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Essais

Intervenir sur les rez-de-chaussée en ville : une action publique à enrichir

Décisifs pour l’animation des centres-villes, les commerces disparaissent dans beaucoup de rues. Valérie Strock-Huttepain et David Rottmann reviennent sur les causes de cette déprise et sur quelques initiatives imaginées pour redonner vie aux rez-de-chaussée.

Les rez-de-chaussée, fondements de l’animation des centres-villes et de leur mixité fonctionnelle et sociale, sont aujourd’hui en crise. Si la déprise commerciale des centres-villes ne date pas d’hier, elle est aujourd’hui accentuée par l’attractivité de la vente en ligne et la crise sanitaire. Selon une enquête des Échos de juin 2020, plus de 12 000 cessations d’activité sont attendues du fait de la crise sanitaire, ces chiffres auront sans doute encore augmenté après la seconde vague.

Longtemps délaissée par les acteurs publics, cette problématique fait désormais l’objet d’une attention nationale, à travers différentes initiatives comme le programme « Action cœur de ville », engagé en 2017, ou encore le lancement en grande pompe de 100 foncières financées par la Banque des territoires. Pour autant, si la reprise en main de l’immobilier par un acteur public est une action louable qui permet de jouer notamment sur les niveaux de loyers en les sortant d’une logique de marché, une action limitée à ce seul niveau resterait incomplète selon nous. En effet, au-delà des effets d’annonce, nationaux, l’action publique urbaine peine aujourd’hui à faire face aux mécanismes de déprise ou d’uniformisation que l’on peut observer sur le terrain. Il y a besoin d’inventivité pour répondre aux manifestations de cette crise en ville…

L’animation des rez-de-chaussée n’est pas seulement une question commerciale : les externalités de l’interface entre les immeubles et la rue « symbolisent la production de qualité urbaine et participent à la création d’une ville “à pied”, offrant des services de proximité, ou favorisant les relations de voisinage. Les retombées de la présence de commerces et services sont diverses : dynamisme économique, qualité de vie et du cadre urbain, sécurité et vitalité des liens sociaux » (Deborne 2016, Loubière 2019). Les enjeux liés aux rez-de-chaussée sont donc variés et la puissance publique gagnerait à s’inspirer de la multitude d’initiatives relevant d’acteurs privés, de l’économie sociale et solidaire (ESS) ou d’associations. Il y a aujourd’hui un contexte favorable pour réengager, sur cette base, une action publique ambitieuse sur les rez-de-chaussée. Elle pourrait ainsi élargir sa palette d’actions avec d’autres leviers moins demandeurs en moyens (Vergnet-Covo, Thabouret et Schmit 2019) dans le cadre d’un fonctionnement plus partenarial et de modalités plus souples de l’action publique urbaine.

Tendues ou détendues, les villes questionnent leurs rez-de-chaussée

Dans de nombreux cas, les rez-de-chaussée ne peuvent jouer leur rôle d’animateur de l’espace public. Dans des quartiers existants comme dans les opérations neuves, les rez-de-chaussée actuels correspondent rarement aux souhaits des riverains ou aux capacités économiques des acteurs proposant des activités à forte valeur d’usage mais à faible valeur d’échange (associations, entreprises de l’économie sociale et solidaire, etc.). Les conditions de loyer, les typologies de baux et les modes de commercialisation favorisent souvent l’implantation de commerces adossés à de grandes enseignes, et les centres-villes perdent ainsi leurs spécificités au profit de boutiques franchisées. Dans les zones tendues, cela conduit à une uniformisation de l’offre commerciale et des paysages urbains qui ne répondent ni aux souhaits exprimés par leurs habitants, ni aux enjeux urbains d’inclusion sociale, de transition écologique et énergétique, ou de résilience alimentaire et productive.

Dans d’autres quartiers, la vacance commerciale marque la déprise économique et démographique de certains centres-villes. Les linéaires commerciaux sont murés, se dégradent et nuisent à l’image de la ville. C’est un phénomène que l’on peut observer dans les quartiers proches du centre-ville de Mulhouse, ou encore à Saint-Étienne. Les mécanismes qui expliquent ces phénomènes de vacance commerciale sont désormais bien identifiés (Institut pour la ville et le commerce 2020). Ils sont l’objet de politiques conduites notamment par les acteurs publics comme l’Epareca devenu Agence nationale de la cohésion des territoires [1]. Cet organisme agit sur demande des collectivités et « assure […] la transformation ou la reconversion de surfaces commerciales et artisanales [2] ». En passant par la maîtrise foncière, l’établissement public intervient dans les quartiers politiques de la ville, ou au travers du programme « Action cœur de ville » dans les villes moyennes. Cependant, ces acteurs s’interrogent aujourd’hui sur des actions alternatives ou complémentaires à la maîtrise foncière publique, considérée comme trop coûteuse et complexe à mettre en œuvre.

