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Scène de campagne électorale rue Mouffetard, Paris, 2014 (photo : Laurent Godmer)
Terrains

Sur les pavés, la campagne

Temporalités et rituels de la mobilisation électorale à Paris

Les campagnes électorales continuent de rythmer la vie politique. Laurent Godmer montre ainsi comment elles mobilisent les partis, les élus et les candidats et mettent à l’épreuve leur ancrage territorial.

Les pavés historiques de la rue Mouffetard et de la place Monge accueillent le chaland et les touristes : comme d’autres quartiers commerçants de Paris, ces lieux sont un théâtre politique quand des campagnes électorales se déroulent et que les militants battent le pavé. C’est là, dans le 5e arrondissement de Paris, qu’en 2014 eut lieu une campagne d’une intensité rare, une campagne municipale pour la succession d’un leader local ancré, qui permit à la droite de conserver de justesse ce bastion. Peuplé de 60 000 habitants appartenant majoritairement aux catégories supérieures (les trois quarts des adultes y détiennent un diplôme de l’enseignement supérieur), ce territoire dense de 254 hectares est électoralement équilibré. Le scrutin fut donc une élection à enjeux, dans un contexte où les changements de majorité dans les arrondissements sont rares et où l’incertitude au niveau parisien est limitée. Cette campagne se présente donc comme un bon laboratoire d’analyse : un travail de terrain dans un arrondissement de la capitale, en amont et en aval du scrutin, permet d’en savoir plus sur la mobilisation électorale en milieu urbain et de comprendre ce qui s’y joue. Quel rôle jouent les partis politiques dans la définition du calendrier particulier d’une campagne ? Comment une campagne se matérialise-t-elle dans des pratiques spécifiques, qui prennent sens dans les contextes spatiaux et temporels définis par ce calendrier ?

Le dispositif d’enquête portant sur la campagne électorale de 2014 permit de saisir dans le temps long une série de mobilisations généralement analysées sur de courtes périodes. L’enquête, d’une durée de six ans, comprit une période d’observation ethnographique de la campagne durant trois ans, puis une étude d’égale durée après le scrutin. Par le biais d’observations (n = 554) des pratiques de campagnes (affichages, tractages, réunions, interactions, marchés, réunions publiques et privées), d’entretiens semi-directifs (n = 40) menés avec les principaux acteurs de la campagne, ainsi que d’entretiens informels (n = 545) avec des acteurs centraux et secondaires de la campagne, l’objectif principal était de recenser l’ensemble des activités de l’ensemble des acteurs de la campagne. Ont été parallèlement recueillis des archives, des documents ethnographiques, dont plusieurs centaines de documents de campagne, et des photographies. Enfin, la campagne municipale suivante, celle de 2020, qui constitua un épilogue et une confirmation de la précédente, fit l’objet d’un suivi synthétique durant un an.

Une campagne s’observe comme un ensemble de moments orientés vers la conquête de positions et le tissage de liens avec des individus et des groupes. C’est en cela une épreuve pour les organisations partisanes autant que pour les élus et les candidats, qui s’organise dans le cadre de séquences différenciées et codifiées, et s’articule autour de dispositifs rituels de mobilisation.

Le déroulement de la campagne électorale : une pièce en sept actes

Une campagne se donne à voir comme une succession de configurations coproduites par les agents de différents champs : elle apparaît d’abord comme un ensemble de manières d’architecturer des séquences, de modeler le temps. Elle est en effet structurée par des moments spécifiques, codifiés. Les agents impliqués (acteurs politiques, électeurs, journalistes) contribuent à fabriquer le long moment « campagne » dans le cadre de séquences poreuses mais distinctes. On peut ainsi distinguer six séquences idéal-typiques qui donnent une forme particulière au calendrier du travail de campagne : l’avant-campagne, la précampagne et la campagne, puis le vote, la post-campagne et l’après-campagne. La séquence d’avant la campagne intense est souvent peu interrogée : l’avant-campagne se caractérise par une préparation quasi invisible des acteurs de la campagne dans les sociations partisanes qui peut être très longue, comme ce fut le cas en l’occurrence lorsqu’en 2013 les deux grands partis politiques, le Parti socialiste (PS) puis l’Union pour un mouvement populaire (UMP) préparèrent le scrutin en se focalisant sur la désignation des têtes de listes. La précampagne, elle, davantage repérée et banalisée, est une période partiellement publique où les organisations partisanes désignent leurs candidats, souvent de manière conflictuelle, et participent à la stabilisation d’alliances asymétriques (par exemple, le PS avec le Parti communiste français et l’UMP avec le Mouvement démocrate), ce qui prend de nombreuses semaines. Ces deux premières séquences ne sont pas forcément synchrones pour tous les partis. C’est aussi durant cette période que se prépara une liste divers droite (opposée à la candidate investie par l’UMP) conduite par le fils et adjoint du maire sortant, Dominique Tiberi, auquel l’UMP avait refusé l’investiture. La séquence de la campagne elle-même, marquée en 2014 par l’opposition entre huit listes, se caractérise par un double mouvement : une synchronisation et une intensification du travail de mobilisation effectué par les listes en lice.

