John Taylor, un résident africain américain d’une soixantaine d’années, casquette et barbe poivre et sel, passe ses journées sur le pont de bois surplombant le bayou Bienvenue d’un côté et le quartier du Lower 9th Ward de l’autre [1] . Il présente le Bayou aux visiteurs. Il se souvient de son enfance, avant l’Ouragan Betsy de 1965, lorsque l’eau était douce et qu’il allait pêcher entre les cyprès chauves dont on aperçoit aujourd’hui de vieilles souches dépasser de l’eau. « On ne voyait pas de l’autre côté, à l’époque, c’était une forêt. C’était couvert de nénuphars ». Puis il enchaîne,
pour chaque mile de bayou planté, c’est deux pieds d’eau de moins lors des ouragans. Le Bayou s’étendait avant jusqu’à la mer, à 75 miles d’ici. Je vous laisse faire le calcul. S’il avait été encore vivant en 2005, les eaux de Katrina n’auraient pas débordé au dessus des protections. Tout ça, c’est à cause du canal de navigation Mr Go qui, à partir des années 60, a relié le golfe directement au Bayou, apportant d’importantes quantités d’eau salée auxquelles les cyprès n’ont pas résisté. Mais c’est aussi à cause du canal que d’abord les eaux de Betsy en 1965, puis de Katrina en 2005, se sont engouffrées dans le Bayou, leur vitesse et leur force multipliées par son effet d’entonnoir. C’est d’ailleurs à cause de Betsy qu’on a construit ce mur de protection qui nous a séparés du Bayou, qui nous a coupé de ses richesses, mais surtout qui nous a empêché de voir sa mort progressive. Avant cette plateforme, la plupart des gens du quartier, ceux qui sont plus jeunes que moi, ne connaissaient même pas l’existence du Bayou.
- Vue du Bayou Bienvenue depuis la plateforme d’observation (notez les souches de cyprès chauves) 2010
Cette rencontre, en avril 2010, a été ma première leçon d’écologie deltaïque. Elle m’a éclairé non seulement sur des aspects techniques des phénomènes liés aux ouragans, mais aussi sur l’histoire des relations essentielles entre ce quartier très sévèrement touché par les inondations et son environnement naturel. John Taylor est un personnage public au sens de Jane Jacobs (1991). Il est un des facteurs qui contribuent à faire de l’avenir du quartier et de sa durabilité un problème public. Ce qui est remarquable, dans cet exemple, c’est l’importance du rôle accordé à cette petite plateforme d’observation. C’est grâce à elle, en partie, que la situation du Lower 9th dans la ville et dans le delta est devenue visible et discutable.
Une injonction à prouver la viabilité des quartiers
Depuis Katrina, fin août 2005, le quartier Africain Américain du Lower 9th Ward est devenu à la fois le symbole du désastre qui a touché la ville de la Nouvelle-Orléans et des profondes inégalités raciales devant la vulnérabilité aux éléments. Alors qu’il a été submergé par des niveaux d’eau certes très importants mais comparables à d’autres zones de la ville comme Lakeview, un quartier riche à dominante blanche, il est aussi rapidement devenu l’exemple d’un lieu qui n’aurait peut-être jamais dû être bâti, tant son terrain paraît à la fois hors de la ville et coincé entre différentes voies d’eau. Pourtant, le Lower 9th est aussi apparu, dans les médias et pour le reste de la ville, comme un des creusets de la culture si particulière à la Nouvelle-Orléans et qui, à elle seule, justifierait sa reconstruction (Regis, Breunlin et Lewis 2011). À ces égards, on pourrait dire que le Lower 9th est l’incarnation de l’épaisseur de la ligne de partage entre les terrains à abandonner et ceux à reconstruire si bien décrite par Campanella (2008) dans son livre Bienville’s Dilemma.
Plusieurs cours d’action post Katrina ont en effet contribué à sérieusement mettre en doute la validité même de l’existence de ce quartier. D’abord, les résidents ne furent pas autorisés à retourner dans leur quartier pendant trois mois après les inondations. Le programme Look and leave de la ville et de la Croix Rouge ne les autorisait qu’à visiter, en bus, leur ancien logement afin d’y retrouver ce qui était encore récupérable. Le colonel Terry Ebert, directeur pour la Nouvelle-Orléans du département du Homeland Security, aurait dit pour sa part : « Il n’y à rien du tout à sauver là-bas » (Landphair 2007).
Puis, le district, comme un certain nombre d’autres dans la ville, s’est vu qualifié de green dot dans le plan proposé par le plan BNOB (Bring New Orleans Back) de 2006. Les résidents ont très mal pris l’idée, avancée par des urbanistes environnementalistes, que leur quartier puisse être remplacé par une zone verte qui servirait de cuvette de rétention. Ce plan fut rapidement abandonné devant les protestations de la ville entière, mais il a tout de même servi à justifier l’injonction du maire Nagin faite à tous les quartiers de prouver leur viabilité, grâce à un plan de reconstruction ainsi que des chiffres sur les retours d’habitants. Plusieurs quartiers, comme Broadmoor, ont alors fait preuve d’une capacité de planification et d’aide au retour remarquable, initiant, comme le dit Samuel Bordreuil (2010), une émulation mobilisatrice. Pourtant, dans le Lower 9th, le retour semble encore aujourd’hui difficile tant les dégâts sont importants et les moyens financiers des ex-résidents limités. Le quartier, dans sa partie nord, la plus proche du bayou et la plus touchée, ressemble encore beaucoup à un gigantesque terrain vague. D’après le recensement de 2009, seulement 4 500 habitants seraient revenus sur les 18 000 présents avant Katrina.