Figure 1. Centre-ville de Lorient, par Maud Dupuy

© Maud Dupuy, « Centres-villes en faillite »

Repenser la programmation, dépasser le commerce

Si les grands linéaires de commerces en rez-de-chaussée restent une image idéalisée des élus et des habitants, ils ne correspondent souvent plus à nos pratiques urbaines et de consommation : l’avènement des grandes surfaces commerciales en périphérie, et plus récemment du commerce en ligne, a porté un coup souvent fatal aux petits commerces de centre-ville. Une plateforme comme Amazon génère aujourd’hui l’équivalent du chiffre d’affaires de 1 300 moyennes surfaces commerciales . De fait, l’offre de commerce excède dans de nombreux cas la demande et aucun loyer subventionné ne viendra remplacer les consommateurs manquants. Ainsi, pour Pascal Madry, directeur de l’Institut pour la ville et le commerce, la France a perdu depuis un siècle les deux tiers de ces commerces sur fond d’une baisse du chiffre d’affaires par mètres carrés qui s’est encore accélérée depuis les années 1990 [3]. Pourtant, élus comme citoyens idéalisent les centres-villes d’autrefois.

Cette vacance est une ressource qui doit être reconnue pour ouvrir les rez-de-chaussée à d’autres programmations, et en premier lieu le maintien ou le retour d’activités productives en ville. L’implantation de rez-de-chaussée productifs ou hybrides permettrait d’accueillir de nombreuses activités qui ne trouvent pas leur place dans nos tissus urbains, alors même qu’elles favorisent le retour de l’artisanat, une économie et des services plus inclusifs ou encore l’entrepreneuriat. C’est le cas par exemple à Villeurbanne qui, dans le cadre de l’expérimentation « Territoire zéro chômeur de longue durée » et en partenariat avec des bailleurs sociaux, des entreprises sociales et des PME locales, a favorisé l’implantation d’Emerjean [4], une entreprise d’insertion qui occupe un ancien rez-de-chaussée vacant et y déploie de la petite production textile ou des activités liées à l’ESS.

Ainsi, dans des cas où les marchés sont défaillants, il n’y a plus de transaction et plus d’occupation des rez-de-chaussée, les lois du marché ne favorisent plus mécaniquement les activités commerciales au détriment des activités artisanales. D’autres activités peuvent alors s’installer. C’est donc peut-être dans les interstices de ces marchés défaillants, et à condition d’adapter les locaux, que l’on peut retrouver l’espace nécessaire au retour ou au développement d’activités qui s’étaient retrouvées en concurrence avec les activités commerciales.

Des initiatives privées et associatives inspirantes qui mobilisent de nouveaux leviers

Si le frein constitué par le niveau de loyer, comme celui des coûts de réhabilitation de locaux vétustes, est bien pris en compte par les actions de maîtrise foncière publique, d’autres leviers peuvent concourir à redonner aux rez-de-chaussée leur rôle d’animateur de l’espace public et de la vie urbaine. Côté offre de locaux, plusieurs initiatives alternatives à une maîtrise foncière publique permettent de repérer des modes d’adaptation des loyers, même lorsque les propriétaires sont des acteurs privés : adaptation de la structure de la propriété et progressivité des niveaux de loyer (Foncière Base Commune), modifications de la durée des baux (Camelot Europe), aide à la solvabilité du preneur (My Korner Shop). Côté demande, pour soutenir l’émergence de porteurs solvables et innovants face à la suroffre de locaux de rez-de-chaussée, certaines initiatives visent à augmenter le nombre et la qualité des preneurs (Opération 1 000 cafés). Quelques exemples illustrent ces alternatives :

