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Essais

Où se cache l’emploi productif métropolitain ?

Les enseignements du territoire Grand-Orly Seine Bièvre

Les emplois industriels disparaissent même dans les territoires qui valorisent leur caractère industriel. Partant de ce paradoxe, Gilles Crague dévoile la manière dont les nomenclatures usuelles des statistiques économiques participent à l’invisibilisation d’une industrie pourtant essentielle au fonctionnement des métropoles.

La notion de « ville productive » marque un changement de perspective dans l’analyse de l’économie métropolitaine, après deux décennies où celle-ci a essentiellement été envisagée sous le prisme de l’économie de la connaissance, des fonctions tertiaires supérieures ou de la classe créative. Si elle renvoie au mot d’ordre de « réindustrialisation », largement repris par-delà les clivages politiques, la caractérisation de la notion contemporaine de « ville productive » s’avère plus problématique. Ceci est notamment lié à l’incapacité des découpages statistiques conventionnels à la saisir. On peut l’illustrer par le cas de l’établissement public territorial (EPT) Grand-Orly Seine Bièvre (GOSB), au sein de la Métropole du Grand Paris, confronté au paradoxe suivant : d’un côté, une stratégie économique incarnée dans un « manifeste pour un territoire industriel et productif [1] », de l’autre, une part de l’emploi dans « l’industrie au sens de la NAF [2] » s’élevant à 6 %, soit moins que la part de cet emploi en Île-de-France (8 %) ou en France entière (12 %). Ce paradoxe apparent a été le point d’appui d’une recherche-action sur les catégorisations statistiques (Crague 2020), afin d’étayer ce nouveau regard sur l’économie métropolitaine. Le présent article propose ainsi, à partir du cas du territoire Grand-Orly Seine Bièvre, de nouvelles lunettes statistiques afin de mieux appréhender l’économie productive métropolitaine.

L’emploi technique au cœur du territoire Grand-Orly Seine Bièvre

Depuis trois décennies, l’appareil productif connaît d’importantes réorganisations qui ont conduit à l’éclatement de la grande entreprise industrielle intégrée (externalisations, recentrage sur le cœur de métier) et sa substitution par des organisations en réseau. Une des manifestations de ces mutations organisationnelles est le découplage entre secteurs industriels et métiers industriels. Ceci suppose de mobiliser une autre nomenclature statistique que la NAF, laquelle décrit les entreprises à partir des produits et services qu’elles commercialisent (approche sectorielle), pour s’intéresser aux métiers de ceux qui travaillent (nomenclature PCS des professions et catégories socioprofessionnelles [3]). L’industrie se saisit alors à partir des métiers industriels. C’est le travail qu’a entrepris Frédéric Lainé, statisticien au ministère du Travail, dans une analyse pionnière en 2005 (Lainé 2005). Cette analyse permet de mettre en évidence deux tendances concernant l’évolution de l’emploi. La première met en exergue la présence de métiers non industriels dans les secteurs industriels, autrement dit la tertiarisation de l’emploi dans les secteurs industriels [4]. S’en tenir là serait toutefois ignorer un second aspect du découplage entre secteurs industriels et métiers industriels, évoqué par F. Lainé : « inversement, […] les métiers industriels [sont] présents aussi hors des établissements industriels [5] ». Le tableau ci-dessous montre, à titre d’illustration, l’importance, dès le début des années 2000, de certains métiers industriels au sein des secteurs non industriels, ce qui signale ainsi l’ampleur mais aussi l’ancienneté de ce phénomène.

Tableau 1. Les principaux métiers industriels s’exerçant en dehors de l’industrie

Source : Lainé 2005.

La première tendance (tertiarisation du secteur industriel) a été mise en évidence de longue date par des travaux portant sur l’évolution des entreprises et de leurs offres, qui tendent à hybrider services et biens matériels [6]. En témoignent les néologismes comme celui de « servitization » (Laperche et Merlin-Brogniart 2019) ou encore d’« hyper-industrie », proposée en 2013 par Olivier Passet [7]. En revanche, la seconde tendance (métiers industriels dans le secteur tertiaire) apparaît beaucoup moins étudiée [8]. Ses conséquences n’en sont pas moins importantes pour l’analyse de l’économie productive métropolitaine. Son appréhension nécessite alors d’enrichir l’analyse sectorielle (centrée sur la NAF) par une analyse des métiers (nomenclature PCS). Cette méthode a été mise en œuvre pour décrire le tissu productif de Grand-Orly Seine Bièvre.

Un premier résultat significatif concerne les ouvriers (tableau 2) : deux ouvriers sur trois employés à GOSB travaillent dans des entreprises du secteur tertiaire marchand. Autrement dit, centrer l’analyse de l’économie productive sur le seul secteur de l’industrie au sens de la NAF laisse dans l’ombre deux ouvriers sur trois !

Tableau 2

Source : Recensement général de la population, 2016.

Un indicateur synthétique dit de l’« emploi technique » a été construit à partir des catégories de la PCS, laquelle différencie par-delà les niveaux hiérarchiques (cadres, professions intermédiaires, employés/ouvriers) les postes de nature technique des postes de nature administrative ou commerciale. On trouve dans la première catégorie les emplois d’ingénieurs et cadres techniques, les techniciens, les contremaîtres et agents de maîtrise et les ouvriers. En regroupant l’ensemble de l’emploi de ces différentes catégories, on peut ainsi différencier un nouvel ensemble socioprofessionnel, celui des « emplois techniques ».

