Depuis plusieurs mois, le sujet des gaz de schiste a pris une importance très particulière dans nos débats publics. Il est même devenu un symbole d’une certaine hypocrisie de la part des grandes multinationales exploitant les hydrocarbures et vis-à-vis de la transition que nous souhaitons ou non engager en matière de politiques énergétiques. Il a également révélé des failles dans nos dispositifs législatifs et des déficits démocratiques au cœur de nos processus décisionnels. Cet épisode, qui va de rebondissement en rebondissement depuis plusieurs mois, est unique d’abord par l’ampleur et la durée de la mobilisation des citoyens, associations et élus locaux. Il l’est aussi par la virulence des débats qui ont eu lieu dans les manifestations, ainsi qu’à l’Assemblée nationale et au Sénat. Ensuite, il a traduit une faillite de notre système de gouvernance, et ce à plusieurs échelons, car des décisions irresponsables et mal éclairées ont été prises à l’insu des citoyens et élus concernés, en toute opacité : aucun contrôle préalable ou ex post n’a pu être exercé sur la décision d’attribuer des permis d’exploration et d’exploitation des gaz de schiste. Enfin, cet épisode funeste dénote une faillite de notre système d’expertise et de transmission de l’information aux autorités, qui n’a pas donné les signaux d’alarme sur les conséquences environnementales, économiques et sociales potentielles avant que le gouvernement ne prenne la décision d’autoriser l’exploration en mars 2010.
Enjeux économiques, sociaux et environnementaux
Examinons d’abord l’impact environnemental, social et économique que l’exploration et l’exploitation des gaz de schiste pourrait avoir sur les territoires concernés. Nous avons, dans notre pays, assez peu de recul quant aux conséquences des méthodes d’exploitation des gaz de schiste. Mais nous bénéficions de l’expérience d’autres pays, notamment en Amérique du Nord. Les risques qui ont été identifiés sont multiples. Il s’agit, par exemple, de l’impact des produits chimiques utilisés lors de la fracturation des sous-sols sur les nappes phréatiques, mais aussi sur la santé des citoyens vivant dans les territoires concernés. La commission scientifique et technique du collectif anti-gaz de schiste a souligné, par exemple, que les eaux souterraines concernées par les permis accordés dans le sud de la France « occupent et circulent dans les vides des fissures et fractures des roches et sont donc très sensibles à toute action visant à accroître la perméabilité en jouant artificiellement sur la fracturation ». Par ailleurs, les produits chimiques mêlés à l’eau et au sable lors des opérations de fracturation sont un véritable « cocktail à la composition mal connue et ajustée au cas par cas ». Il est donc impossible de garantir avec certitude qu’aucun composant nuisible ne sera jamais utilisé, ni que ceux-ci ne se trouveront pas un jour dans les réserves d’eau dont dépendent nos concitoyens et notre agriculture. Ces risques, qui ne sont que quelques exemples parmi d’autres, sont suffisants pour que l’on s’interroge sérieusement sur l’utilité de faire peser de telles incertitudes sur la santé de nos concitoyens et sur l’environnement dont dépend souvent l’économie de nos territoires. Il existe également des aberrations dans le principe même de la méthode d’exploration utilisée : une opération de fracturation hydraulique nécessite un volume d’eau de 15 000 à 20 000 mètres cubes, et la production de gaz de schiste impose de fracturer chaque ouvrage tous les quatre à six mois. Cela peut donc conduire, au cours de la durée de vie d’un forage, à une consommation de 300 millions de litres d’eau par ouvrage. Au moment où les périodes de sécheresses se multiplient, où notre agriculture en souffre, comme cela a été le cas cet été, comment peut on concevoir utiliser cette ressource vitale qu’est l’eau en très grande quantité simplement pour trouver des gisements potentiels de gaz et huiles de schiste ?