Base Commune. La foncière à impact social développée par Plateau Urbain et Le Sens de la Ville (Romano 2020) développe un concept avec les loyers progressifs et différenciés. Les décotes peuvent monter jusqu’à 30 % pour les « loyers tremplins » associés aux projets produisant le plus d’externalités positives – qui ne sont d’ailleurs pas forcément des commerces. Une péréquation entre preneurs sur un portefeuille de locaux, des subventions publiques et des retours sur investissement plus modestes contribuent à l’équilibre du modèle.
Camelot Europe. Entreprise néerlandaise, elle s’est spécialisée dans la sécurisation de bâtiments vacants. À la suite des retards des travaux de la ligne 15, la Société du Grand Paris a dû composer avec plusieurs bâtiments vacants à Bois-Colombes, et a décidé, en partenariat avec la ville, de les faire occuper temporairement. Le projet a été confié à Camelot Europe, qui, par son action sur les rez-de-chaussée commerciaux et les logements, a permis de réactiver l’occupation et l’animation de tout un quartier. En proposant des loyers 50 % en dessous des prix du marché et en mobilisant ses propres réseaux de commercialisation, elle a trouvé preneur pour l’ensemble des rez-de-chaussée disponibles.
My Korner Shop. Plateforme émergente de financement participatif en ligne, elle permet à des riverains de racheter des locaux commerciaux vides ou occupés et de participer à leur gestion, ou encore d’aider des commerçants du quartier à acquérir progressivement leurs murs.
L’opération 1 000 cafés de l’entreprise GROUPE SOS propose une approche intéressante par ses modalités comme par son échelle d’action. Celle-ci vise à implanter des commerces dans les villages qui n’en ont plus ou qui risquent de perdre le dernier. Le groupe propose de louer ou de racheter à bas prix un local commercial d’un village, mais surtout de recruter, former et garantir une rémunération au SMIC des gérants qui tiendront le commerce.

Face à la montée en puissance des enjeux liés aux rez-de-chaussée, ces initiatives prises par des acteurs très différents illustrent une volonté commune : maintenir, diversifier les activités en rez-de-chaussée pour lutter contre la vacance, l’uniformisation et la mono-activité. À quelques exceptions près cependant, ces actions restent aujourd’hui limitées à quelques locaux.

Un dialogue à construire pour être à la hauteur des enjeux

La crise que traverse le commerce, encore amplifiée par l’année 2020, appelle non seulement des innovations – on a vu qu’elles existent – mais aussi une véritable volonté de démultiplication. Des acteurs se mobilisent sur le terrain. L’État doit lui aussi réinventer son implication.

Par le biais de la Banque des Territoires, il a montré sa volonté de dégager des moyens, notamment via la création ou la labélisation de 100 foncières. Il gagnerait toutefois à faire le lien entre ces initiatives, au niveau national, a minima en organisant un échange d’expériences. Par ailleurs, au niveau local, ses actions pourraient être plus nombreuses s’il élargit sa palette d’actions à d’autres leviers complémentaires, moins demandeurs en moyens.

Bibliographie

  • Deborne, E. 2016. La Mixité d’usages verticale depuis une perspective habitante : étude de cinq produits immobiliers résidentiel et commercial montréalais récents, mémoire d’urbanisme, Université de Montréal.
  • Ferrand, R. 2019. « Le rez-de-chaussée, volume de réinvention des communs », Urbanisme, n° 414, p. 35 (entretien avec F. Trautmann et V. Josso) ; Id., « Rez-de-ville  : devoir d’invention », Urbanisme, n° 414, p. 28-30.
  • Fleury, A. 2010. « Du quartier à la ville durable ? Les commerces de proximité dans l’action de la Mairie de Paris », in A. Gasnier, Commerce et ville ou commerce sans la ville ? Production urbaine, stratégies entrepreneuriales et politiques territoriales de développement durable, Rennes, Presses universitaires de Rennes, p. 171-183.
  • Institut pour la ville et le commerce. 2020. « Penser la vacance commerciale, avant et après le Covid-19… », Repair. Ville et commerce, n° 3.
  • Loubière, A. 2019. « Le droit au rez-de-ville », Urbanisme, n° 414, p. 27.
  • Mangin, D. 2019. « De l’île de Nantes aux quartiers nord de Marseille », Urbanisme, n° 414, p. 31-32.
  • Masboungi, A. 2013. (Ré)aménager les rez-de-chaussée de la ville, Paris : Éditions du Moniteur.
  • Romano, L. 2020. « Le Sens de la Ville et Plateau Urbain créent Base Commune pour activer des rez-de-chaussée d’intérêt collectif », Cadre de Ville.
  • Svahnström, N. 2013. L’Aménagement des rez-de-chaussée, nouveau défi des pouvoirs publics ? Le cas de l’opération urbaine du Trapèze à Boulogne-Billancourt, mémoire de master 2 d’urbanisme, Université Paris-Est Marne-la-Vallée et Institut français d’urbanisme.
  • Vergnet-Covo, M., Thabouret, F. et Schmit, P. (dir.). 2019. Revitalisation commerciale. Guide d’actions foncières, Assemblée des communautés de France, en partenariat avec la Semaest.

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Pour citer cet article :

David Rottmann & Valérie Strock-Huttepain, « Intervenir sur les rez-de-chaussée en ville : une action publique à enrichir », Métropolitiques, 24 mai 2021. URL : https://metropolitiques.eu/Intervenir-sur-les-rez-de-chaussee-en-ville-une-action-publique-a-enrichir.html

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