On constate alors que la technicité de l’emploi constitue bel et bien une caractéristique distinctive du tissu économique de GOSB, qui traverse tous les secteurs d’activité. C’est donc moins les caractéristiques des biens et services commercialisés par les entreprises que les compétences et les métiers mis en œuvre (technicité), quel que soit le secteur d’activité, qui distinguent l’économie de GOSB et contribuent ainsi à son caractère « productif ».

Tableau 3

Source : Recensement général de la population, 2016.

Grand-Orly Seine Bièvre, territoire du care of things

L’éclatement de la grande entreprise industrielle sous l’effet des pratiques d’externalisation a eu une autre conséquence importante pour l’analyse économique des territoires. Celle-ci s’appuie classiquement sur la théorie dite de la base qui distingue les secteurs tirant leurs revenus de l’extérieur du territoire (la « base économique ») des secteurs dits résidentiels, qui sont tournés vers la demande locale. Si la « base économique » et l’industrie ont longtemps pu être confondues [9], ceci n’est plus le cas aujourd’hui : la base économique excède le seul secteur industriel et doit être redéfinie. C’est le travail qu’ont entrepris P. Frocrain et P.-N. Giraud à partir d’une méthode axée sur l’analyse de la répartition spatiale de l’emploi [10]. Ils sont ainsi conduits à distinguer deux types d’emploi, les emplois dits exposés et les emplois dits abrités. Parmi les emplois exposés figurent l’essentiel des secteurs de l’industrie manufacturière [11] mais aussi certains secteurs des services, lesquels représentent près d’un emploi exposé sur deux aujourd’hui (un sur trois en 1999). Les emplois exposés, qui constituent la nouvelle « base économique », vont au-delà des secteurs industriels. À l’inverse, certains emplois abrités comprennent des secteurs dont la gestion et la transformation de la matière constituent le cœur : production d’énergie, gestion de l’eau, gestion des déchets, construction et génie civil.

Cette nouvelle typologie des secteurs d’activité a été utilisée pour décrire le tissu économique de GOSB. Le tableau suivant (tableau 4) permet de mettre en évidence un type de « ville productive » singulier, qui se distingue du modèle traditionnel de la « ville (moyenne) industrielle », qui, comme le rappellent Frocrain et Giraud, existe toujours aujourd’hui en France, et se caractérise par une base économique fondée essentiellement sur les emplois exposés relevant de l’industrie manufacturière.

Tableau 4

Sources : Recensement général de la population, 2016 ; Frocrain et Giraud 2019.

Même si l’emploi exposé tient une part plus importante à GOSB qu’en moyenne en France, le poids de l’industrie dans l’emploi exposé y est significativement moindre. On constate en revanche que, dans l’ensemble des emplois dits abrités, le poids de ceux opérant sur l’énergie, l’eau, les déchets, l’environnement bâti et la construction est supérieur à celui qu’ils ont en France dans son ensemble (un emploi abrité sur quatre à GOSB, un sur six en France). En définitive, la stratégie de l’EPT GOSB, ciblée sur « l’industriel et le productif », trouve son fondement statistique moins dans l’importance de l’« emploi industriel exposé » que dans celle de « l’emploi productif abrité [12] ». Il constitue ce qu’on propose d’appeler, à la suite de J. Denis et D. Pontille (2015), le « care of things », c’est-à-dire l’ensemble des activités qui contribuent à l’évolution et au maintien des conditions matérielles de la vie quotidienne.

Les deux villes productives

L’investigation statistique stimulée par le paradoxe du territoire de Grand-Orly Seine Bièvre (une stratégie de développement économique ciblée sur l’économie productive vs une sous-représentation de l’emploi industriel au sens de la NAF) a permis d’aller au-delà de la seule critique des nomenclatures traditionnelles pour proposer une re-conceptualisation de la notion de « ville productive ». On a ainsi pu montrer que la ville productive comprend deux composantes, une composante « nomade » (exposée) et une composante « sédentaire » (abritée). Leurs dynamiques et les enjeux contemporains qui s’y rattachent relèvent de deux logiques différentes.

La composante nomade correspond à l’approche traditionnelle de l’industrie comme base ou moteur de l’économie locale. De ce point de vue, l’enjeu de « ville productive » est celui de la relocalisation d’activités de fabrication au sein des agglomérations urbaines, après plusieurs décennies de désindustrialisation des zones urbaines denses. Toutefois, la ville productive ne saurait se réduire à ce segment d’activités, celui des usines modernisées, pour important qu’il soit. Car, en effet, on a pu identifier une seconde composante, sédentaire, de la ville productive. Elle renvoie à l’ensemble des activités qui assurent les conditions matérielles de la vie urbaine quotidienne : le care of things. Elles sont en prise avec la conception, la maintenance ou le renouvellement de tous ces équipements de la « ville servante [13] » : incinérateurs, centres de tri, stations d’eau potable ou d’assainissement, centres de maintenance de matériel ferroviaire ou aéronautique, de production-distribution d’énergie, plateformes du BTP, etc. En prise directe avec l’environnement bâti, la matière, l’eau ou l’énergie, elles sont en outre centrales dans la perspective d’une transition écologique et de la gestion des ressources. Autrefois négligées car non motrices, et donc banales, elles sont aujourd’hui au cœur des enjeux de développement métropolitain.

Bibliographie

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Pour citer cet article :

Gilles Crague, « Où se cache l’emploi productif métropolitain ?. Les enseignements du territoire Grand-Orly Seine Bièvre », Métropolitiques, 15 décembre 2022. URL : https://metropolitiques.eu/Ou-se-cache-l-emploi-productif-metropolitain.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.1856

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