Ensuite, trois autres séquences structurent le temps de la campagne. Tout d’abord, le vote est un moment de campagne parfois sous-estimé durant lequel les candidats des deux listes principales et les militants sont fortement mobilisés, les deux tours et l’entre-deux-tours instituant une période de mobilisation spécifique et non de suspension. C’est d’autant plus clair en l’espèce que la candidate de l’UMP, Florence Berthout, mena, suite à une alliance avec la liste divers droite, une liste commune, de sorte qu’elle put emporter la majorité absolue des suffrages exprimés après un second tour serré l’opposant à la tête de la liste PS, Marie-Christine Lemardeley qui, elle, avait conclu une alliance avec la liste d’Europe-Écologie-Les Verts. S’ensuivit une post-campagne durant laquelle on vit les effets directs de la campagne et du vote, à commencer par la désignation de la nouvelle maire, Florence Berthout, qui succéda au leader local Jean Tiberi (député de 1968 à 2012, maire de Paris de 1995 à 2001, maire de l’arrondissement de 1983 à 1995 et de 2001 à 2014). In fine, l’on put observer une très longue séquence d’après-campagne, où se déployèrent les effets de longue durée et les conséquences indirectes de la campagne et des interprétations de celle-ci.

Enfin, la « campagne d’après », septième et dernière séquence, peut jouer encore un rôle : elle officialise un verdict définitif sur la campagne précédente et stabilise les luttes d’interprétation auxquelles cette dernière a pu donner lieu. La (petite) campagne de 2020 fut ainsi marquée par la réélection de la maire et valida les verdicts de la (grande) campagne de 2014, en confirmant et en légitimant le statut de la maire comme successeure du leader territorial.

Le travail de mobilisation électorale : trois ensembles de techniques ritualisées

La mobilisation électorale s’incarne dans un triple triptyque de techniques : les rassemblements (réunions, cafés politiques, réunions d’appartement), les déploiements (marchés, tractages, porte-à-porte) et la campagne scripturale (campagne visuelle par le biais de l’affichage, campagne textuelle axée sur la diffusion de documents de campagne et campagne numérique).
Premièrement, les rituels de rassemblement peuvent être différenciés en fonction de leur degré de publicisation. Si les réunions publiques et les meetings sont un passage (quasiment) obligé, tel n’est pas le cas des cafés politiques. Dans le scrutin qui nous intéresse ici, ils furent mis en œuvre surtout par trois listes de gauche (socialistes, écologistes et mélenchonistes) sous des formes diverses, mais ils rencontrèrent un faible écho. Ces difficultés furent particulièrement visibles s’agissant des cafés politiques de la liste socialiste (transformés parfois de facto en réunions internes), qui donnèrent à voir l’entre-soi d’un parti de candidats et purent être vus comme une dépense d’énergie militante disproportionnée visant à se conformer à une norme. La survivance de ce type de pratiques atteste l’importance de la routine et des croyances dans l’univers partisan : faire campagne, c’est se conformer à l’idée que se fait un groupe des pratiques légitimes, ce qui les fixe et les fige. La réunion d’appartement est, elle, un répertoire de campagne encore plus discret, mais moins discrédité. Centrée sur la tête de liste et supposant des réseaux, elle fut utilisée par les trois grandes listes. Ces réunions dinatoires sont des espaces transactionnels sécurisants et intimistes où se nouent des échanges politiques, des négociations avec des groupes notabiliaires et communautaires, voire des conversions. Si ce répertoire s’est développé, il peut être en revanche complexe à maîtriser étant donné la triple contrainte de personnalisation, de notabilisation et de privatisation du lien électoral qu’il implique.