- Carte des green dots publiée par le Times Picayune en 2006. Le Lower 9th Ward est à moitié recouvert par le point vert entouré d’une ligne rouge au milieu de la carte
Un modèle de viabilité en environnement deltaïque
Mais le Lower 9th a quand même répondu à l’injonction du maire. Il l’a fait non pas grâce à un retour en nombre, comme par exemple à New Orleans East (« Nous sommes viables parce que nous sommes là ! »), mais en transformant le quartier, à travers différentes actions, en modèle écologique et culturel d’installation dans une zone inondable de delta de grand fleuve, le rendant ainsi exemplaire pour un grand nombre d’autres villes à travers le monde. La plus médiatique de ces actions est probablement l’opération Make it Right, parrainée par l’acteur Brad Pitt, qui consiste à reconstruire des maisons résistantes aux inondations, grâce à diverses innovations techniques (surélévation, panneaux solaires, matériaux, etc.). Une autre, moins visible, mais tout aussi importante, est l’installation par les résidents et les membres de la Holy Cross Neighborhood Association d’un centre pour l’environnement et le développement durable.
Je voudrais décrire un des foyers de cette mobilisation à teneur écologique en me penchant sur le rôle apparemment mineur, mais que je crois important, de cette plateforme en bois d’environ 15 m2 qui chevauche depuis 2008 un mur anti-inondation qui protège le quartier du Lower 9th des eaux qui pourraient déborder du Bayou Bienvenue. Au lieu d’opposer les arguments sociaux et culturels des pro-reconstruction aux arguments de retour à la nature des environnementalistes, je soutiens que cet espace public a permis de réconcilier les deux perspectives en rendant publics à la fois une histoire naturelle du quartier faite des souvenirs d’expériences des anciens, une explicitation de la catastrophe passée, une proposition de remédiation au mauvais développement du quartier depuis les années 1960 et un scénario de conjuration des catastrophes à venir.
L’émergence conjointe d’un problème public et d’un espace public
L’histoire de cette plateforme commence en janvier 2006, lorsqu’un groupe de professeurs et d’étudiants en paysagisme de l’Université du Colorado mène un atelier dans le quartier sur le thème « comment peut-on vivre ici ? » Ils découvrent l’histoire de l’urbanisation traditionnelle à la Nouvelle-Orléans, qui s’est développée en tranches perpendiculaires au Mississippi. Traditionnellement, les entrepôts et les maisons occupaient les terrains les plus hauts, sur les berges du fleuve, lui même au dessus du niveau de la mer. Les cultures se développaient derrières les habitations, sur les terrains inondables. Le bayou, ou back waters, un marais d’eau douce, occupait l’arrière des parcelles, servant à la fois de protection contre les inondations et de ressource pour la pêche. C’est ainsi que le plan en damier s’est adapté au fleuve, distribuant les terrains en éventail autour des ses méandres. Mais, en 2006, le Bayou manque. Il est invisible. En étudiant une section du quartier, les étudiants s’aperçoivent qu’il est caché derrière une triple barrière de buissons, de voies ferrées et d’un mur de palplanches en acier. Il a aussi disparu des mémoires, sauf chez quelques anciens de plus de soixante ans qui les aident à retrouver un accès. En parallèle, une équipe d’enseignants et d’étudiants en gestion de l’eau de l’université du Wisconsin s’intéressent, aussi à l’aide des souvenirs des anciens, à l’état sanitaire du Bayou et à ses possibilités de restauration. Mais il leur faut un accès pratique pour prendre les mesures de salinité de l’eau. L’association du quartier Holy Cross, dans le Lower 9th encourage ces initiatives. Elle défend la revitalisation du Bayou Bienvenue comme un des objectifs de viabilité du quartier. L’équipe de paysagistes conçoit un projet de plateforme d’observation et fait apporter tous les matériaux du Colorado. En Juillet 2007, les étudiants et les activistes du quartier organisent un pique nique crab boil devant la triple barrière. Le chemin est alors élargi et les habitants peuvent grimper les barreaux d’une échelle pour jeter un premier coup d’œil au Bayou. Mais la Levee board, administration responsable du mur anti-inondation prend peur. Elle menace l’université de poursuites si la plateforme est construite. L’association de Holy Cross prend alors sa défense. Un architecte local connu assure que le projet ne menace en rien l’intégrité structurelle du mur. Le projet se contente en effet d’enjamber élégamment la barrière d’acier tout en posant ses pieds sur les cailloux du ballast, sans aucune fondation. Après six mois de négociation, la Levee board accepte de fermer les yeux. Fin janvier 2008, la plateforme est construite par les étudiants revenus spécialement du Colorado, pendant leurs congés [2].