Au-delà de l’impact environnemental et sanitaire, l’exploration et l’exploitation des gaz de schiste pourrait avoir un impact indirect sur le tissu économique et social des territoires concernés. Dans mon département, celui de l’Ardèche, nous avons réalisé des efforts conséquents d’aménagement et de valorisation des richesses naturelles : je pense à la Grotte Chauvet, candidate à la classification au patrimoine mondial de l’UNESCO, ou aux zones de biotopes préservés, ou encore aux Gorges de l’Ardèche. Nous avons engagé une démarche de valorisation du terroir et de ses produits, à travers des appellations d’origine contrôlée (côtes-du-vivarais, picodon...). Également, nous avons développé des secteurs – l’agriculture et le tourisme – qui dépendent directement de notre capacité à préserver nos richesses naturelles et nos paysages. En décidant d’accorder des permis d’exploitation des gaz de schiste, l’État ne menace pas seulement notre environnement, il menace aussi de bousculer les équilibres fragiles pour lesquelles nous, élus locaux, œuvrons depuis de nombreuses années pour les préserver.
Enjeux territoriaux : une prise de décision centralisée, à l’insu des élus locaux et des citoyens concernés, en toute opacité
Au-delà des questions spécifiques à l’exploitation des gaz de schiste, le débat qu’elle a suscité permet de soulever le problème plus général des relations entre État et collectivités locales.
Pour prendre toute la mesure des enjeux territoriaux qui se cachent derrière la question de l’exploration et de l’exploitation des gaz de schiste dans notre pays, il faut revenir aux toutes premières étapes de ce « feuilleton ». L’histoire commence lorsque des élus locaux, notamment les maires des communes concernées par l’attribution de ces permis, ont pris connaissance de leur attribution alors qu’elles avaient déjà eu lieu et sans qu’ils aient été consultés préalablement. Ces décisions n’avaient tenu compte ni des désirs des citoyens vivant sur les territoires concernés, ni des plans d’aménagement et de valorisation des territoires, ni de l’impact économique, environnemental et social potentiel de ces décisions. Les élus ont donc été placés devant le fait accompli, sans recours légal pour faire valoir leur point de vue, et sans connaissance précise de l’impact potentiel de ces décisions.
Un hiatus entre les divers échelons institutionnels qui composent notre système démocratique est alors apparu clairement. D’un côté, des élus locaux, en première ligne de la contestation et devant rendre des comptes face à des citoyens révoltés, alors qu’ils n’avaient pris aucune part aux décisions contestées. De l’autre, l’État, et les élus du Parlement, qui pour la plupart avaient ignoré ou méconnaissaient les enjeux, mais étaient pourtant seuls à détenir le pouvoir décisionnel légitime pour enrayer une machine qui s’était emballée.
Le lien entre responsables locaux et nationaux, entre politiques de proximité tenant compte des aspirations des citoyens et décisions politiques nationales, a alors été rétabli à grand renfort de manifestations citoyennes, de mobilisations associatives, et grâce à la mobilisation de quelques élus au Parlement. Je me félicite d’ailleurs d’avoir été parmi les premiers à interpeller le gouvernement en janvier 2011, mesurant la catastrophe économique et environnementale et le déni de démocratie que nous risquions. Il a fallu attendre plusieurs mois entre l’attribution des permis d’exploration et d’exploitation par Jean-Louis Borloo, alors ministre de l’Écologie, de l’énergie, du développement durable et de la mer, et la prise de conscience par les élus locaux concernés et les citoyens des conséquences de cette décision. De même, des efforts et une mobilisation importante ont été nécessaires pour que le gouvernement revienne en partie sur sa position. Une telle réalité pointe une véritable faillite de notre système décisionnel en matière de politique énergétique et environnementale.
L’exercice de la responsabilité, la possibilité pour les plus hautes autorités de l’État de rendre des comptes aux citoyens sur leurs décisions, ont fait défaut. La transmission de l’information, notamment en ce qui concerne l’impact social et environnemental potentiel de l’exploration et de l’exploitation des gaz de schiste, a été défaillante à plusieurs niveaux : entre experts et autorités de l’État, entre échelon national et élus locaux, entre l’État et les citoyens...
Quelles conclusions peut-on d’ores et déjà tirer de cet épisode ?
