L’urbanisme organise et transforme l’espace, et intervient directement dans l’aménagement du territoire, qu’il s’agisse de création de nouveaux territoires urbanisés ou de requalification-restauration de quartiers existants. Les projets urbains sont donc en première ligne des objectifs de durabilité qui peuvent être attendus aujourd’hui, notamment dans un contexte de transition écologique et de lutte contre le changement climatique. L’urbanisme ne peut plus s’affranchir de ces problèmes. Il ne s’agit alors plus seulement d’adaptation, de réduction d’impacts ou de réponses à des contraintes, par exemple climatiques, mais surtout de modifier le paradigme de l’urbanisme actuel. L’objectif de l’urbanisme régénératif est non seulement de créer des écosystèmes au sein de la ville, mais aussi de faire de la ville un vaste système social et écologique qui « s’auto-entretient ». Les notions de fonctionnement écologique (pris au sens large) et de différents niveaux d’action et de complexité sont évidemment au cœur de la réflexion.
Des systèmes urbains écologiques
Dans la planification et l’aménagement urbain, l’idée de relier le fonctionnement des systèmes urbains et celui des systèmes écologiques remonte au XIXe siècle, avec les travaux de chercheurs et praticiens américains et anglais comme George Perkins Marsh, John Wesley Powell, Patrick Geddes, Sir Ebenezer Howard et Frederick Law Olmsted. Ces travaux ont été pionniers dans l’application de processus écologiques dans le projet urbain, avec l’objectif d’augmenter la qualité de vie des populations humaines. En 1994, John Tillman Lyle propose l’expression « regenerative design » appliquée à l’aménagement, qui remet en cause la linéarité des systèmes urbains par rapport au fonctionnement des systèmes naturels et qui propose des systèmes circulaires qui contribueraient à la régénération des écosystèmes naturels. Lyle mobilise trois types d’information pour que chaque projet puisse répondre aux besoins et aux fonctions vitales du site : 1) la structure des écosystèmes ; 2) les processus écosystémiques, comme la conversion de l’énergie, l’épuration des eaux et le cycle des nutriments et 3) les informations de localisation. Depuis, de nombreux auteurs ont rediscuté les termes d’urbanisme régénératif et les objectifs qu’il convenait d’y inscrire (voir Blanco et al. 2021).
Le constat que l’on peut faire aujourd’hui est que les actions qui sont entreprises en aménagement pourraient être hiérarchisées selon un niveau de « maturité », jusqu’à aboutir à un projet urbain plus durable dans ses composantes holistiques et régénératives. On peut identifier trois étapes d’objectifs et de pratiques, qui représentent différents niveaux de complexité (figure 1). Une première étape consiste à planter beaucoup de végétation pour répondre aux besoins du citadin. Les services fournis par cette nature (rafraîchir la ville, santé du citadin, gestion de l’eau, etc.) sont conséquents et apparaissent indispensables à une ville habitable et sereine (Abbadie 2020). C’est un objectif clairement affiché par une majorité de municipalités, qui est aujourd’hui ciblé par les acteurs de la production de projets urbains (Bonthoux et Chollet 2021 ; Louis-Lucas 2021). Une deuxième étape fait intervenir non plus des végétaux, mais une biodiversité, dans le sens donné par les écologues : un ensemble d’espèces qui ont des relations entre elles et avec leur habitat. Il s’agit alors de favoriser les espèces locales et spontanées. L’intérêt est que les services sont fournis non par quelques espèces connues et disponibles chez les pépiniéristes, mais par un foisonnement d’espèces végétales qui ont coévolué et dont l’ensemble offre une forme de « stabilité » par rapport aux monocultures d’espèces qu’on a l’habitude de planter (les alignements de platanes, les toits de sédums…). Cette étape tend à produire une ville verte et durable (Clergeau 2007). Une troisième étape va encore plus loin dans l’objectif de durabilité, car elle vise à un auto-entretien des plantations, notamment par une reproduction spontanée des espèces et une reconstitution régulière des fonctionnements écologiques (chaînes alimentaires, corridors écologiques, par exemple). L’idée est de reconstituer les écosystèmes les plus proches possible de ce qui existe dans la nature. Il s’agit bien