au sein du groupe, soit par un système de répartition par familles, soit par des investissements dans des équipements utiles à tous. Les accords faits entre les communautés kanak et les investisseurs peuvent à tout moment être remis en question, les « 4i » garantissent toujours la souveraineté de l’organisation coutumière sur l’usage de la terre. Pour être sécurisés, ces accords doivent être concertés, appropriés par tous, sans cesse consolidés, voire adaptés dans le temps.

Figure 5. Site touristique Easo, aménagement futur d’un village mélanésien (Lifou, 2018)

© C. Cassourret, C. Sachot, I. Salenson

Nourrir la réflexion sur les communs à partir du foncier coutumier

L’analyse de l’aménagement des terres coutumières néocalédoniennes nourrit la réflexion sur les communs en général, et les communs fonciers urbains en particulier (Simonneau 2018). Tout d’abord, bien que les mécanismes marchands ne fassent pas partie d’un fonctionnement traditionnel, on constate que la ressource commune (le foncier) continue d’être administrée sur décision de la communauté (la tribu ou le clan kanak) pour servir l’intérêt de la communauté (ici, produire des ressources financières). Plusieurs travaux de recherche récents ont montré que l’exploitation marchande de biens communs par une communauté n’était pas contradictoire avec une gestion « en commun ». En d’autres termes, les communs ne sont pas forcément à but non lucratif (Alix et al. 2018).

En outre, la mise en place d’articulations entre la coutume et le droit commun mène à des innovations tant dans les mécanismes juridiques et financiers de l’aménagement que dans les outils de planification. Cela permet de repenser la sécurisation foncière, l’inclusion urbaine et la démocratie participative. En effet, cela implique d’établir un consensus pour la réalisation des projets, la concertation avec les acteurs exogènes, puis de penser les modalités de gestion sur plusieurs générations. L’acquisition de savoir-faire techniques au sein du groupe devient donc un enjeu. Cependant, malgré cette montée en compétence, la puissance publique reste fortement impliquée pour garantir les accords financiers liés au foncier coutumier. La réflexion porte donc aujourd’hui sur l’équilibre à trouver entre la recherche d’autonomie des communautés et la définition du rôle des collectivités publiques, garantes de l’intérêt général et des équilibres territoriaux.

Des hybridations pour concilier coutume et droit commun

L’aménagement des terres coutumières kanak s’affirme donc comme l’un des enjeux majeurs de l’avenir de l’archipel. La cartographie du vote au référendum de 2018 (figure 6) montre que les clivages socio-territoriaux perdurent, malgré la prédominance du refus de l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie (56 % des votes). En effet, les habitants des territoires en majorité coutumiers ont voté massivement « oui » à l’indépendance.

Figure 6. Pourcentage du « oui » sur l’ensemble des suffrages au référendum : « Voulez-vous que la Nouvelle-Calédonie accède à la pleine souveraineté et deviennent indépendante ? »)

Pour la Nouvelle-Calédonie, l’enjeu est aujourd’hui de passer d’initiatives expérimentales locales à la formulation d’une véritable politique publique d’aménagement du territoire [6]. Des démarches innovantes se développent, telles que la coconstruction d’un Code de l’environnement dans la Province des îles intégrant dans un document de droit commun des logiques et règles issues de la coutume (David 2017). Les terres coutumières sont un espace politique qui, activé par l’aménagement, crée des interfaces entre les mécanismes de droit commun et coutumier. Elles deviennent ainsi un des leviers clés de la construction du « destin commun » de la Nouvelle-Calédonie.

Bibliographie

  • Alix, N., Bancel, J.-L., Coriat, B. et Sultan, F. 2018. Vers une République des biens communs, Paris : Éditions Les liens qui libèrent.
  • Broustet, D. 2015. Recensement de la population en Nouvelle-Calédonie en 2014, Institut de la statistique et des études économiques de Nouvelle-Calédonie (ISEE).
  • Dauphiné, J. 1987. Chronologie foncière et agricole de la Nouvelle-Calédonie 1853-1903, Paris : L’Harmattan.
  • David, V. 2017. « Le métissage de la norme par la co-construction du droit : l’exemple du Code de l’environnement de la province des Îles Loyauté », Revue juridique politique et économique de Nouvelle-Calédonie, n° 30.
  • David, G., Guillaud, D. et Pillon, P. (dir.). 1999. La Nouvelle-Calédonie à la croisée des chemins : 1989-1997, Paris : Société des Océanistes.
  • Geronimi, V. 2016. « La soutenabilité de la trajectoire néocalédonienne en question », in S. Bouard, J.-M. Sourisseau, V. Geronimi, S. Blaise et L. Ro’i (dir.), La Nouvelle-Calédonie face à son destin, Paris : Karthala.
  • Herrenschmidt, J.-B. et Le Meur, P.-Y. 2016. Politique foncière et dynamiques coutumières en Nouvelle-Calédonie et dans le Pacifique, Nouvelle-Calédonie : IRD.
  • Pantz, P.-C. 2017. « Existe-t-il des territoires kanak ? », Multitudes, vol. 68, n° 3, p. 196-205.
  • Schlager, E. et Oström, E. 1992. « Property-Rights Regimes and Natural Resources : A Conceptual Analysis », Land Economics, vol. 68, n° 3, p. 249-262.
  • Simonneau, C. 2018. « Communs fonciers urbains : étude exploratoire des dispositifs collectifs d’accès au sol dans les villes du Sud global », Regards sur le foncier, n° 5, Paris : AFD-MEAE.

Faites un don

Soutenez
Métropolitiques

Soutenez-nous

Pour citer cet article :

Céline Cassourret & Camille Sachot & Irène Salenson, « Terres coutumières et communs. Enjeux pour l’avenir de la Nouvelle-Calédonie  », Métropolitiques, 6 avril 2020. URL : https://metropolitiques.eu/Terres-coutumieres-et-communs.html

Lire aussi

Ailleurs sur le net

Newsletter

Recevez gratuitement notre newsletter

Je m'inscris

La rédaction publie

Retrouvez les ouvrages de la rédaction

Accéder

Faites un don

Soutenez
Métropolitiques

Soutenez-nous
Centre national de recherche scientifique (CNRS)
Revue soutenue par l’Institut des Sciences Humaines et Sociales du CNRS

Partenaires