Une des causes du hiatus entre les divers échelons institutionnels qui composent notre système démocratique tient à la répartition des titres de propriété et donc des responsabilités entre État, élus locaux et propriétaires terriens. Actuellement, le code minier accorde à l’État la « propriété » du sous-sol, et donc les décisions d’exploitation des ressources qu’il recèle. Pas étonnant, donc, que des décisions concernant des territoires puissent être prises sans consulter les citoyens qui les occupent. Il semble donc essentiel de réformer le code minier pour mieux répartir les responsabilités et les titres de propriétés s’agissant des ressources que recèle notre sous-sol. Rappelons qu’en matière de gestion de ces ressources, l’essentiel des dispositions législatives en vigueur sont issues du décret du 16 août 1956, dont l’esprit est très productiviste et illustre une ignorance des problématiques environnementales si importantes aujourd’hui. Il s’agit là d’un problème juridique de taille. Mais peut-on raisonnablement concevoir que des élus qui ont la responsabilité de l’aménagement de « la surface » des territoires et de la préservation de son cadre de vie n’aient aucun mot à dire sur la gestion des ressources enfouies sous leurs pieds ? Une autre source de hiatus tient à la procédure suivie pour procéder à l’évaluation technique de la demande de prospection, avant l’attribution des permis d’exploration et d’exploitation. Certes, elle compte une phase locale pour la consultation des territoires, mais elle ne concerne que la sphère administrative, et nullement la population et les élus locaux. L’instruction des permis repose dès lors presque entièrement sur un corps d’experts très étroit, qui correspond essentiellement aux membres de l’ancien corps des mines. Il n’est pas normal que la stratégie énergétique de la nation dépende davantage de quelques experts que de la représentation nationale et des élus des territoires concernés.
Il paraît donc urgent de réformer la législation minière, comme le propose le rapport de Jean-Paul Chanteguet [1], afin de renforcer les études préalables et d’associer les citoyens et les élus aux décisions qui concernent notre stratégie énergétique. Rappelons que la participation citoyenne est déjà un principe inscrit dans l’article premier de la Convention d’Aarhus [2], ainsi que dans l’article 7 de la Charte de l’environnement [3]. Pourquoi ce principe ne se traduit-il encore que rarement dans les faits ?
Au delà de ce cas précis, il faut également revoir la façon dont sont prises les décisions ayant potentiellement un impact environnemental et sanitaire néfaste. À ce titre, la création d’une commission environnementale au Sénat, à l’occasion du basculement de cette chambre à gauche, présente des perspectives de progrès considérables. Il faudra aller plus loin, et systématiser les contrôles et préventions préalables à l’adoption de lois en matière d’énergie, de politique industrielle ou autre, dont l’impact environnemental nécessiterait d’être évalué avant toute prise de décision. De même que les coûts économiques et sociaux d’une loi sont pris en compte dans son élaboration, nous ne pouvons plus concevoir la décision publique en s’abstenant de tenir compte de sa dimension sanitaire et environnementale.
Lorsque l’impact d’une décision est incertain, comme c’est le cas ici, le principe de précaution pourtant inscrit dans la loi depuis 1995, et figurant dans la Constitution et la Charte de l’environnement de 2005 (article 5 [4]) devrait être appliqué. Ce principe a déjà été invoqué en France, par exemple dans les jugements à propos de démontage d’antennes-relais des réseaux de téléphonie mobile. Ce n’a pas été le cas pour l’exploitation des gaz de schiste. Il y a là une faille majeure dans le processus décisionnel qui préside aux choix stratégiques en matière de politique énergétique.
Avec l’épisode des « gaz de schiste », c’est notre démocratie qui a mal fonctionné. La mobilisation citoyenne a permis de corriger certaines erreurs, même s’il est à déplorer qu’une telle énergie et autant de temps aient été nécessaires pour cela. Le fait que ce problème reste aujourd’hui encore irrésolu, malgré les dernières annonces gouvernementales d’abrogation de certains permis d’exploration, démontre que nous sommes encore loin d’avoir comblé les failles révélées par cette affaire.
Les positions exprimées par les divers groupes politiques sur la question des gaz de schiste sont, à mon sens, révélatrices de leur détermination à conduire la transition énergétique qui est aujourd’hui une nécessité absolue. La transition énergétique, rappelons-le, est le passage d’un modèle basé à 80 % sur l’exploitation des énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz) vers un nouveau bouquet énergétique dans lequel les énergies non-carbonées seront dominantes. Au lieu de chercher de nouvelles énergies fossiles, il serait plus judicieux d’investir massivement dans les énergies propres. Pour le permis de Montélimar, Total s’engageait à investir plus de 37 millions d’euros : une telle somme aurait été bien mieux investie dans le développement des énergies renouvelables !