- Des volontaires élargissent l’accès au mur anti-inondation qui sépare le quartier du Bayou en 2007 ©HCNA
Dès son ouverture, la plateforme devient un lieu important dans le Lower 9th. Les activistes s’en servent pour emmener les habitants et les visiteurs voir par eux-mêmes la connexion du quartier au bayou et par là à l’écologie du delta. De nombreuses photos et reportages circulent sur le web. En décembre 2008, deux activistes du quartier Pam Dashiell, directrice du Center for the Environment and Sustainable Development et Darryl Malek-Wiley, activiste du Sierra club, sont filmés sur la plateforme par la chaîne ABC26, une filiale locale de la chaîne nationale, pour expliquer les enjeux de la restauration du Bayou.
Avec la fermeture du Canal Mr Go par l’Army Corps of Engineers, la Sewerage and Water Board étudie un plan de désalinisation de l’eau du Bayou en y déversant les effluents d’une station d’épuration visible depuis la plateforme. En parallèle, l’Army Corps propose de dévier une partie de l’eau du Mississippi vers le Bayou afin de l’alimenter en eau douce et de draguer des boues du fond du Lac Borgne, voisin, afin de remonter le terrain du bayou pour faciliter la croissance des plantes semi-aquatiques. Les étudiants en gestion de l’eau du Wisconsin installent d’ailleurs, en juin 2009, juste devant la plateforme, des radeaux de plantations afin de tester la viabilité de diverses sortes de plantes d’eau saumâtre. Un autre groupe construit un stand d’information sur l’histoire du Bayou. Une aigrette installée à demeure sur les radeaux de plantations est alors prise comme un signe encourageant par les résidents. Le même mois, le Times Picayune (Reid 2009), le principal quotidien local publie une liste des lieux à découvrir à la Nouvelle-Orléans. La plateforme y figure en neuvième position.
Lorsque la plateforme brûle par accident en juin 2009, elle est aussitôt reconstruite par les ouvriers de Make it Right et améliorée avec l’ajout d’une pergola et de marches pour descendre jusqu’à l’eau du Bayou. Elle fait maintenant partie des hauts lieux du quartier. À l’automne 2009, elle reçoit successivement la visite du patriarche orthodoxe d’Istanbul Bartholomew, venu prendre la mesure des progrès et bénir les eaux, et de Nancy Sutley, directrice du conseil de la maison blanche pour la qualité environnementale, venue assurer les résidents du soutien du président des États-Unis. Ces visiteurs sont tous deux accueillis par John Taylor qui leur donne la même leçon d’écologie deltaïque mentionnée en début d’article.
- L’archevèque orthodoxe d’Istanbul Bartholomew accueilli par John Taylor sur la plateforme, 2009 ©Ecumenical Patriarchate
La puissance de l’espace public
Depuis la construction de la plateforme, de nombreux meetings s’y sont tenus et de nombreux visiteurs s’y sont rendus, à la fois pour prendre la mesure du problème, mais aussi pour être présents à l’endroit précis où les paroles s’associent à l’image. Lors de ma dernière visite, un groupe de cyclistes clients d’un tour de renaissance du Lower 9th a fait halte sur la plateforme pour y découvrir le Bayou. Leur guide, bien formée par John Taylor, en a profité pour leur transmettre la leçon d’écologie deltaïque. La plateforme est ainsi devenu un espace public dans les deux sens usuels de ce mot, c’est à dire comme espace accessible à tous et comme espace de débats sur le futur du quartier et de la ville en général (Tonnelat 2010). Ainsi, à l’inverse des injonctions aux comportements vertueux habituellement véhiculées par les médias, la question de la viabilité du quartier s’est progressivement construite à travers un récit aux multiples voix comme un problème public au sens où, comme l’affirme Dewey (2003), il a touché des personnes indirectement concernées. John Taylor est l’un des personnages publics reconnus par la communauté pour s’assurer de cette diffusion sur la plateforme. Aujourd’hui, au moins jusqu’à la prochaine catastrophe, plus personne, ni dans le quartier, ni dans la ville, ni aux États-Unis, ne remet en cause la légitimité du Lower 9th Ward à faire partie de la ville. En rendant le bayou visible, la plateforme a aussi rendu le quartier dicible.
Kai Eriksson (1994) parle des catastrophes environnementales causées de façon invisible par la main de l’homme comme d’une « nouvelle espèce de troubles », particulièrement difficile à supporter par les communautés touchées. L’expérience de la plateforme d’observation du bayou montre une piste pour surmonter ces nouveaux obstacles et redonner un sens commun aussi bien à la catastrophe qu’aux conséquences qu’il faut en tirer. C’est un témoignage de la puissance partageable qu’un espace public au sens plein, aussi petit soit-il, peut donner aux aspirations d’un quartier à l’existence en milieu à risques.