d’une bioinspiration, les concepteurs s’inspirant de la nature pour créer des espaces urbanisés, verts, pérennes, autonomes et résilients (Buck 2017). Le système, qu’il s’agisse d’une plantation, d’un quartier ou de la ville, vise alors à se régénérer, comme la nature le fait spontanément. Même si la ville ne sera jamais un système « naturel », l’objectif est de l’intégrer dans sa biorégion (Magnaghi 2003), de compléter les notions de métabolisme par le rôle du vivant, de considérer l’humain non plus comme l’espèce dominante, mais comme une espèce parmi d’autres faisant partie d’un système dynamique et fragile, de s’inspirer au plus près des fonctionnements écosystémiques pour permettre un auto-entretien et une régénération des composantes vivantes et non vivantes de l’urbain. La flexibilité, la résilience, l’adaptabilité et la gestion des incertitudes sont plus propres à un système autonome et complexe qu’à un système linéaire complètement sous gestion. L’approche systémique implique à la fois une lecture transversale du fonctionnement du site à travers ses composantes sociales, environnementales et économiques et une lecture des différents niveaux spatiaux de ces fonctionnements, depuis la parcelle et le bâti jusqu’à la ville et son périurbain.
De nouveaux outils pour la conception urbaine
L’urbanisme régénératif propose de nouveaux outils fondés sur des labels et des outils d’aide à la conception. Les labels, par exemple le Living Building Challenge (LBC, 2019), tentent de certifier une bonne pratique à partir d’un nombre important d’exigences, comme l’autonomie en eau potable, en énergie et en traitement des eaux usées, la restriction de construction du projet sur des zones vertes ou sensibles, l’obligation de stratégies de mobilité douce ou décarbonée, etc. À l’échelle du bâtiment, plus de 130 projets sont certifiés LBC en 2020 dans le monde, et 690 projets visent cette certification. Le LBC est décerné par une association américaine sans but lucratif, appelée l’International Living Future Institute (ILFI). Elle a récemment ouvert une antenne en Europe, le Living Future Europe (LFE). Le label est décerné après un an d’opération et d’audit de terrain par un expert. À l’échelle du quartier, le développement de projet est plus lent mais existe en Amérique du Nord et en Océanie. Un projet remarquable est The Paddock, en Australie [1]. La conception s’est appuyée sur cette certification LBC et plusieurs stratégies ont été proposées pour restaurer l’habitat naturel et la biodiversité, être autonome en eau et énergie et créer un impact socioécologique positif sur le site. La conception du projet s’est fondée sur un diagnostic écologique participatif (Pedersen Zari 2018).
Plusieurs boîtes à outils ont aussi été proposées, par exemple le Living Environments in Natural, Social, and Economic Systems (LENSES, Plaut et al. 2012), fondé sur une conception participative, ou encore l’Ecosystem Services Analysis (ESA, Pedersen Zari 2015), qui s’appuie sur l’évaluation des services écosystémiques pour comprendre le fonctionnement des écosystèmes et le transposer dans le domaine de la conception architecturale et urbaine.
Le label français ÉcoQuartier est décerné par une commission du club ÉcoQuartier dépendant du ministère de la Transition écologique. Bien que beaucoup moins exigeant en termes environnementaux que le LBC, ce label se rapproche aussi de certains objectifs et principes du design régénératif. Nous pouvons citer notamment l’engagement 1, qui prévoit des projets répondant aux besoins de tous en s’appuyant sur les ressources et contraintes du territoire, l’engagement 2, qui prévoit une gouvernance partagée et l’engagement 5, qui prône une démarche d’évaluation et d’amélioration continue du projet.
La biodiversité encore absente dans la plupart des conceptions urbaines
Bien que ces outils soient plus utilisés et que les projets citent maintenant clairement des objectifs de durabilité et d’environnement, l’analyse de Blanco et al. (2021) montre la faible prise en compte de la biodiversité dans ses composantes spécifiques et fonctionnelles. Les acteurs de production de la ville se concentrent sur des approches de métabolisme ou de végétalisation, avec une faible maturité vis-à-vis des approches écosystémiques, comme nous les avons définies précédemment.