Deuxièmement, une campagne électorale en contexte urbain s’incarne dans des mobilisations « mobiles », c’est-à-dire qu’elles se caractérisent par le déploiement de militants. Les nombreux marchés parisiens permettent une appropriation de l’espace public, une réactivation et une mise en scène des liens électoraux (poignées de main, regards, clins d’œil, toucher, discussions). Les partis, organisations faibles, y sont omniprésents, ce qui masque leur faiblesse structurale. Les marchés sont des scènes centrales de la campagne, les seuls endroits où la plupart des électeurs la voient et où ses acteurs voient des électeurs, et des moments privilégiés de circulation de rumeurs et de contre-rumeurs. Dans la campagne de succession ici étudiée, le maire sortant, son épouse, son fils et leurs soutiens y mènent une campagne familiale faite d’interactions, dans le but de réactiver les liens d’allégeance et de montrer leurs réseaux d’interconnaissance. Suivant une logique d’occupation symbolique du territoire, les campaigners des différentes listes se placent en fonction de règles tacites stabilisées, suivant une loi des marchés respectée, qui encadre les micro-rites : par exemple, le dimanche matin, ils se postent autour de la fontaine située au centre du marché principal, celui de la place Monge, puis transhument vers le bas de la rue Mouffetard, rue de marché qui fait office de marché secondaire, comme ceux de la place Maubert et du boulevard de Port-Royal. Les militants communistes occupent hebdomadairement un même emplacement et y vendent notamment L’Humanité Dimanche (ancienne version de L’Humanité Magazine), y compris les jours des scrutins eu égard à la liberté de la presse. Chaque marché a ses règles et sa coloration sociopolitique, et chaque groupe a ses micro-traditions. Ces micro-territoires permettent de mener une campagne de notoriété pour la plupart des candidats, peu connus des électeurs, et de scénographier des visites de personnalités extérieures, comme celle de Lionel Jospin. Ils autorisent une coprésence des responsables politiques et une intériorisation des normes comportementales légitimes et des savoirs pratiques par les militants, dans le cadre d’une professionnalisation des mobilisations électorales. En dehors des marchés, le déploiement des ressources militantes à des fins de distribution de documents s’opère lors de déplacements dans les rues, lors de stations devant les établissements scolaires, par des visites aux commerçants, à la sortie des petits supermarchés parisiens et des stations de métro, mouvements eux aussi chorégraphiés, ritualisés et médiatisés sur des supports numériques. Enfin, le porte-à-porte, technique ancienne modernisée, est le moins visible des répertoires de déploiement. Il est utilisé par plusieurs listes, à commencer par celles du PS et de l’UMP, la première de manière très rationalisée et la seconde de façon davantage localiste.

Troisièmement, le travail de mobilisation donne lieu à une campagne scripturale, qui est d’abord une campagne visuelle. À Paris, l’essentiel de l’affichage est sauvage, seule la liste officielle de la droite se refusant à cette pratique dans la campagne étudiée. Cela met la précampagne au cœur de l’espace public, accentue la personnalisation et contribue à accélérer les mobilisations. Les affiches sont soumises à la déchirure et aux dégradations, mais surtout à la pluie et au soleil, quand elles ne sont pas recouvertes (« recollées ») par des colleurs d’autres listes. L’affichage demeure un répertoire d’action majeur, les principaux lieux utilisés étant les palissades, les cabines de chantiers, les armoires électriques et les murs, certaines rues étant privilégiées (celles qui se trouvent à proximité de la place Monge et de la rue Mouffetard, du chantier du campus Jussieu ou de l’École normale supérieure). Ces pratiques sont elles aussi définies par des règles tacites. En outre, la campagne scripturale est aussi textuelle : elle consiste à rédiger et diffuser des textes nombreux, y compris par des boîtages et des envois, officieux et officiels, le nombre d’exemplaires distribués s’élevant à plusieurs centaines de milliers au total. Enfin, une campagne scripturale est de plus en plus une campagne numérique, moins centrale et touchant moins d’électeurs, mais qui s’impose et s’organise tout aussi professionnellement.

Les répertoires de mobilisation électorale, issus de la sédimentation des pratiques, subissent une ritualisation importante, comme l’atteste l’observation d’une campagne parisienne contemporaine. Ils n’en demeurent pas moins centraux dans les campagnes électorales, moments qui mettent à l’épreuve l’ancrage territorial des partis, des élus et des candidats.
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Pour citer cet article :

Laurent Godmer, « Sur les pavés, la campagne. Temporalités et rituels de la mobilisation électorale à Paris », Métropolitiques, 19 janvier 2023. URL : https://metropolitiques.eu/Sur-les-paves-la-campagne.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.1873

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