L’examen des documents d’urbanisme dit régénératif et de ses pratiques de mise en œuvre fait ressortir plusieurs éléments qui semblent indispensables à des stratégies opérationnelles. D’une part, il s’agit de généraliser 1) une lecture systémique du site pour comprendre les interrelations entre le système écologique, le système social et le système économique, en s’appuyant notamment sur des diagnostics socio-écologiques (voir aussi Clergeau 2019) et l’usage d’indicateurs écologiques (Blanco et al. 2022) ; 2) un processus participatif où les acteurs locaux sont mobilisés dans les phases de diagnostic et de création (Camrass 2020) ; 3) un processus continu de gestion et d’évaluation, car la régénération et les impacts ne sont pas observables à la livraison du projet, mais dans le temps (Clergeau et Bonnaud 2019).
D’autre part, il faudrait prendre en compte explicitement la biodiversité et le paysage (inventaires, indicateurs, qualité des sols et des habitats, processus de dispersion…), qui va de pair avec une économie de sobriété (mobilité douce, circuits courts, matériaux biosourcés…) pour des bénéfices mutuels à la société et à la nature.
Finalement, il s’agit de modifier les objectifs du projet urbain en considérant que le non-bâti devient aussi important que le bâti dans tous les aménagements qui se disent durables.
Bibliographie
- Abbadie, L. 2020. « La nature nous rend et se rend des services », in P. Clergeau (dir.), Urbanisme et biodiversité. Vers un paysage vivant structurant le projet urbain, Rennes, Éditions Apogée, p. 16-26.
- Blanco, E., Raskin, K. et Clergeau, P. 2021. « Le projet urbain régénératif : un concept en émergence dans la pratique de l’urbanisme », Les Cahiers de la recherche architecturale urbaine et paysagère.
- Blanco, E., Raskin, K. et Clergeau, P. 2022. « Towards regenerative neighbourhoods : An international survey on urban strategies promoting the production of ecosystem services ». Sustainable Cities and Societies, vol. 80.
- Bonthoux, S. et Chollet, S. 2021. « Pourquoi et comment favoriser la spontanéité écologique en ville ? », Métropolitiques.
- Buck, N. T. 2017. « The art of imitating life : The potential contribution of biomimicry in shaping the future of our cities », Environment and Planning B. Urban Analytics and City Science, vol. 44, n° 1, p. 120-140.
- Camrass, K. 2020. « Regenerative Futures », Foresight, vol. 22, n° 4, p. 401-415.
- Clergeau, P. 2007. Une écologie du paysage urbain, Rennes, Éditions Apogée.
- Clergeau, P. 2019. « La biodiversité dans les stratégies d’aménagement urbain », Métropolitiques.
- Clergeau, P. et Bonnaud, X. 2019. « La gestion adaptative comme outil des paysages urbains durables », Traits urbains, n° 102, p. 66-69.
- International Living Future Institute. 2019. Living building Challenge 4.0.
- Louis-Lucas, T. 2021. « Que recouvre l’intérêt des promoteurs pour la biodiversité ? », Métropolitiques.
- Lyle, J. T. 1994. Regenerative Design for Sustainable Development, New York : John Wileys and Sons.
- Magnaghi, A. 2003. Le Projet local. Manuel d’aménagement territorial, Bruxelles : Éditions Mardaga.
- Pedersen Zari, M. 2015. « Ecosystem services analysis : Mimicking ecosystem services for regenerative urban design », International Journal of Sustainable Built Environment, vol. 4, n° 1, p. 145-157.
- Pedersen Zari, M. 2018. Regenerative Urban Design and Ecosystem Biomimicry, Londres : Routledge.
- Plaut, J. M., Dunbar, B., Wackerman, A. et al. 2012. « Regenerative design : The LENSES Framework for buildings and communities », Building Research and Information, vol. 40, n° 1, p. 112-122.